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Chapitre 8

8

Assis sur sa vieille chaise à roulette, devant son bureau en bois usé, Mike contemplait d’un œil expert la preuve d’impression de l’édition du lendemain de la Tribom Gazette.

Il était tard. Dehors, un ciel clair scintillait pendant que le vent froid continuait à charrier les feuilles mortes. Les magasins avaient tiré leurs devantures et soigneusement cadenassé leurs grilles. Pas que Tribom soit sujette au moindre vandalisme, mais parce que les traditions ont la vie dure. Chaque employé, chaque patron exécutait consciencieusement ce geste de bouclement, comme un rituel, à la fin de la journée, une manière d’enfermer pour la nuit le traintrain et les soucis du jour.

Les bureaux du journal étaient vides depuis longtemps. Même Sandra et son acharnement au travail avaient cédé devant la fatigue de la journée. Mike aimait cette ambiance feutrée, cette dernière heure où, seul, dans son bureau, à la lueur de son plafonnier, il relisait en prime time ce que des centaines de personnes découvriraient le lendemain. Ses yeux, lourds, traquaient les coquilles, les dernières fautes, les photos mal cadrées. Ses mains se refermaient machinalement autour d’une tasse de thé chaud, qui resterait comme toujours pleine puisque Mike n’aimait du thé que la chaleur de l’eau irradiant au travers de la porcelaine.

Après avoir passé en revue les seize pages de l’édition sans y trouver de faute, Mike soupira, se détendit et ferma le feuillet. En pleine première page s’étalait un portrait en clair-obscur de Martin Bartan, Directeur du Grand Magasin. La photo prise par Sandra n’était pas bonne, son graphiste s’en était arraché les cheveux et avait juré que jamais il ne pourrait la rendre présentable pour une première page. Pourtant, après son excès de mauvaise humeur, et avec quelques retouches habiles, en forçant le trait et le jeu d’ombre, le petit homme du studio de mise en page avait réussi à en faire un portrait saisissant.

Mike lui en était vraiment reconnaissant, car Sandra refusait qu’on utilise une autre photo que la sienne pour illustrer l’interview qu’elle avait dû se battre pour obtenir le matin même. Elle était tellement fière de faire la une de la Gazette qu’elle voulait que rien ne puisse être revendiqué par un tiers. Se rappelant la fierté qu’il avait lui-même ressentie le jour où il avait été publié en grande page, des années plus tôt, Mike avait accédé de bonne grâce à ce caprice. Il avait cru que la jeune femme allait se mettre à pleurer en découvrant l’épreuve renvoyée par l’imprimerie. Elle avait ouvert les yeux tout grands, puis la bouche, dans une expression intense et presque douloureuse. Et soudain, elle était partie d’un immense éclat de rire et s’était jetée au cou de Mike pour lui coller un baiser sonore sur la joue. Le jeune homme en avait été tout chamboulé, mais il s’était bien vite repris en voyant que Sandra agissait de même quelques instants après avec Charlie, qui avait viré rouge pivoine.

Elle avait couru dans le bureau en sautillant et en s’exclamant « Yes ! yes ! yes ! ». Aucun autre mot ne semblait pouvoir se former dans sa gorge. Comme si l’effort de l’article lui avait pompé tout son vocabulaire. Lorsqu’elle s’était calmée, après plusieurs minutes durant lesquelles Mike et Charlie n’avaient rien pu faire d’autre que la regarder exulter, Sandra avait lancé :

– Bon, c’est assez pour aujourd’hui ! Je rentre dormir !

Sans attendre son reste, elle avait attrapé son manteau vert feutré et son sac élimé et s’était élancée vers la sortie.

– Repose-toi bien ! avait crié Mike avec un temps de retard, sans être sûr qu’elle l’ait entendu.

Le bureau avait soudain semblé bien vide et calme après le départ de la jeune femme. Mike et Charlie étaient restés un peu penauds, regardant à gauche à droite tout éberlués. Puis, se ressaisissant, Mike avait congédié Charlie après un contrôle du planning du lendemain. Le grand garçon était sorti d’un pas traînant qui semblait à lui seul compenser l’énergie tourbillonnante de sa collègue.

Se retrouvant seul dans le bureau, Mike était allé se faire une tasse de thé et relisait une dernière fois le travail de Sandra.

L’histoire de la nouvelle vitrine du Grand Magasin, qu’il avait crue n’être qu’un fait divers ce matin, s’était révélée payante pour sa stagiaire. Elle était revenue en trombe à peine une heure après être partie, demandant un appareil photo et un magnétophone à son patron. Elle n’avait pas expliqué grand-chose à ses collègues, si ce n’est que « c’est trop bizarre et trop triste, mais incroyable ! Il faut que j’aie plus d’infos ! » Sandra était repartie dare-dare faire le pied de grue devant la porte du Directeur du Grand Magasin jusqu’à ce qu’il lui accorde une interview.

Pris au dépourvu, Martin Bartan avait d’abord refusé, car il savait bien qu’il ne fallait jamais parler à la presse sans y être bien préparé. Ces petits malins trouvaient toujours à le mettre en faute ou à tourner leurs questions de manière à le déstabiliser. Mais, voyant que la jeune femme semblait décidée à rester la nuit entière s’il le fallait, il avait convoqué en urgence une réunion avec Katie, la responsable de campagne, et établi une ligne de communication officielle.

– Il faut absolument que les clients comprennent que nous sommes de leur côté, avait insisté Katie. Eux et nous, ensemble, nous venons en aide à ces créatures misérables. Faites-leur savoir que nous avançons main dans la main.

– Mais ils vont forcément poser des questions sur la nature de ces créatures et il faudra que je réponde quelque chose, avait rétorqué Martin Bartan. D’ailleurs, vous ne m’avez pas vraiment expliqué à moi non plus d’où elles viennent… Vous les avez trouvées à la rue Barton, c’est cela ?

Katie avait levé les yeux au plafond et patiemment expliqué.

– Cela fait des semaines qu’elles errent de place en place. Je les aie vues pour la première fois le mois dernier au coin de la rue Gisère, puis quelques jours plus tard dans le parc Trubur. Chaque fois un peu plus proches du centre-ville. Avec leur air misérable, j’ai cru que c’étaient des mendiants, je pense que tout le monde s’est dit cela. J’ai vu des gens regarder à leurs pieds pour trouver un gobelet ou un bout de carton pour leur jeter quelques pièces. Mais rien ! Ces créatures ne mendiaient même pas, elles restaient là, debout sur leurs grandes jambes à se balancer dans le vent avec leurs grands yeux vides. Vous savez comment c’est, quand on voit un truc qui fait mal au cœur comme ça, soit on fait quelque chose pour que ça aille mieux, soit on l’ignore. Et, vu qu’ils ne pouvaient rien faire, les gens les ont très vite ignorées, passant devant comme si elles n’étaient pas là.

– Et vous, vous les avez convaincues de vous suivre ?

– En fait, j’ai passé pas mal de temps à les observer parce que je n’arrivais pas à les ignorer. Moi, les trucs inhabituels, ça me passionne. Quand j’ai vu que les gens avaient tellement envie de leur donner quelque chose, alors que ces êtres ne demandaient rien, je me suis dit : « Si eux ils n’en veulent pas, quelqu’un d’autre peut en profiter ». Et c’est là que j’ai pensé à cette campagne.

– Mais comment avez-vous fait pour les convaincre de venir travailler chez nous ?

– Je n’ai rien fait du tout en réalité, expliqua la jeune femme avec un sourire en coin. Je me suis approchée et, comme les créatures ne réagissaient pas, j’ai tendu la main pour toucher le bras de la plus petite d’entre elles. Aucune réaction toujours. J’ai tiré doucement dessus pour voir et là, emportée par son propre poids, la créature a fait un pas en avant. Enfin, ça ressemblait plus à un trébuchement. Mais le fait est qu’elle a avancé. J’ai ressayé une deuxième fois, et toujours un pas en avant sans autre réaction. Alors je les ai entraînées par le bras jusqu’au Grand Magasin.

M. Bartan en avait eu un frisson dans le dos. Imaginer ces grands pantins décharnés tirés par le bras par Katie à travers toute la ville ! En voyant les murs blanc crème immaculés de son bureau, en appréciant le brouhaha discret du Grand Magasin qui lui parvenait à travers la vitre, il redouta un instant d’avoir laissé entrer des créatures trop étranges dans l’enceinte de son précieux magasin. Ne risquaient-elles pas de briser l’harmonie tranquille qu’il avait mis temps de temps à construire ? Mais à peine deux heures après la mise en place de la vitrine, la campagne avait déjà fait plus de bruit que toutes les précédentes et la presse avait rappliqué. A défaut de comprendre les créatures, le Directeur comprenait la publicité qu’elles apportaient et cela lui faisait plaisir.

– Bien, je vous préviens que vous serez largement créditée pour cette campagne, Katie. Si, comme elle semble démarrer, c’est un succès, votre carrière sera lancée. Mais si c’est un échec, s’il y a le moindre souci avec ces créatures ou je ne sais quelle association de défense des espèces bizarres, c’est entièrement pour votre pomme !

– Je comprends tout à fait, Monsieur le Directeur, avait répondu Katie avec aplomb. Faites-moi confiance, cette campagne est celle qu’il fallait pour que les ventes prennent l’ascenseur.

– Alors, qu’est-ce que je raconte à cette journaliste, moi ? avait repris M. Bartan, voyant l’heure avancer ?

– Evitez au maximum les questions précises sur les créatures et contentez-vous de servir le couplet de la valeur du travail des producteurs, de notre rôle soumis d’intermédiaire et de la bonté des clients. C’est une recette infaillible.

Le Directeur avait eu un geste impatient de la main.

– Oui, oui, je connais le refrain. Mais on va me poser des questions sur les créatures, il va bien falloir que je réponde quelque chose.

– Invoquez le respect de la vie privée, Monsieur le Directeur. Personne ne peut contrer cet argument.

Martin Bartan avait souri à la promptitude et à l’efficacité de cette réponse. Katie lui avait fourni une arme indestructible. Il appréciait incontestablement cette jeune femme.

Martin Bartan avait donc accepté l’interview à quatorze heure trente, dans son bureau privé, sur un ton cordial et enjoué. Sandra n’avait pu le prendre en défaut sur aucun point, mais elle avait tout de même rapporté une interview en exclusivité sur le sujet qui était sur toutes les lèvres.

Mike, impressionné, n’avait pu que lui céder la une de la gazette, reléguant la victoire de l’équipe locale de ping-pong à la troisième page, ce qui lui vaudrait des reproches, il le savait. Ni Charlie ni Mike n’étaient allés voir la fameuse vitrine, mais la ville entière bruissait de rumeurs et de questions. Mike avait entendu de nombreuses allusions à « des créatures », à « du vide » en faisant sa tournée quotidienne des magasins et cafés, il avait même entendu dire « c’est horrible ». Il s’était promis de passer voir de quoi il retournait dès le lendemain à la première heure.

Pour l’instant, il ne pouvait plus que valider l’édition à l’imprimeur et rentrer prendre une bonne nuit de sommeil.

 

Tribom Gazette Mardi 26 août

UNE CAMPAGNE OSÉE, GÉNÉREUSE ET PAYANTE

Texte et photo : Sandra Brilot

 

Martin Bartan, Directeur et actionnaire principal du Grand Magasin, nous parle de la campagne choc d’automne qui a été lancée ce matin même et fait déjà des émules.

 

Rédaction : Monsieur Bartan, vous êtes Directeur et actionnaire à 53% du Grand Magasin. Vous avez approuvé le lancement, il y a à peine une semaine, d’une campagne de publicité qui a démarré ce matin et est déjà sur toutes les lèvres. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Bartan : Je tiens tout d’abord à préciser que cette magnifique campagne a été conçue et réalisée par l’une de nos publicistes les plus douées, Katie Wirt, et son équipe. Je tiens à remercier publiquement Katie pour ce travail engagé et profondément humain. Nous souhaitons faire comprendre à nos clients qu’acheter au Grand Magasin n’est pas un acte anodin, destiné à leur seul confort.

Acheter au Grand Magasin c’est faire vivre les milliers de producteurs qui travaillent d’arrache-pied pour produire les merveilles que vous trouvez sur nos étalages. Le thé parfumé, par exemple, a été cueilli à la main par les populations locales qui comptent sur nous pour acheter leurs récoltes. Le coton et la laine, qui composent les vêtements de nos boutiques, ont été ramassés avec passion par nos partenaires d’Inde et d’Afrique. Et les joyaux technologiques de notre rayon électro-ménager ont été assemblés par les ouvriers consciencieux de nos usines en Chine. Vous voyez donc que tous travaillent au bonheur de nos clients, afin de leur offrir le meilleur.

Acheter au Grand Magasin, c’est reconnaître et respecter ce travail qui nourrit des milliers d’ouvriers à travers le monde.

Rédaction : Cette image est idyllique. Ne croyez-vous pas que le raisonnement soit un peu poussé ?

M. Bartan : Absolument pas. Je suis convaincu, et toute l’équipe du Grand Magasin avec moi, que nous participons à la bonne marche du monde.

Rédaction : Et l’exposition de ces créatures dans la vitrine ? Qui ou que sont-elles ? Pourquoi une mise en scène qui dégage autant de tristesse ?

M. Bartan : Ces questions sont du ressort de Katie et de son équipe et appartiennent aux coulisses de cette campagne. Comme au théâtre, les coulisses n’ont pas vocation à être exposées au public.

Rédaction : Soit, mais que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’exploitation, de traite d’êtres humains, si tant est que ces créatures soient humaines ?

M. Bartan : A ces critiques je réponds que ces créatures sont là de leur plein gré. Nous ne les retenons pas, elles sont libres de s’en aller si cela leur chante. Nous leur avons offert un bon emploi, confortable, dans un lieu approprié. Elles sont bien traitées et nourries, bien qu’elles n’aient pour le moment manifesté aucune faim. Nous n’avons rien à nous reprocher.

Rédaction : Ces créatures sont donc considérées comme des employés ?

M. Bartan : Oui, évidemment, nous ne traitons pas les êtres vivants comme du mobilier !

Rédaction : Mais alors, pouvez-vous nous en dire plus sur elles ? que mangent-elles ? où vivent-elles ? comment communiquez-vous avec elles ?

M. Bartan : Une fois encore, cela est du ressort de Katie et de son équipe, vous pensez bien que je ne m’occupe pas de savoir quel est le plat préféré de chacun de mes employés. Et même si je le savais, il ne serait pas correct de le divulguer par la presse au grand public. Il s’agit du respect de la vie privée de chacun.

Rédaction : Très bien, nous laisserons donc nos lecteurs se faire leur propre idée et juger par eux-mêmes. Un dernier mot, Monsieur Bartan ?

M. Bartan : Je veux juste remercier du fond du cœur nos clients, nos employés et nos politiciens qui, tous, nous aident à rendre le monde meilleur.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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