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Chapitre 12

12

Martin Bartan, en tant que Directeur général du Grand Magasin, ne connaissait pas les dimanches. Pour lui, ce jour chômé, durant lequel les commerces étaient obligés de rester fermés et les gens occupés à mille tâches inutiles était une aberration. Petit, déjà, il désespérait de devoir passer un jour entier chez lui, contraint d’aider ses parents aux travaux de la maison et des champs, attendant avec impatience le lundi et le retour à l’école.

Depuis qu’il avait commencé l’école et qu’il se rendait quotidiennement en ville grâce au bus public qui desservait deux fois par jour le centre du village, Martin avait développé un amour inconsidéré pour la ville. Rien ne le rendait plus heureux que d’apercevoir, de la vitre avant du bus, les premières usines des abords de la ville et les longs panaches de fumée grise qui s’en élevaient. Il savourait d’avance les bruits, les odeurs et les couleurs qui viendraient remplacer l’éternelle verdure de son village. Il s’impatientait avec délices, à chaque tracteur obstruant le chemin, à chaque feu rouge, à chaque arrêt du bus. Jusqu’à ce que, enfin, le véhicule prenne un grand tournant à droite, au bout de la route nationale, et pénètre dans la ville. Martin se dressait alors de toute la hauteur de ses jeunes années et écarquillait les yeux pour ne pas laisser passer une miette du spectacle tonitruant offert par les rues qui l’amenaient jusqu’à son école : les stores colorés des épiceries où s’entassaient des fruits, des légumes et des cartons de lessive ; les vitrines sombres des magasins de tabacs qu’il s’imaginait emplis de fumée et de senteurs exotiques ; le kiosque au coin de la rue piétonne et la vieille sorcière qui le tenait, regardant d’un œil mauvais les enfants qui venaient feuilleter les magazines illustrés ; les devantures des salons de coiffure où tournaient sans fin les cylindres rayés bleu et blanc. La vie foisonnante de la ville avait captivé Martin comme jamais ne l’avaient fait les grands arbres de son jardin et les champs s’étirant à l’infini que son père s’entêtait à labourer pour quelques navets fades. Comment comparer l’énergie débordante des citadins, qui n’étaient que mouvement et raffinement, à la lenteur bourrue des campagnards ? Pourquoi se résigner à une vie de labeur loin de toutes les commodités, alors qu’il suffisait de quelques mètres carrés au centre pour que chaque jour soit une aventure enivrante ? Martin n’avait pas hésité une seconde avant de faire son choix. Dès qu’il avait été en âge de se choisir un avenir, il avait renié sans ménagement l’héritage de son père, la maison, la terre et le tracteur, pour se lancer corps et âme dans le commerce.

Il avait d’abord pensé suivre les cours en économie et gestion de l’université de Tribom qui, bien que modeste, délivrait des diplômes utiles. Mais l’impatience de la jeunesse l’avait emporté et il avait vite abandonné livres et calculs pour investir sa maigre fortune dans le rachat d’une épicerie de quartier sans repreneur. Agé alors de vingt ans, Martin avait travaillé comme un forcené pour remettre à flot le commerce vieillissant. Il avait renouvelé le stock et promu un nombre incalculable de nouveautés. Il avait flatté les anciens clients et en avait appâté de nouveaux. Il avait rempli à lui seul les postes de vendeur, de livreur, de comptable et de gestionnaire. Deux ans après la reprise, Martin, triomphant, avait décroché un prêt solide auprès de la banque locale afin d’entreprendre les rénovations qui avaient fait de son épicerie de quartier le Grand Magasin d’aujourd’hui.

Trente ans plus tard, confortablement installé au sommet de son succès, Martin Bartan n’avait pas perdu le goût du travail et la passion des affaires. S’il avait été contraint d’engager une armée d’employés pour faire vivre le Grand Magasin, Martin Bartan refusait de se reposer sur ses lauriers. Il continuait à se rendre chaque jour à son bureau à l’aube, avant même que le personnel de ménage ait achevé ses tâches matinales, et n’en repartait que tard dans la nuit, verrouillant derrière lui les grandes portes vitrées de l’entrée. Le dimanche ne dérogeait pas à la règle. Bien qu’il soit contraint de laisser son personnel prendre un jour entier de repos pour perdre son temps dans des activités improductives et futiles, Martin, lui, se rendait à son bureau comme tous les jours afin d’abattre sa ration de travail quotidien.

Il était sept heure trente et le soleil voilé commençait tout juste à diffuser une lumière timide sur les bâtiments endormis. L’air du matin était vif et un peu humide. Çà et là, des flaques stagnaient le long de la chaussée, occupant les creux du béton fatigué. Les devantures des boutiques étaient scellées de grands rideaux de fer repoussants et les rares piétons qui arpentaient les trottoirs gris avaient le teint froissé des nuits trop courtes et des lendemains pénibles.

Martin Bartan, lui, marchait d’un pas sûr et énergique, faisant claquer la semelle dure de ses souliers vernis sur les pavés. Bien qu’en tant que directeur d’un commerce fleurissant il ne manquât pas d’argent, il avait toujours jugé inutile de devenir propriétaire d’un véhicule quelconque. Une voiture était, à son sens, un mauvais investissement puisqu’il lui aurait fallu plus de temps qu’à pied pour se rendre à son travail pas les rues encombrées. Martin Bartan habitait en effet à quelques blocs à peine du Grand Magasin, ayant choisi délibérément de pouvoir se rendre en tout temps, en moins de quinze minutes, dans ce qu’il considérait comme sa véritable maison.

Seul le fait qu’il n’ait pas pensé, dans les plans initiaux de construction vingt ans plus tôt, à faire aménager un appartement au dernier étage du Grand Magasin l’empêchait d’y vivre de manière permanente. Il ne pouvait pas décemment utiliser les vestiaires du personnel pour sa toilette quotidienne et risquer à tout moment d’être surpris par l’équipe de ménage lorsqu’il se rendait aux toilettes en pleine nuit. Sans compter qu’il aurait pour cela fallu descendre quatre étages, par des couloirs froids, et il ne se voyait pas accomplir ce périple en pyjama. Martin Bartan s’était donc résolu à louer un appartement à quelques blocs de distance, un beau trois-pièces entièrement rénové, avec toutes les commodités nécessaires à portée de main. Il avait eu le coup de cœur pour ce logement lorsque, en le visitant, il avait réalisé que depuis son balcon il aurait une vue directe sur le Grand Magasin. Il avait signé sans arrière-pensée et emménagé ses maigres affaires, qui comportaient surtout une collection de costumes noirs ou gris et de chemises blanches.

Lorsque la ville avait commencé à s’agrandir à un rythme soutenu, il y a une dizaine d’années, il avait eu peur qu’un investisseur sans scrupules ne vienne construire une haute tour d’habitation sur le terrain vague jouxtant son immeuble, bouchant ainsi la précieuse vue qu’il avait sur son magasin chéri. Martin avait donc rapidement décidé d’engager tout le poids de sa réputation et de sa fortune au côté du Maire pour que les projets immobiliers et commerciaux fassent l’objet d’un contrôle sérieux et que les permis de construire ne soient pas délivrés sans limitation. Ces efforts avaient été payants puisque le terrain vague n’avait accueilli qu’une villa jumelle, d’à peine deux étages, ne risquant pas de boucher la vue de Martin. Et le directeur parcourait chaque matin, à pied, les quelques centaines de mètres qui le séparaient du Grand Magasin.

En arrivant ce matin à son travail, M. Bartan jeta comme à l’accoutumée un coup d’œil sur la vitrine du Grand Magasin. Il fut surpris d’y découvrir quatre créatures immobiles, à la place des deux habituelles. Il tenta de se rappeler si Katie lui avait dit quelque chose au sujet de l’engagement de ces deux nouveaux mannequins vivants, mais rien ne lui vint en mémoire. Il n’avait d’ailleurs pas revu la jeune femme depuis leur briefing pour la presse, il y avait de cela une semaine déjà. Il n’aimait pas beaucoup que son employée prenne des libertés ainsi, surtout sur un sujet aussi sensible que cette campagne promotionnelle qui avait fait tant de bruit. Martin Bartan décida donc de l’appeler sur-le-champ pour faire toute la lumière sur cette situation contrariante.

Il sortit de sa poche intérieure un petit téléphone portable dernier cri, qui lui avait été offert par une grande marque désireuse d’être mise en avant dans ses magasins d’électronique. Martin avait accepté ce présent placidement, tout en refusant de dérégler la concurrence régulière de ses partenaires, ce qui avait grandement agacé la représentante qui s’était déplacée tout spécialement pour l’occasion. Elle avait hésité à lui demander la restitution du cadeau offert, mais s’était retenue par gêne au dernier moment. Martin possédait donc désormais un portable dernier cri, dont il faisait la même vieille utilisation : appeler les gens, lire son courrier et rester atteignable à tout instant. Les gadgets supplémentaires le laissaient indifférent. Il ne comprenait même pas le quart d’entre eux et les aurait-il compris qu’il n’aurait pas su quoi en faire.

Le Directeur se mit à chercher dans son répertoire le numéro de Katie, lorsqu’il se souvint qu’il n’était pas acceptable de déranger un employé un dimanche matin, avant huit heures de surcroît. Il avait déjà eu quelques conflits à ce sujet avec le représentant des employés et avait dû se soumettre face à la menace de dénonciation pour harcèlement. Martin soupira donc en remettant le téléphone dans sa poche. Il devrait attendre le lendemain pour élucider le mystère des créatures qui se multipliaient dans sa vitrine.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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