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Chapitre 29

29

La Grande Marche avait été un véritable succès. Hubert Ruquier se félicitait d’avoir accepté, malgré de solides hésitations, de joindre son nom à ce projet hors normes. Après avoir craint que la population de Tribom se révolte à l’idée de parquer les créatures dans un enclos de verdure, il avait été étonné de voir l’enthousiasme de ses concitoyens.

Comme des bergers consciencieux, ils avaient rapatrié en un joyeux brouhaha les centaines de créatures éparpillées aux quatre coins de la ville. Hommes et femmes, habillés de tenues sportives flambant neuves. Des familles équipées de poussettes tout terrain. Des délégués d’associations profitant de l’occasion pour se faire un peu de pub. Et, surtout, les étudiants employés du Grand Magasin qui, sous la conduite efficace et dynamique de Jacques, avaient ratissé les moindres rues et ruelles pour ramener les dernières brebis égarées.

Tout ce monde s’était mis en rang dans la rue centrale, bloquée à la circulation pour l’occasion, et avait attendu avec impatience que le cortège se mette en route. Il avait fallu deux bonnes heures pour que la marche commence. Le soleil pointait ses premiers rayons radieux de derrière les nuages lorsque le Maire, secondé par M. Bartan, avait donné le signal de départ.

Ceux qui n’avaient pas pu, ou pas voulu, participer à la Grande Marche étaient perchés aux fenêtres ou alignés le long du trottoir pour voir passer cette étrange procession. Les groupes de défense citoyenne, ne trouvant rien à combattre au vu de l’habituelle passivité des créatures, regardaient d’un œil morne filer leur raison d’être. Les êtres, menés avec une étrange délicatesse par leurs gardiens improvisés, s’étaient laissé faire, suivant de leur démarche aérienne la rivière humaine qui s’était mise en marche.

La marche avait été longue. Il avait fallu la journée entière pour avaler la quinzaine de kilomètres qui séparaient le centre de Tribom de la réserve. Les familles avaient pique-niqué plusieurs fois en chemin, sortant chips et sandwichs d’emballages colorés. Les enfants, nullement effrayés par leurs compagnons de route, avaient essayé de partager leurs vivres avec les créatures. Mais à leur plus grand désarroi, ces dernières n’avaient pas daigné goûter la moindre bouchée, que ce soit carotte, salami ou chocolat. Elles se contentaient de s’arrêter lorsqu’elles cessaient d’être tractées par leurs guide, restant plantées sur leurs jambes trop longues, se balançant dans le vent.

Lorsque la queue du cortège avait enfin atteint l’enclos, les premiers arrivants avaient quitté depuis longtemps les lieux. Le Maire et le Directeur, ayant décidé de ne pas faire les choses à moitié, avaient affrété de grands bus publics pour ramener, gratuitement, les participants épuisés à Tribom. Les citoyens avaient pénétré dans l’enclos, chacun avec sa créature, jugeant au passage de la beauté et de la grandeur de l’espace offert. Ils avaient choisi une place pour leur créature presque amoureusement, avec soin. Ils s’étaient attachés au cours du chemin à leur compagnon de fortune, remarquant quelques différences entre eux, repérant les singularités de certains. Beaucoup leur avaient même offert, au moment de la séparation, un bonnet, une veste ou des couvertures en prévision de l’hiver qui s’annonçait rude. Ils n’arrivaient pas à imaginer que, tout étranges qu’elles soient, les créatures restent insensibles au froid, au vent, à la neige et à la pluie qui ne manqueraient pas de s’abattre sur elles, sans un toit sur leur tête pour les protéger. Les créatures n’avaient pas réagi, Hubert Ruquier en était presque soulagé. Pas un mouvement de tête, un regard ou un geste qui auraient fait penser qu’elles comprenaient ce qui se passait autour d’elles. Qu’elles appréciaient ou se fâchaient de toutes ces attentions subites. Il n’aurait plus manqué qu’elles se réveillent tout à coup et mettent le chaos dans ce plan qui se déroulait à merveille, s’était dit le Maire, retenant son souffle jusqu’à ce que le dernier de ses citoyens ait quitté l’enclos.

Une fois tout le monde embarqué dans le dernier car jaune et blanc, une fois la porte refermée sur les créatures immobiles, Hubert avait poussé un long soupir de soulagement et, regardant son vieux compère, avait décrété :

– Martin, j’espère que cela clôt ce chapitre troublé de la vie de notre paisible Tribom.

Martin Bartan n’avait rien répondu, mais n’en pensait pas moins. Sans même un dernier regard pour le pays qu’il avait créé de toutes pièces entre ces quatre murs de bois pour des créatures dont il se sentait parfois le créateur, il posa un pied ferme sur le marchepied du car et fit signe au chauffeur de les ramener enfin chez eux.

Après cette journée, il avait flotté comme une ambiance de fête dans la ville, les créatures absentes laissant place à une foule qui entendait bien reconquérir sa ville. Les rues ne désemplissaient pas. Le Grand Magasin avait ouvert pour quelques semaines un bar à café et à vin chaud devant sa vitrine « en cours d’aménagement » comme l’annonçait un immense panneau artistiquement penché. Les rassemblements festifs étaient encouragés à grands renforts de musiques et de lumières. C’était Noël avant l’heure. Hubert Ruquier, rendant visite à Martin Bartan dans son antre, l’avait trouvé heureux comme il l’avait rarement vu.

– Les ventes remontent en flèche ! avait jubilé le Directeur, les yeux pétillants.

Partout flottait une bonne humeur sincère et contagieuse. La Maire en profitait pour serrer les mains et parler des projets de son prochain mandat. Tout rentrait dans l’ordre.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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