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Chapitre 27

27

Mike veillait une fois de plus bien plus tard que de raison dans la rédaction désertée de la Gazette. Il relisait pour la centième fois l’article que Sandra lui avait rapporté de son interview avec le Directeur du Grand Magasin. Ce serait encore un succès, aucun doute. Mais le talent de sa jeune stagiaire le rendait un peu triste ce soir. Car, comme elle lui avait expliqué gentiment, avec beaucoup de mots confus, comme on tente de noyer un malheur sous une avalanche de mots creux :

– Tu sais, Mike je t’apprécie vraiment. Mais ma carrière est plus importante et nous deux ensemble ça va pas avec nous deux collègues, tu comprends ?

Il avait bien compris. Il avait tenté de cacher sa déception, se répétant qu’il le savait depuis le début. Qu’il devait déjà être content de ce qu’ils avaient partagé. Que de toute façon elle ne serait jamais restée à Tribom une fois son stage terminé, car un avenir bien plus grand l’attendait. N’empêche que son cœur s’était serré et que maintenant il ressassait inlassablement, se demandant ce qu’il aurait dû ou pu faire différemment. Ce qu’aurait pu donner une vraie relation avec la jeune femme. Est-ce qu’elle aurait réussi à le faire sortir de cette ville à laquelle il avait lié sa vie ? Est-ce qu’il aurait eu la force, sa main dans la sienne, de découvrir de nouveaux horizons ?

Il secoua la tête doucement. « Autant te rendre à l’évidence, mon vieux. Tu es coincé à la Gazette de Tribom pour la vie, avec Charlie ton fidèle assisant et Gérard ton copain d’apéro. Autant t’y faire. » Il sourit au son de ses pensées, et à son dramatisme. Après tout, la vie était encore longue. Et si un supermarché de Tribom pouvait tenir en alerte toute la ville pendant des semaines, qui peut dire ce que lui réserverait l’avenir ? Résigné, mais soulagé également, il relut une dernière fois la une de l’édition du lendemain.

 

Tribom Gazette

Vendredi 30 septembre

UN PAYS POUR LES CRÉATURES DE NULLE PART

Texte et photo : Sandra Brilot

M. Bartan, Directeur du Grand Magasin, fait don d’un terrain aménagé de dix-huit kilomètres carrés pour accueillir les créatures qui errent en ville. Un geste généreux et inattendu.

 

Rédaction : M. Bartan, quel est ce nouveau projet qui a séduit à l’unanimité les officiels de la ville ?

M. Bartan : Il s’agit simplement d’offrir un chez-soi à ces créatures. Un endroit où elles puissent se retrouver et vivre paisiblement entre elles, sans crainte d’une certaine frange de la population malheureusement hostile à leur présence.

Rédaction : Comment allez-vous faire cela concrètement ?

M. Bartan : Le Grand Magasin a acquis, l’année dernière, un terrain de dix-huit kilomètres carrés sur lequel nous pensions construire de nouveaux hangars pour notre stock. Ce terrain, en pleine campagne, loin des axes routiers, a été réaffecté d’un commun d’accord avec nos actionnaires et la ville pour accueillir les créatures qui y seront déplacées au plus vite.

Rédaction : C’est un geste très généreux. Quel bénéfice en retirez-vous ?

M. Bartan : Quoi qu’en disent les mauvaises langues, le Grand Magasin est avant tout une histoire humaine de partage et de transmission des valeurs. C’est au nom de ces valeurs que le comité et moi-même avons décidé d’offrir ce terrain. Une main tendue à nos citoyens et aux créatures.

Rédaction : Et pensez-vous que les créatures resteront dans ce « parc » ? Accepteront-elles d’y aller ?

M. Bartan : Nous savons tous que ces créatures, hautement pacifiques, n’opposent aucune résistance tant qu’elles ont accès à la lumière du jour. Nous allons donc simplement les escorter jusqu’au terrain, puis les y maintenir grâce à une barrière. Mais je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une prison. La porte restera ouverte. Si elles veulent sortir, personne ne les en empêchera.

Rédaction : Et comment se fera le déplacement ?

M. Bartan : Nous allons constituer un grand cortège, tout simplement, puisque les créatures refusent d’entrer dans des cars ou des véhicules fermés et qu’il fait trop froid pour une remorque à ciel ouvert. Le Maire, ainsi que moi-même, nous ferons personnellement le trajet à pied pour guider les créatures jusqu’à leur nouvelle demeure. J’en profite d’ailleurs pour inviter tout le monde à rejoindre cette Grande Marche et à nous aider à accomplir ensemble ce geste de paix : montrer le chemin de leur nouveau pays aux créatures. La marche aura lieu ce samedi. Le départ est prévu pour huit heures devant le Grand Magasin. Que chacun attrape par le bras une ou deux créatures et vienne se joindre à notre cortège ! Vous trouverez toutes les informations nécessaires au stand d’accueil du Grand Magasin. N’hésitez pas à venir demander des détails à nos employés.

Rédaction : C’est un beau projet, on ne peut que saluer votre geste. Le grand magasin s’est même engagé à sponsoriser cet événement si je ne me trompe pas ?

M. Bartan : C’est exact ! Chaque accompagnateur peut se faire sponsoriser pour les kilomètres parcourus selon un système de point par kilomètre. Les donateurs décident d’offrir, par exemple, cinq points par kilomètre parcouru à la personne de leur choix. Ils consignent leur promesse auprès de notre bureau d’accueil qui ouvrira un compte pour chaque participant et y comptabilisera les points obtenus. Ces points seront convertis dès la fin de la Grande Marche en bons, valables dans tous les commerces du Grand Magasin. Ainsi, ceux qui ne peuvent pas participer physiquement à la Grande Marche ont l’occasion d’apporter leur contribution. Et les marcheurs seront récompensés de leurs efforts. Cet événement sera une grande fête ! Nous vous invitons à venir nombreux marcher et sponsoriser les marcheurs.

Rédaction : Une belle journée en perspective, indéniablement ! Mais une dernière précision, ces bons ne seront pas offerts gratuitement, n’est-ce pas ? Les sponsors devront les régler auprès du Grand Magasin ?

M. Bartan : Evidemment, nous prenons la charge de l’organisation et nous offrons le terrain, nous ne pouvons pas en plus distribuer à tout vent des bons-cadeaux (rires).

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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