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Chapitre 26

26

Sandra était penchée sur l’écran de son ordinateur, les yeux rougis d’avoir trop reçu de lumière artificielle et pas assez de soleil, les cheveux en bataille à force de jouer avec ses mèches folles et un jean qui aurait mérité un lavage ou deux avant d’être porté. La jeune femme avait passé l’après-midi, et une bonne partie de la nuit précédente, à faire des recherches sur des sujets quelconques, depuis les recettes d’hiver anti-coup de froid jusqu’aux destinations à la mode où passer ses vacances de Noël. Rien de tout cela ne l’intéressait le moins du monde, mais Sandra avait besoin de garder son esprit occupé pour l’empêcher de ressasser ses soucis personnels. Ou plus précisément un souci personnel bien précis : sa relation avec Mike.

De pizza en bière, de cafés en coup de téléphone, Sandra avait petit à petit cédé au jeune homme. Enhardi par ses succès, ce dernier devenait de plus en plus entreprenant, et avait débarqué, hier, avec une proposition tout à fait concrète de passer samedi soir prochain chez lui. Il avait promis de cuisiner pour elle et de choisir un film pour la soirée. Sandra, qui n’était pas naïve, savait bien où il voulait en venir. Elle n’était juste pas sûre de vouloir l’y suivre. Cela faisait donc plus de seize heures qu’elle évitait soigneusement son téléphone et se perdait dans les méandres infinis de l’Internet pour ne pas devoir trancher la question délicate qui se posait : que voulait-elle avec Mike ?

Elle en était à lire comment peler et bouillir le navet de rombre, une variété rare et spécialement goûtue selon l’auteur du blog « cuisine passion », lorsque son portable sonna, vibrant de tout son petit corps de plastique dans sa poche. Sandra hésita à ignorer l’appel, le troisième depuis ce matin, qu’elle craignait être de Mike. N’ayant pas de réponse à lui donner, elle avait décidé de faire la morte quelque temps. Mais la curiosité eut le dessus et elle sortir l’appareil de sa poche. Au numéro qui s’afficha sur le cadran, elle n’eut plus une seconde d’hésitation et décrocha prestement, annonçant de sa voix la plus professionnelle :

– Sandra Brilot, Tribom Gazette, bonjour.

– Madame Brilot, je suis la secrétaire de M. Bartan, s’annonça inutilement son interlocutrice.

Après avoir passé des jours à harceler le directeur du Grand Magasin pour des interviews, Sandra connaissait par cœur le numéro de la petite femme de la réception qui gardait son patron comme un dragon.

– Bonjour, Madame, que puis-je pour vous ? répondit Sandra, qui ne connaissait même pas le nom de celle qu’elle avait eue près d’une centaine de fois au bout du fil.

– M. Bartan souhaite vous rencontrer pour un entretien, demain à seize heures à son bureau. Pourriez-vous venir s’il vous plaît ?

Se donnant toutes les peines du monde pour ne pas trahir la victoire ressentie dans sa voix, Sandra demanda posément :

– Il faut que je regarde cela avec ma rédaction. Est-ce que je peux vous demander à quel sujet est cette rencontre ?

A l’autre bout du fil, un petit soupir agacé se fit entendre.

– Je ne suis pas entretenue des sujets que Monsieur le Directeur souhaite discuter avec vous. Mais son temps est précieux, il a été très clair sur le fait qu’il ne tolérerait aucun désistement.

Piquée au vif, la fière jeune femme faillit envoyer paître cette pimbêche et son patron qui se croyait permis de convoquer la presse selon son bon vouloir. Cependant, se rappelant que le sujet brûlant des créatures était plus d’actualité que jamais, et qu’il était presque certain que cet entretien apporterait quelques développements dont elle serait le porte-parole privilégié, elle répondit docilement :

– Très bien, vous pouvez alors dire à Monsieur Bartan que je serai au rendez-vous, à seize heures précises demain à la réception du Grand Magasin.

– Je vous en remercie. La personne de l’accueil sera informée et vous mènera jusqu’à son bureau. Bonne journée, Madame Brilot.

La femme raccrocha sans même attendre une réponse de l’intéressée. Sandra resta songeuse quelques instants devant son téléphone redevenu muet. Puis un sourire se dessina pour la première fois depuis bien des heures sur son visage fatigué. Soudainement détendue, elle sentit la fatigue de sa nuit blanche lui retomber dessus. Elle décida donc de s’offrir une bonne sieste afin d’être en forme le lendemain. Oubliant par là même que Mike attendait une réponse de sa part pour leur souper de samedi.

 

Lorsqu’elle se réveilla dans son lit, encore habillée de son jean sale, les chaussettes retroussées sur ses orteils, Sandra posa des yeux froissés sur le radio-réveil qui trônait sur sa table de nuit. Neuf heure, affichaient les grosses lettres rouges digitales de l’écran. La jeune femme sursauta à cette révélation, comme secouée d’un choc électrique. Elle avait dormi plus de vingt heures sans se réveiller !

Elle qui avait prévu la veille une petite sieste avait en fait dormi tout l’après-midi, puis la nuit et une partie du matin. Elle eut de la peine à y croire mais les dix appels manqués qui clignotaient sur son portable lui confirmèrent qu’elle avait disparu de la circulation plus longtemps que prévu. Mike avait essayé d’appeler cinq fois, si elle ne comptait pas les appels non répondus de hier matin. Trois numéros inconnus, à l’indicatif étranger, certainement des démarcheurs d’assurance ou autres bêtises. Et, chose étonnante, deux appels de Charlie. Pour que le jeune homme se décide à tenter de l’appeler il avait vraiment dû se passer quelque chose d’important. Elle décida donc de le rappeler en premier.

Charlie ne se fit pas prier et décrocha à peine la deuxième sonnerie entamée.

– Sandra, enfin !

– Salut, Charlie, répondit cette dernière d’une voix intriguée. Ça va ? c’est la fin du monde ou quoi ?

– Hein ?

– Ben oui, t’as essayé de m’appeler deux fois en une journée, y doit y avoir quelque chose de super important.

– Ha ! non non, t’inquiète, mais Mike m’a demandé de checker si tu allais bien. Tu ne réponds plus au téléphone depuis hier matin…

Sandra soupira. Pas de scoop alors. Pas de fin du monde à couvrir ou de révolution à Tribom. Juste un amoureux transi un peu trop insistant qui délègue la surveillance à son stagiaire. La jeune femme en ressentit une immense déception qu’elle ne put pas réellement s’expliquer. Mike avait dépassé une limite qu’elle-même ne connaissait pas.

– Tout va bien, Charlie, merci.

Se rendant compte de la sécheresse de sa voix au moment où elle prononçait ces mots, elle se radoucit.

– Tu peux dire à Mike que je lui rapporterai une interview solide en fin de journée au bureau, qu’il patiente encore un peu.

– Ok, répondit d’une voix circonspecte Charlie. Mais… enfin… C’est pas mes oignons mais…

– Quoi ?

– Je ne crois pas que c’est pour tes articles qu’il te cherche, Sandra.

La jeune femme fut prise de court. Pour que même Charlie le timide maladif ose aborder le sujet, ça devait être plus grave que prévu. Se méprenant sur le silence de son interlocutrice, il poursuivit :

– Tu sais, ça me regarde pas. Après tout, toi et Mike vous faites ce que vous voulez. Mais moi j’aime vraiment bien Mike et mon travail à la Gazette. Et tu devrais penser un peu à nous avant de tout mettre sens dessus dessous. Parce que Mike il est de mauvaise humeur maintenant et il arrête pas de tourner en rond et…

– Charlie ! l’interrompit Sandra. Ça va, Charlie, j’ai compris. Je vais faire gaffe, promis.

Touchée par l’inquiétude réelle qui perçait dans la voix de son collègue, Sandra s’était rendu compte que ce qu’elle avait pris pour un jeu de flirt avait peut-être un peu plus d’importance que celle qu’elle lui accordait. Il en allait de la bonne tenue d’un quotidien et de la stabilité de son rédacteur en chef. En future professionnelle, elle ne pouvait pas se permettre de laisser des histoires de fesses mettre le chaos dans tout cela. Sur quelle base allait-elle construire sa carrière si dès son premier job elle foirait tout ? Elle répéta au téléphone d’une voix résolue, plus pour elle-même que pour son interlocuteur :

– T’inquiète, je vais remettre les choses en ordre. Dis à Mike de patienter jusqu’à ce soir. Plus d’entourloupe, promis.

– OK, Sandra, merci, je lui dirai, acquiesça Charlie, visiblement à moitié convaincu. Alors bonne chance pour ton interview.

– Merci, Charlie, à plus.

Elle raccrocha sans attendre et se dirigea vers la salle de bains afin de se rendre présentable pour son rendez-vous avec M. Bartan. Elle se promit de rapporter une interview professionnelle et grandiose et de l’offrir à Mike en cadeau d’au revoir. Il était temps pour elle d’avancer.

 

C’est une Sandra vêtue sobrement d’un jean sans trou et d’un blaser bleu qui passa la porte tournante du Grand Magasin cet après-midi. Il était quatre heures moins le quart. La jeune femme avait pour une fois pris la peine de se coiffer avec un peu d’application, rangeant les mèches volantes de sa tignasse dans une tresse bien serrée. Elle avait poussé le déguisement jusqu’à orner son nez d’une paire de lunettes aux verres en plastique qui ne servaient strictement à rien, mais qui lui avaient renvoyé une image sérieuse et stricte d’elle-même lorsqu’elle s’était contemplée longuement dans la glace. Satisfaite, elle avait décidé de mener cette interview non plus comme une journaliste débutante, mais comme la professionnelle qu’elle se destinait à être.

Sandra marcha d’un pas décidé vers le comptoir d’information qui trônait à quelques dizaines de mètres de l’entrée. Elle jeta un œil hautain au grand jeune homme à l’air fatigué occupé à déplacer des piles de prospectus colorés.

– Bonjour, Sandra Brilot, Tribom Gazette. J’ai rendez-vous avec Monsieur Bartan à seize heures.

Sa tirade prononcée, elle resta plantée, attendant une réaction de l’étudiant empoté qui s’était retourné pour lui faire face. Comme il restait muet et ne semblait pas se rendre compte de l’importance de la situation, elle explicita d’un ton sec :

– Monsieur Bartan m’attend pour une interview. Pourriez-vous me conduire à son bureau s’il vous plaît ?

Il lui coûtait de devoir demander un laissez-passer à cet employé de seconde zone. Surtout qu’il continuait de la regarder d’une manière troublante. Aucune trace du respect qu’inspiraient normalement les journalistes aux gens du commun. Aucun empressement à faire le moindre mouvement. Juste un regard fixe et profond, des iris d’un bleu métallique et une expression de doute qui se dessinait sur ses lèvres étirées dans un éternel sourire poli. Sandra crut qu’elle allait devoir se répéter, se demandant si elle devait troquer l’autorité pour la séduction pour réveiller le jeune homme, quand il se décida à ouvrir la bouche.

– Bonjour, Sandra. Attends un instant, je vais appeler la secrétaire du Directeur.

Elle nota immédiatement le tutoiement, lancé comme par défi. Se demanda si elle devait rabattre le clapet de l’insolent. Elle décida que non, car de sa courte expérience, une des choses qu’elle avait apprises était qu’il valait mieux être dans les bons papiers de toutes les secrétaires, assistants et autres détenteurs d’accès aux gens importants.

– Je te remercie, Jacques, lâcha-t-elle donc d’une voix mielleuse en se référant au nom épinglé sur le polo rouge de son interlocuteur.

Ce dernier ne put retenir un éclat de rire silencieux en entendant la riposte de la jeune femme. La tension entre les deux jeunes gens retomba alors. Sandra sourit à son tour, franchement cette fois-ci.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben Case
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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