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Chapitre 19

19

Martin Bartan avait failli exploser de rage en réalisant ce qui se passait à deux pas de sa vitrine. Il était arrivé de bonne heure comme chaque jour et était passé par la porte de service plutôt que d’emprunter l’entrée principale. Il aimait en général suivre le parcours de ses clients, voir ce qu’ils voyaient, se mettre à leur place et noter tout ce qu’il restait à parfaire. Pourtant, parfois, il appréciait également de pouvoir passer par les coulisses. L’impression d’en savoir plus que les autres, d’avoir un accès privilégié le grisait. Il voyait l’envers du décor, la grande machine en marche, les rouages grossiers mais bien huilés d’un centre commercial en marche vers l’avenir. L’ascenseur de service dont les portes s’ouvraient dans un grincement aigu. Le local poubelles où finissaient les innombrables emballages et invendus et qui dégageait une odeur de moisissure permanente, malgré le travail des concierges. Les chambres froides où régnaient un calme et une fraîcheur salvatrice lors des jours de foule. Au cœur de ses entrailles, le Grand Magasin cachait ses organes vitaux imprésentables, mais essentiels. Le Directeur n’avait donc pas su ce qui se tramait juste sous son nez avant que, surpris par l’absence de clients au centre alors que les portes étaient ouvertes depuis un bon quart d’heure déjà, il avait décidé d’aller faire un tour dans le centre.

Les couloirs immaculés, fraîchement récurés, glissants presque à force d’être polis, était déserts. Les caissières, prêtes à leur poste, s’interrogeaient du regard devant l’absence étrange des immanquables papis lève-tôt qui les accaparaient normalement dès le matin. La musique jouait dans le vide une mélodie synthétique, résonnant sur les murs à défaut de trouver des oreilles distraites où se faufiler. Inquiet au plus haut point de cette absence de vie, Martin se dépêcha de traverser les couloirs déserts qui menaient de son bureau à l’accueil, où il nota d’ailleurs l’absence éclatante de l’étudiant de service, qui aurait droit à un blâme. Puis, de l’accueil, il se dirigea vers la porte tournante de l’entrée principale.

Il franchit le sas, s’assurant au passage qu’aucun souci mécanique ne retenait ses précieux clients dehors, et se trouva d’un coup sur le trottoir, dans l’air vif de ce matin d’hiver. Il cligna des yeux, mis à mal par l’air piquant. Respirant une bouffée d’odeurs improbables, il tourna la tête sur la gauche et découvrit, avec stupeur, qu’une créature se tenait docilement à quelques pas à peine de lui. Immobile, comme à son habitude, elle n’en était pas moins impressionnante par sa taille et sa proximité. Martin eu un hoquet de surprise et recula d’un pas.

Absorbé par la contemplation de cette créature devenue trop réelle, le Directeur ne réalisa pas tout de suite que d’autres créatures, des dizaines en fait, parsemaient le trottoir, comme semées au vent. Lorsqu’il s’en rendit compte, une frayeur nouvelle coupa court à son hoquet et il scruta intensément la scène. De la vitrine à l’angle de la rue, et peut-être plus loin, qui sait, des créatures se tenaient par grappes de deux ou trois, espacées irrégulièrement sur le trottoir. Elles étaient toutes tournées face au soleil, leur tête baignée des quelques rayons qui perçaient timidement les nuages. Leurs bras le long de leurs corps trop longs, les pieds solidement ancrés au sol, elles se tenaient tels des poteaux de chair reliés par des fils invisibles.

Un bruit à sa droite fit tourner la tête de Martin. Il vit alors sur le trottoir en face, hésitant entre curiosité et crainte, ses clients figés dans une attente immobile. C’était donc ce qui les retenait loin des merveilles de son magasin : les créatures formaient une barrière nouvelle que personne encore n’avait osé franchir.

La colère de ce temps de vente gâché suffit à faire sortir Martin de sa torpeur. D’un coup, il ne connut rien de plus urgent et capital que de creuser un chemin sûr et direct entre les créatures, pour que ses clients réintègrent leur juste place : les rayons débordants de son magasin. Ne pouvant compter sur personne pour accomplir cette tâche primordiale, le Directeur retroussa lui-même ses manches, froissa au passage son complet gris perle de la journée, et empoigna la première créature à sa portée par le bras. Il eut un instant peur que celle-ci ne réagisse à sa poigne ferme, mais elle se contenta de ne rien faire. Martin la tracta donc sur une vingtaine de mètres, loin de la porte d’entrée du Grand Magasin.

Il réitéra avec les huit autres créatures qui se trouvaient à moins de vingt mètres de son entrée, découvrant au passage que l’odeur étrange qu’il avait perçue en sortant émanait en fait de leurs corps crasseux. Une fois le passage libéré, il traversa le trottoir pour aller à la rencontre de ses clients qui, dubitatifs et anxieux, l’avaient observé dégager la voie. Il leur tendit la main un à un, même aux enfants qu’il évitait d’ordinaire, ignorant les miettes qu’il récoltait au passage et les conduisit, tel un berger son troupeau, jusqu’au refuge précieux du Grand Magasin.

 

Une heure plus tard, de retour dans son bureau, un œil sur la baie vitrée pour vérifier le flot, faible mais ininterrompu des clients, l’autre sur l’écran de son téléphone portable, Martin Bartan attendait la journaliste qu’il avait convoquée la veille. Il savait qu’il lui présenterait la solution de Katie selon la version officielle, bien qu’ils aient eu l’un et l’autre de la peine à la mettre au point. Katie, qui avait senti le coup venir, avait mis du temps à répondre aux appels incessants de Sandra Brilot. Martin, hors de lui, avait failli virer Katie sur-le-champ mais, n’ayant pas d’autre choix que de travailler avec elle, il avait écouté ses explications. Elles avaient été plutôt convaincantes, achetant un sursis à la jeune femme fatiguée.

L’interview se passa étonnamment bien. Martin Bartan, qui avait démarré sur la défensive, réalisa vite que la jeune journaliste était bien moins agressive ce matin que la dernière fois qu’il l’avait vue. Ses traits, qu’il se rappelait durs et tendus, avaient comme ramolli. Sa queue de cheval était-elle moins serrée que lors de sa première interview ? Etait-ce là ce qui lui donnait un air détendu ? Non, se disait-il, il devait y avoir autre chose. Mais il ne prit pas le temps de chercher plus en détail. La situation se présentait bien, il en profita pour retourner à son avantage la libération des créatures et se dit que Katie avait finalement bien fait les choses. Ce relancement involontaire de sa campagne pourrait bien redonner un élan à ses ventes.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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