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Chapitre 22

22

– Miss Line ! hurla le Maire Ruquier à travers son bureau. Miss Line, pouvez-vous venir s’il vous plaît ?

Aussitôt dit, aussitôt fait. A peine avait-il fini sa phrase qu’il entendit le cliquetis régulier des talons hauts de sa dévouée assistante se rapprocher de son bureau.

– Oui, Monsieur le Maire ?

La jeune femme à l’éternel tailleur gris apparut dans le cadre de la porte et prit une pause d’attente polie. Le Maire Ruquier, avachi dans son grand fauteuil, l’œil hagard et la cravate de travers, se serait écroulé pour de bon s’il n’avait pas eu sa Miss Line sur qui compter.

– Combien sont-elles maintenant ? demanda-t-il d’une voix éteinte.

– Cinquante-deux aux dernières nouvelles, Monsieur le Maire, répondit sa secrétaire d’une voix de standardiste. Mais il devient difficile de les compter. Elles se dispersent dans la ville et se ressemblent toutes. Sans une personne spécialement dédiée à cette tâche, le recensement n’est pas aisé.

Le Maire pâlit à l’énonciation du chiffre et ne prêta pas l’oreille à la suite. Cinquante-deux. Dans la vitrine, elles étaient vingt-deux. Une fois relâchées, elles avaient continué à proliférer. Trois jours à peine après leur « fin d’engagement », elles étaient cinquante-deux. La multiplication, tant qu’elle était restée à l’intérieur de la vitrine du Grand Magasin, n’avait posé aucun problème à la ville. Un peu de crainte, beaucoup de curiosité, mais finalement, le mal était resté consigné dans une zone bien délimitée. Maintenant que les créatures avaient été relâchées, le problème, loin de disparaître, était devenu public. En tant que Maire, Hubert Ruquier était tenu d’agir pour rétablir l’ordre de sa petite ville.

La menace de l’invasion avait réveillé l’esprit combattant de l’élu depuis longtemps bercé par sa routine. Il était temps d’agir et de se montrer digne de la confiance sans cesse renouvelée que les citoyens de Tribom plaçaient en lui !

– Miss Line, avez-vous pu atteindre M. Bartan ?

– Non, Monsieur le Maire. M. Bartan reste injoignable pour le moment. Je suis en contact permanant avec sa secrétaire, mais il ne souhaite apparemment rien communiquer pour le moment.

Hubert Ruquier poussa un long soupir de mécontentement. Il ne comprenait pas que le responsable de ce fiasco ne se montre pas plus préoccupé par les conséquences de ses actes. Depuis la remise en liberté des créatures et son interview dans la presse, toute la ville ne parlait plus que de cela. Dans les cafés, dans les rues et, surtout par coups de téléphone interposés. Car si les citoyens se montraient pour le moment relativement tolérants, attendant certainement de voir où tournerait le vent, ils n’en restaient pas moins un peu effrayés de savoir les créatures en liberté à deux pas de chez eux. Plusieurs n’osaient déjà plus sortir, craignant une attaque ou toute autre bêtise. Le Maire, ou du moins ses secrétaires, croulaient sous les coups de fils alarmés de ses concitoyens. « Monsieur le Maire, qu’allez-vous faire pour ces créatures ? La ville va-t-elle mettre en place une politique d’accueil ou livrer simplement ces êtres à leur sort dans nos rues ? Que répondez-vous à ceux qui s’organisent déjà en polices citoyennes pour monter la garde ? » La journaliste de la Gazette de Tribom ne le lâchait plus. Elle envoyait des e-mails en permanence et c’est uniquement grâce à la sécurité de l’immeuble qu’elle n’avait pas déjà entrepris un sitting dans sa salle d’attente en exigeant des réponses.

Ainsi, la ville couvait une vilaine fièvre que le Maire sentait enfler jour après jour. N’allait-elle pas finir par contaminer tout le monde et tourner en véritable épidémie ? Lui-même n’était pas à l’aise de savoir que dehors, dans ses rues, les créatures étranges se multipliaient de manière incontrôlée. Finiraient-elles par s’agiter, s’organiser, prendre la ville ? Les scénarios les plus fous défilaient dans son esprit. Lui d’ordinaire si calme ne pouvait plus s’endormir sans fermer à triple tour les verrous de sa porte d’entrée.

Ce matin encore, il avait renoncé à venir à pied à son bureau et appelé un taxi pour qu’il puisse effectuer en toute sécurité les quelques centaines de mètres qui séparaient sa maison de son lieu de travail. Cette situation était absurde. D’autant plus que les créatures, sauf à se multiplier à un rythme constant, ne faisaient rien qui justifiât une telle méfiance. Elles se contentaient de rester plantées sur leurs grandes jambes, comme toujours, et de fixer de leurs grands yeux vides un horizon invisible.

– Miss Line, reprit-il d’une voix qu’il tenta avec quelque succès de maîtriser. Qu’en est-il du comportement de nos citoyens face aux créatures ?

La jeune femme, imperturbable, consulta un des nombreux papiers clippés à son éternel porte-documents.

– De manière générale, tout se passe bien, Monsieur le Maire. On nous a rapporté certains incidents minimes, mais rien de grave.

– Quel genre d’incident ?

La femme tourna les pages jusqu’à atteindre un rapport au logo officiel de la police de la ville.

– Eh bien, un Monsieur Fourru a rapporté avoir vu son voisin tenter de s’emparer d’une créature et de l’emmener chez lui. L’intéressé aurait conduit sa victime jusqu’à l’entrée de son immeuble en la tirant par le bras. La créature n’opposait apparemment aucune résistance. Mais lorsqu’il a voulu la faire entrer dans le bâtiment, celle-ci s’est figée et il n’a plus pu la faire avancer d’un pas.

– Hmmm… fut tout ce que répondit Hubert Ruquier.

–  Plusieurs incidents du même genre ont été rapportés dans divers lieux. Que ce soit des privés ou des commerçants peu scrupuleux, plusieurs personnes ont tenté de s’approprier une ou plusieurs créatures.

– Mais pourquoi donc voudraient-ils faire cela ? s’exclama le Maire.

Miss Line leva la tête de ses papiers pour voir si la question lui était réellement posée. Estimant qu’il s’agissait plutôt d’une pensée émise à voix haute, et qu’elle ne nécessitait donc pas de réponse, elle poursuivit :

– A chaque tentative, le résultat a été le même. Les créatures ont suivi docilement les personnes jusqu’à la porte d’entrée, mais se sont arrêtées net, refusant de passer à l’intérieur des bâtiments. D’où le fait qu’elles sont à présent dispersées dans toute la ville. Les gens ont abandonné et ne se sont pas donné la peine de les ramener là où ils les avaient prises.

Le Maire ne sut s’il devait être soulagé ou non de savoir qu’aucun citoyen n’abritait ces nouveaux venus encombrants. C’était certes une bonne chose que ces créatures ne deviennent pas une sorte de propriété privée, mais il n’en résultait pas moins qu’elles étaient maintenant disséminées aux quatre coins de la ville et se reproduisaient d’autant plus qu’elles semblaient avoir plus d’espace à disposition.

– Bien, d’autres incidents à signaler ? demanda encore Hubert à sa secrétaire, espérant de toutes ses forces qu’il n’en serait rien.

La femme fouilla à nouveau dans ses papiers et, sans prêter la moindre attention à l’éclair de détresse qui passa dans les yeux de son patron, répondit :

– Nous avons le problème des groupes de défense citoyenne qui semble s’accentuer. Même si aucun incident n’a été signalé jusqu’à présent, la police nous a prévenus qu’elle avait eu vent de plusieurs réunions plus ou moins formelles de groupes de citoyens. Ces derniers semblent s’organiser sous la bannière « Chez moi, pas de ça » et se prépareraient à agir contre les créatures.

Dans la tête du Maire Ruquier, des scènes de guerre civile se mirent à défiler. Il s’imaginait déjà les barricades, les jets de pierre et le massacre de dizaines de créatures pacifistes. A moins que celles-ci ne se réveillent et répondent à la violence par la violence, ce qui mènerait à une guérilla urbaine macabre. Hubert Ruquier, Maire paisible d’une ville sans conflit depuis des dizaines d’années, ne pouvait pas laisser une telle tragédie se passer ! Les joues virant au rouge, les lèvres pincées et les sourcils froncés, il annonça fermement :

– Miss Line, annulez tous mes rendez-vous et dites à M. Bartan que je l’attends dans mon bureau au plus vite ! Je me fiche de savoir combien de secrétaires vous devrez harceler pour l’atteindre ou si je me mets à dos cet homme pour les vingt prochaines vies, dites-lui que je l’attends et qu’il a obligation de se présenter à mon bureau aujourd’hui même !

Miss Line qui n’avait jamais vu son chef dans une telle fureur se retourna sans dire un mot, mais avec un délicieux frisson d’excitation. Elle aimait sentir le réveil d’un homme de pouvoir depuis trop longtemps endormi. Elle décrocha le téléphone et composa de mémoire le numéro de la secrétaire de M. Bartan tout en songeant qu’il serait temps qu’elle prenne soin de son célibat qui menaçait de devenir éternel.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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