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Chapitre 14

14

Deux semaines après le lancement de la campagne qui aurait dû faire entrer le Grand Magasin dans les annales de l’histoire du marketing, Martin attendait en faisant les cent pas dans son bureau que Katie se présente à sa convocation. La situation dégénérait complètement et il avait bien l’intention de réclamer à la jeune femme la fin immédiate de cette campagne qui tournait au désastre.

Non contentes de se multiplier au point d’emplir presque tout l’espace derrière la vitrine, les créatures effrayaient désormais les passants par leur simple présence et, pis encore, éloignaient les clients de son magasin. Les ventes, qui avaient décollé lors du lancement de la campagne, étaient retombées comme un soufflé raté. Les clients qui avaient cru si bien faire au début en achetant à tort et à travers tout ce qui se présentait sous leur nez n’avaient pas tardé à déchanter. Les créatures restaient tellement indifférentes à ce déploiement de générosité, ne montrant aucun signe d’encouragement ou de gratitude, qu’ils s’étaient vite sentis inutiles et un peu stupides. Ils avaient regardé d’un œil critique les montagnes de nourriture et d’objets remplissant leurs frigos et leurs salons. Certains avaient même essayé de venir se faire rembourser leurs achats. Martin Bartan ne pouvait tolérer un tel retournement de situation.

Les clients n’étaient pas les seuls à poser problème au Directeur. Hier encore, la secrétaire du Maire Ruquier l’avait appelé d’une voix sèche pour décommander leur habituel repas du jeudi. Hubert Ruquier, qui prenait d’habitude grand soin de rester en bons termes avec lui, prétextait à présent un impératif familial, mais Martin savait bien la raison de ce faux bon. Le Maire, soucieux de sa popularité, ne voulait pas prendre le risque d’être vu avec celui qui, pour le moment, jouait les trouble-fête. Après la une qu’il avait faite dans les premiers jours de la campagne, Martin Bartan était associé solidement aux créatures, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire.

Il avait bien tenté de rediriger une partie de cette popularité sur Katie, mais la jeune femme était encore inconnue alors que lui portait l’image du commerce depuis des décennies. Un revers de succès plutôt difficile à gérer. D’autant plus que la jeune journalise à qui il devait les feux de la rampe ne cessait depuis quelques jours de revenir à la charge. Elle harcelait de coups de fil sa secrétaire, réclamant une nouvelle interview pour débattre du sujet de la multiplication des créatures. Jusqu’à maintenant, Martin avait esquivé et reporté cette rencontre, invoquant des rendez-vous, des séances ou toute autre occupation. Mais il savait bien que s’il tardait trop à donner sa version des faits, la journaliste se passerait de lui pour rédiger un article qui finirait de le couler. Il devait donc dès maintenant établir une solution au problème, avoir quelque chose à présenter afin de faire cesser cet enfer. Et il comptait bien que Katie prenne les choses en mains et le sorte du pétrin dans lequel elle l’avait fourré.

Deux petits coups hésitants firent résonner le bois massif et verni de la porte du bureau du Directeur.

– Entrez ! cria-t-il.
Une tignasse bouclée et deux yeux interrogateurs passèrent comme à regret par la porte à peine entrouverte.

– Vous m’avez appelée, Monsieur Bartan ? demanda Katie d’une voix qui se voulait innocente.

La grande jeune femme, d’ordinaire dynamique et extravertie, semblait vouloir se faire aussi petite que possible. Il était clair qu’elle aurait aimé être n’importe où ailleurs que dans le bureau du Directeur qui, elle le savait bien, allait lui passer un savon.

– Katie, entrez et fermez la porte je vous prie, répondit Martin, coupant court aux rêves de fuite de la jeune femme.

Katie se résigna, inspira profondément et se redressa pour faire front. Elle entra d’un pas ferme et décidé dans le bureau de son supérieur. Sachant ce qui l’attendait, elle préféra prendre les devants. La porte n’était pas encore fermée qu’elle avait avancé jusqu’au milieu de la pièce et qu’elle toisait de toute sa hauteur l’homme assis dans son fauteuil, comme pour le défier.

Déstabilisé par le revirement de situation et la présence vibrante et imposante de sa publiciste en chef, Martin entama d’une voix incertaine :

– Katie, comme allez-vous ?
Il s’en voulut aussitôt de paraître si faible et, pour donner le change, il se leva de son fauteuil et fit face à la jeune femme. Il s’était promis d’abattre une tempête sur la tête de celle qui l’avait englué dans ce scandale et voilà qu’il fléchissait déjà.

Les lèvres serrées, attendant la suite, Katie ne baissa pas sa garde et ne daigna pas répondre. Martin se racla la gorge pour se donner du courage et lança d’une voix qu’il aurait aimée plus sévère :

– Katie, il faut que vous fassiez quelque chose au sujet des créatures de votre campagne ! Pourquoi se multiplient-elles ? Il faut que cela cesse immédiatement !
La voix du Directeur avait légèrement tremblé, menaçant de se terminer dans un cri aigu. Il avait l’air tellement perdu et bouleversé que Katie en eut presque pitié. Un peu plus et elle l’aurait pris dans ses bras pour le consoler, comme on fait avec un enfant désappointé. Mais la professionnelle savait mieux que ça gérer les conséquences de ses actions. Elle répliqua donc d’un ton calme et égal, qui contrastait avec l’agitation de son patron :

– Je ne sais pas ce qui se passe, Monsieur le Directeur. Les créatures, on ne peut avoir aucune emprise dessus. Elles sont complètement autonomes. Je ne peux pas plus contrôler leur multiplication que leurs pensées.

Devant tant de nonchalance et d’indifférence, Martin Bartan vit rouge. Que Katie ne sache pas que faire, il pouvait le concevoir. Qu’elle essaye de rejeter la faute sur les créatures, sur son patron ou sur toute autre personne, c’était normal. Mais qu’elle se fiche complètement des conséquences désastreuses de ses actions sur le Grand Magasin et ses clients ? Il ne put en tolérer plus et, toute trace de timidité ou d’incertitude effacée, il gronda d’une voix menaçante :

– Katie, je me fiche des moyens employés, mais faites que cela cesse ! Je veux que le calme se rétablisse au Grand Magasin et que mes clients reviennent. Annulez la campagne, remettez ces créatures où vous les avez trouvées et qu’on n’en parle plus ! je vous rappelle que j’ai annoncé publiquement dans la presse que vous étiez à l’origine de de cette campagne. Je pourrais très bien leur faire comprendre que vous avez perdu le contrôle de la situation et que vous en êtes la seule responsable. Votre carrière à Tribom sera finie, c’est moi qui vous le dis !

Puis, décidant soudainement d’abattre toutes ses cartes, il ajouta :

– J’ai rendez-vous avec la jeune journaliste du la Gazette de Tribom dans deux jours. A ce moment, je devrai lui servir une explication plausible pour toute cette histoire. Il ne tient qu’à vous de ne pas être la fautive désignée.

La jeune femme, entendant ces menaces, perdit toute sa superbe. Elle ne pouvait se permettre d’être grillée ainsi publiquement dans la presse alors qu’elle n’en était qu’au début de sa carrière. M. Bartan semblait déterminé. Elle savait qu’il ne fallait pas pousser cet homme à bout car, sous ses dehors bien mis, il pouvait être capable de bien des coups bas. Il n’était pas arrivé où il en était aujourd’hui en étant toujours loyal et aimable avec ses adversaires. Katie baissa donc la tête et murmura d’une voix servile :

– Bien, Monsieur le Directeur, je m’y mets de suite.
Martin regarda la jeune femme quitter la pièce d’une démarche pesante, ses boucles farouches battant la mesure. Il était satisfait de la manière dont il avait géré la situation et d’avoir su s’imposer si superbement. Il n’avait plus qu’à attendre le résultat et à fixer un rendez-vous avec la journaliste agaçante afin que tout retrouve sa place.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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