Créé le: 13.02.2022
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A toute faim utile
Chapitre 23
23
Jacques découvrait que Tribom, qu’il avait toujours considérée comme une petite ville de campagne, était composée de dizaines d’entités distinctes qui, toutes ensemble, participaient à un ensemble cohérent et dynamique. Il n’y avait pas que le Grand Magasin, quelques provinciaux bon enfants et un Maire photogénique.
Depuis qu’il avait été en âge de se choisir un avenir, le jeune homme avait décrété qu’il partirait de cette petite ville pour atteindre un véritable centre urbain, où il pourrait enfin vivre à sa mesure, sortir, découvrir, expérimenter tout ce qui lui semblait faire cruellement défaut actuellement. Mais d’études en amours, de petits jobs en contrats, Jacques à bientôt vingt-cinq ans avait planté ses racines plus profondément qu’il ne l’imaginait à Tribom.
Lorsque les créatures étaient arrivées, sans le savoir, elles avaient balayé d’un grand coup de vent frais les feuilles mortes qui encombraient son ancrage. Jacques avait découvert que, malgré ses rêves d’évasion et de grandeur, il était attaché plus solidement qu’un chêne à « sa » ville. De voir des êtres inconnus envahir petit à petit les rues de Tribom lui avait ouvert les yeux sur ce qu’il croyait acquis depuis trop longtemps : les rues pavées de la vieille ville usées par tant de jours de marché, le clocher de l’église désertée qui ne réunissait plus que quelques vieilles bigotes les dimanches, les trottoirs encombrés qui longeaient les boulevards bétonnés. Le jeune homme n’avait jamais réellement eu conscience de ce que signifiaient ces lieux pour lui. Maintenant qu’ils étaient envahis par des êtres nouveaux, Jacques les revoyait à neuf.
Il ne craignait pas les créatures. Refusant de céder aux sirènes populistes, il ne faisait pas partie de ses trop nombreux voisins qui chaque jour venaient grossir les rangs de nouveaux groupes de « défense citoyenne ». Sa vie n’avait en soi pas changé. Il continuait à se rendre à son travail quatre fois par semaine, tenait le poste Information depuis l’ouverture jusqu’à la relève de milieu d’après-midi. Les clients, après la curiosité des débuts, étaient redevenus les consommateurs insatiables qu’il avait toujours connus. Qui demandaient où se trouvaient les toilettes en tenant par la main un enfant sautillant, qui réclamaient l’échange d’un article endommagé, qui venaient simplement causer pour passer le temps.
Depuis que les créatures étaient apparues, et encore plus depuis qu’elles avaient disparu de la vitrine pour venir peupler le trottoir, Jacques avait vu une frange minoritaire, mais tenace, de personnes refusant l’entrée de « leur » ville à ces nouveaux venus. Certes, leur multiplication exponentielle, qui semblait ne pas connaître de limite, ne manquait pas de créer un sentiment diffus de malaise et appelait à la méfiance. Mais la passivité totale des créatures éliminait tout danger de prise de pouvoir. Elles ne faisaient que rester debout, du matin au soir, leur face plate et leurs yeux démesurés tournés vers le soleil.
Ce matin encore, alors qu’il empruntait pour la centième fois les allées qui le menaient de sa chambre d’étudiant, située dans le vieux centre, au cinquième étage d’un immeuble grinçant, Jacques avait croisé pas moins de huit créatures sur son chemin.
La première, droit en bas de sa porte. Il s’en était fallu de peu qu’il ne lui rentre dedans, les yeux encore collés du sommeil trop court de la nuit. Il avait sursauté en découvrant d’un coup, à moins d’un pas de lui, cet être immense – celui-ci faisait bien deux mètres cinquante ! – qui tanguait dans les premiers rayons du soleil encore timide. Il l’avait contourné soigneusement, fixant d’un regard mi-curieux, mi-craintif ce nouveau voisin, se demandant qui de son immeuble l’avait traîné jusqu’ici. C’était à présent de notoriété publique que les créatures, dociles, suivaient quiconque les entraînait en les tirant par le bras, mais refusaient invariablement d’entrer dans les bâtiments ou tout autre lieu clos. Beaucoup avaient essayé de s’approprier un être ou deux, rêvant d’un animal de compagnie original, d’expériences nouvelles ou d’investissement futur. Mais inlassablement, les créatures s’étaient immobilisées à l’orée des murs de pierre, de brique ou de béton. Experts en tout genre s’étaient relayés dans les médias ou au café du commerce pour tenter d’expliquer cet étrange phénomène. La théorie qui avait été retenue était que les créatures refusaient d’entrer là où la lumière du jour ne pouvait pénétrer. Jacques trouvait l’explication vraisemblable. La vitrine du Grand Magasin, baignée dans les moindres recoins d’une lumière naturelle, avait été acceptée par les créatures. Jamais il ne les avait vues autrement que tournées vers l’astre solaire, comme de grands tournesols décolorés. Même les jours de pluie, la lumière naturelle suffisait presque à éclairer à elle seule l’entier de la vitrine.
Le jeune homme avait vu la seconde créature de loin, en tournant au carrefour de la rue Longrain, qui marquait le passage de la vieille ville, avec ses rues pavées, à la ville moderne et à ses artères droites et bétonnées. Plantée au feu rouge, comme un passant à jamais indécis, une petite forme d’environ un mètre soixante laissait inlassablement se succéder les couleurs : vert-orange-rouge, rouge-orange-vert… La silhouette ne manquait pas de faire ralentir les conducteurs qui ne réalisaient pas tout de suite compte à qui ils avaient à faire. Automatiquement, ils freinaient en voyant un piéton si près de la route, comme prêt à traverser. Puis ils repartaient dans une embardée, et parfois une volée de jurons, lorsqu’ils se rendaient compte de la méprise. La circulation de l’artère principale se trouvait mise à mal et les klaxons chantaient de plus belle chaque jour.
Jacques avait ensuite croisé un petit groupe de trois créatures plantées au milieu du parc Marquis, semblables à des arbres fins baignant dans la lueur du petit matin.
Puis il avait perdu le compte, entre la boutique de souvenirs installée près de la gare des bus longue distance et l’entrée du Grand Magasin, vide de toute créature à des centaines de mètres à la ronde, sur ordre du Directeur qui craignait qu’elles n’effrayent ses précieux clients. Le jeune homme, bien vite remis de sa première rencontre surprise, s’était très vite habitué à croiser ces êtres dispersés sur son chemin. A la troisième rencontre, il n’avait même plus cherché à contourner les êtres, s’approchant même pour voir plus en détail de quoi ils étaient faits. Il n’avait somme toute rien remarqué de spécial : une peau peut-être à peine plus épaisse et rugueuse que la sienne. Des cheveux se déclinant dans toutes les teintes de brun, virant parfois sur le vert, emmêlés. Des vêtements constamment misérables. Il se demanda d’ailleurs comment chaque créature pouvait être vêtue. Est-ce qu’elles dupliquaient leurs habits en même temps que leurs corps ? Ou quelques bonnes âmes leur laissaient-elles des vêtements au fur et à mesure qu’elles les découvraient, pour que ces grands corps ne finissent pas gelés ? Jacques en doutait, d’autant que les habits légers ne devaient pas tenir bien chaud. Il choisit très vite de ne pas tenter d’éclaircir ce mystère qui aurait à lui seul suffi à le rendre fou.
Arrivé finalement à son lieu de travail, un peu en retard faute de distraction, Jacques avait pris son poste la tête remplie d’une douce nostalgie pour les lieux qu’il avait connus toute sa vie et qui, par la présence de ces nouveaux arrivants, avaient à jamais changé. Tribom vivait à un rythme nouveau, se transformait, s’adaptait. Et il est bien connu qu’on ne sait la valeur de ce qu’on a qu’une fois qu’on l’a perdu.
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Commentaires (4)
Webstory
09.06.2023
Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!
Starben Case
27.07.2022
J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz
Webstory
08.07.2022
Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)
Eloïz
12.07.2022
Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)
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