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Chapitre 30

30

Postée devant sa fenêtre, contemplant le flot à nouveau régulier de la foule qui entrait en sortait du Grand Magasin, la vieille dame ne pouvait se défaire d’une nostalgie tenace. Elle avait bien essayé de reprendre ses habitudes : café avec son fils le matin, courses et exploration dans le Grand Magasin, discussions aimables et futiles avec Jacques à l’accueil. Mais les choses avaient un goût fade et l’enthousiasme n’y était plus.

– Magda, que se passe-t-il ? lui avait demandé Jacques pas plus tard que ce matin en la voyant se traîner vers le comptoir de l’accueil. Vous semblez triste.

– Je ne sais pas, Jacques, avait-elle répondu. Quelque chose dans l’air me fait me sentir vieille. Je suis lasse de tout.

– Ce doit être l’arrivée de l’hiver, avait répondu philosophiquement le jeune homme. J’ai entendu dire que beaucoup de personnes ont un petit coup de blues avec le manque de lumière, les journées courtes et le froid.

La vieille dame avait hoché distraitement la tête, sans vraiment y croire. Elle avait vécu de nombreux hivers. Aucun ne l’avait marquée comme celui-ci. Peut-être est-ce le temps que ce soit le dernier, se disait-elle de plus en plus souvent.

– Vous savez pas la bonne nouvelle ? avait poursuivi le jeune homme dans une tentative de détourner son attention de ses pensées moroses. J’ai été admis à l’université de Montare. Une des plus prestigieuses de la région ! il faut dire que votre fils à rédigé une lettre de recommandation incroyable pour moi après le succès de la Grande Marche, je lui dois une fière chandelle.

– Je ne vous verrai plus, alors ? s’attrista la vieille dame.

– Mais si ! je ne pars que dans six mois. Et je reviendrai chaque vacance travailler ici pour financer mes études. Je ne serai pas loin.

Tous les deux savaient que ce genre de promesse ne sert qu’à masquer une rupture inévitable. La vieille dame avait félicité chaleureusement Jacques. Lui avait souri bravement et tenté de ne pas montrer son impatience de se retrouver, dans un semestre, au milieu du campus d’une vraie ville, occupé à des affaires ô combien plus importantes que le Grand Magasin et la vieille amie du coin de la rue.

En prenant le café avec son fils ce matin, la vieille dame lui avait demandé, l’air de rien :

– As-tu des nouvelles du parc ?

– Maman ! Cette histoire est finie, n’y pense plus. Tu as vu le parc, les créatures s’y sont installées sans une protestation. Elles y sont sûrement très heureuses. Il faut les laisser tranquilles maintenant. Elles le méritent bien. Et Tribom aussi, il est temps de passer à autre chose.

La vieille dame avait compris que le sujet n’était plus à aborder. Personne d’ailleurs ne semblait plus parler des créatures et des aventures qui avaient secoué la ville pendant les derniers mois. Comme si jamais rien ne s’était passé. Comme s’il fallait oublier très vite, complètement, ces étranges êtres dont on ne savait finalement toujours rien. Et dont on ne voulait rien savoir. Même la Gazette de Tribom, qui avait été si prompte à faire sa une sur le sujet, n’avait plus fait la moindre allusion. Peut-être était-ce parce que la jeune journaliste qui avait mené les campagnes, Sandra Quelque Chose, se souvenait la vieille dame, avait disparu de la rédaction. Elle ne voyait en tout cas plus aucun texte signé de sa plume depuis de nombreux jours. A sa place, un certain Charlie publiait des articles banals, mais sympathiques sur les mille petites affaires de la ville. Sa plume ne valait pas celle de sa récente collègue, mais faisait moins de remous. En tout cas il semblait apprécié puisque ses textes faisaient régulièrement la une.

Magda ne parvenait pas à retrouver ce calme qui semblait revenir naturellement et rapidement à tous ses semblables. Elle rejouait en boucle dans sa tête le départ du cortège des créatures qu’elle avait observé de son salon, ayant refusé de suivre, même en taxi, son fils dans cette Grande Marche étrange. Elle n’avait pas eu le cœur à cette fausse fête. Elle se demandait maintenant sans cesse comment les créatures se débrouillaient là-bas, seules dans leur enclos.

Un matin, n’y tenant plus, elle avait chaussé ses baskets comme neuves, mis des bas épais sous son éternelle jupe mi-longue et enveloppé son corps frêle d’un grand manteau d’hiver. Elle n’avait pas oublié son écharpe cette fois. Dehors, le soleil brillait, mais l’air était mordant et, au sol, des plaques de glace luisaient sous les rayons du matin.

Elle avait appelé un taxi et attendu patiemment qu’il arrive. Au chauffeur, un petit homme sans âge au crâne dégarni, elle avait dit : « A la réserve des créatures, s’il vous plaît ». Il avait regardé suspicieusement dans son rétroviseur, pour voir si c’était une mauvaise blague ou s’il avait affaire à une folle. Mais Magda attendait, digne, sur la banquette arrière et elle avait payé d’avance. Il avait donc pris la direction demandée.

Le trajet avait pris presque une heure. Plus long que lorsqu’elle avait été avec son fils, car le taxi avait dû retourner deux fois sur ses pas pour trouver la bonne route. Finalement, la voiture jaune s’était arrêtée au bout de la route, face à la palissade de bois brut. La vieille dame était sortie de la voiture et s’était approchée à pas lents.

Pas un bruit ne parvenait de l’intérieur du parc. Elle avait jeté un coup d’œil en arrière pour s’assurer que le chauffeur ne filerait pas en douce, puis, prenant son courage à deux mains, elle avait poussé de tout son poids sur la porte du parc. Cette dernière n’était pas fermée, comme l’avaient promis son fils et le Maire, et s’était ouverte sans un grincement, en tournant sur ses gonds neufs et huilés.

Magda avait regardé la porte s’ouvrir, puis au-delà, le parc que gardait la porte. Ecarquillant les yeux, elle n’avait pas pu retenir un petit cri de surprise. A perte de vue, comme semés au vent, de jeunes arbres étiraient leurs corps fins vers le ciel. Les branches souples, le tronc rugueux. Sur leur écorce, des lambeaux de tissu se balançaient au gré du vent.

Dans un éclair, sans qu’une parole ne soit nécessaire, Magda comprit. Les créatures avaient pris racine et s’étaient transformées, immobiles, en belles plantes verdoyantes. Leurs yeux immenses s’étaient enfin fermés. Leurs corps s’étaient redressés. Leurs bras, tendus vers le ciel, s’étaient couverts de branches et de feuilles au nervures délicates. Défiant le vent et le froid, les feuillages bruissaient dans le vent d’automne.

Remontant dans le taxi silencieusement, comme engourdie de trop de sentiment, la vieille dame rentra chez elle. Elle ne parla pas de sa découverte à son fils. Il ne la croirait pas de toute façon. Personne ne prendrait la peine d’aller voir. Les gens penseraient qu’elles étaient parties ailleurs. Les créatures, déjà, étaient oubliées. Elles n’existaient plus pour la paisible population de Tribom. Mais Magda, elle, savait la vérité.

La nature avait su trouver une place aux créatures. Une place que les hommes n’avaient pas su leur donner.

Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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