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Chapitre 21

21

Ce n’est pas en lisant le journal que Magda avait appris la libération des créatures. Elle n’avait pas eu besoin des phrases prémâchées de son fils et de sa fausse bonne foi. Le journal reposait d’ailleurs intact sur sa table à manger, à côté d’un café refroidi qu’elle n’avait pas eu le courage d’avaler.

La vieille dame s’était levée ce matin comme tous les autres. Elle avait enfilé ses pantoufles doublées de laine et réchauffé l’eau de la bouilloire pour se verser un long café léger. Le rituel était immuable. Puis, une tasse fumante dans la main droite, la gauche en équilibre s’appuyant légèrement sur les meubles qu’elle croisait au passage, elle se dirigeait vers la fenêtre de son salon. Là, elle tirait sur le cordon soyeux de ses lourds rideaux pour faire entrer la lumière du jour dans la pièce encore endormie. Qu’il brille ou qu’il soit caché par des nuages, le soleil réussissait toujours à réveiller chaque recoin touché par ses rayons. La vieille dame, comme un tournesol mille fois ressuscité, relevait la tête et baignait son visage fripé dans la lumière matinale. Magda jetait ensuite immanquablement un coup d’œil à la rue en contrebas et à la vitrine du Grand magasin. Il y avait toujours quelque chose à voir, quelle que soit l’heure, et elle aimait siroter son café en regardant défiler les passants sur le trottoir.

Ce matin, pourtant, il s’en fallut de peu que la vieille femme ne fasse une crise cardiaque en découvrant le spectacle de la rue. Devant la vitrine du Grand Magasin, plantées sur leurs jambes trop longues, flottant au gré du vent comme des épouvantails de chiffon, les créatures peuplaient le trottoir. Elles n’étaient plus derrière la vitrine. Elles étaient devant. Libérées. Plus de barrière de verre, plus de cage dorée. Juste ces grands êtres en pleine ville, libres et sans surveillance.

– Mon Dieu…, murmura la vieille femme dans un souffle.

Elle plaqua sa main ridée sur ses lèvres entrouverte et écarquilla les yeux au point de les faire pleurer. Elle resta plusieurs minutes immobile, ne réalisant pas ce qui se passait, n’arrivant pas à formuler de pensée cohérente. Dans sa tête, les créatures, la vitrine, son fils, tournoyaient et s’entremêlaient. Un tourbillon d’images confuses qui refusaient obstinément de former un scénario concret. Un amas de sentiment, de peur et d’incompréhension.

Il fallut l’arrivée d’une passante habillée d’un grand pardessus vert pomme pour la sortir de sa torpeur. La femme, visiblement hésitante, semblait vouloir à la fois traverser le trottoir pour rejoindre l’entrée du Grand Magasin, et fuir en prenant ses jambes à son cou devant les créatures libérées. Magda assista de la fenêtre de son salon à une démonstration de détermination et de courage comme elle n’en avait plus vu depuis des années. La femme, ayant visiblement décidé de ne pas se laisser détourner par ces créatures, toutes étranges qu’elles soient, avait finalement traversé la rue. Se retrouvant sur le trottoir en face, à quelques pas de la première créature, elle avait eu à peine une seconde d’hésitation avant de se remettre en marche la tête haute, l’œil vigilant, et de passer au milieu de la foule immobile pour atteindre, saine et sauve, la porte du Grand Magasin. Elle s’était alors retournée pour toiser, comme par défi, les créatures indifférentes, et était entrée dans le bâtiment.

Magda se secoua alors et se rapprocha de la fenêtre. En somme, pensa-t-elle, elles ne font rien de mal. Pas de quoi s’affoler.

Mais le café n’avait pas pu être bu, le beurre et le pain de sa tartine matinale étaient restés chacun dans leur coin. La vieille dame était troublée par le retournement de situation qui avait mis les créatures du magasin hors de la vitrine. C’est à ce moment qu’elle avait posé les yeux sur le journal qui attendait patiemment et dont le gros titre s’étalait : Les créatures envahissent la ville !

Elle décida d’éclaircir autant que possible cette affaire afin de mettre de l’ordre dans ses pensées et se mit à lire, sans même prendre la peine de s’asseoir, la brève interview de son fils qui faisait la une. Arrivée au terme de l’article, elle eut un sourire amer :

– Martin, Martin, mon fils. Tu sauras décidément toujours retomber sur tes pattes…, murmura-t-elle en dévisageant la photo de l’intéressé qui souriait, calme et solide, dans un encadré noir-blanc. Mais à trop tomber, tu vas finir par te faire mal…

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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