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Chapitre 5

5

Mike n’avait de moderne que son prénom. Grand, mince, les cheveux bruns sagement coiffés sur son crâne allongé, il se dégageait de lui une tranquillité solide qui donnait confiance. Il portait toujours un ensemble jeans, chemise et basket qui confirmait son air d’éternel adolescent. Seuls ses yeux d’un bleu délavé justifiaient un peu le prénom de surfeur que lui avaient donné ses parents il y avait de cela un peu plus d’une trentaine d’années.

Malgré son jeune âge, Mike Christian Gisjude, de son véritable nom, travaillait depuis une quinzaine d’années pour le quotidien local, Tribom Gazette. Engagé durant ses études comme commis à tout faire, il s’était vite attaché à la petite rédaction. Il avait trouvé ses marques dans le vieux bureau qui abritait les trois journalistes, la secrétaire et un agent de publicité. De livreur de courrier, il était devenu pigiste, puis responsable de rubrique. Mike était aujourd’hui au sommet de sa carrière et dirigeait avec efficacité la rédaction du journal qui relayait tous les événements de Tribom à ses citoyens.

Il riait souvent lui-même de son titre de rédacteur en chef puisque l’équipe de la Gazette s’était amenuisée ces dernières années pour ne plus compter qu’un poste fixe, le sien, et un tournus de stagiaires plus ou moins bénévoles. La concurrence de la presse digitale avait fait des victimes jusqu’à Tribom. La secrétaire qui avait vécu les beaux jours du journal avait pris sa retraite et personne n’avait été engagé pour la remplacer. Les tâches de mise en page et d’images occupaient à temps partiel un photographe vieillissant qui se battait vaillamment pour rester à la page des nouvelles technologies. Les commerçants fidèles envoyaient régulièrement les publicités à paraître qui permettaient tout juste de payer un salaire à Mike une fois les frais d’impression couverts.

Le jeune homme, heureux du rythme tranquille du journal n’avait aucunement l’intention de changer les choses. Il régnait en maître sur un royaume calme et ordonné. La Gazette sortait cinq fois par semaine, laissant la liberté aux journalistes et lecteurs de profiter de leur weekend. Bien sûr, vu le manque de perspectives professionnelles, les pigistes ne faisaient pas long feu dans cette rédaction campagnarde. Tous choisissaient rapidement d’aller tenter leur chance dans une autre ville, où des journaux plus importants, et même des chaînes de télévision leur permettraient de se faire un nom sur la scène nationale et, qui sait, peut-être au- delà. Cela laissait Mike indifférent. Il aimait Tribom, ses soucis de petite ville et ses citoyens paisibles. Il était un fervent partisan du Maire Ruquier qui représentait à ses yeux le politicien parfait, plus soucieux du bon fonctionnement de la ville que de ses intérêts personnels. Il interviewait ce dernier à tout bout de champ, que ce soit pour avoir son avis sur le dernier chantier en cours ou le prix saisonnier des endives. Hubert Ruquier se pliait de bonne grâce à ces demandes incessantes et avait toujours un mot gentil et rassurant à transmettre à ses concitoyens.

 

En arrivant au bureau ce lundi matin, Mike constata avec plaisir que Sandra, la pigiste qui avait débuté la semaine dernière, était déjà au travail. Le journaliste appréciait le dévouement et l’enthousiasme de la jeune femme qui se voyait déjà en nouvelle Lois Lane, traquant l’information et la vérité aux quatre coins du monde. Elle avait mis un sérieux admirable à écrire son premier article sur l’inauguration du nouveau centre pour personne âgées du quartier périphérique de Friquet. Mike lui-même avait refusé de couvrir un événement aussi rasant et s’était attendu à ce que la nouvelle venue s’y rende en traînant les pieds. Mais Sandra était partie le sourire aux lèvres et était revenue avec une quantité de photos, d’interviews et d’anecdotes qui auraient suffi à occuper les douze pages d’une édition spéciale. Elle avait monté le tout avec un réel goût pour l’assemblage texte-image, offrant un beau reportage pleine page à des lecteurs ravis. Mike avait été séduit et, bien qu’il se rendît compte qu’avec son talent elle ne resterait pas longtemps dans cette rédaction provinciale, il avait décidé de l’envoyer couvrir tous les événements potentiellement intéressants. Sandra n’avait pas caché sa satisfaction et s’était lancée à corps perdu dans tous les sujets confiés. Elle menait de front plusieurs enquêtes et ne semblait ne jamais devoir s’arrêter.

Mike regrettait un peu que le second pigiste, un garçon grassouillet nommé Charlie, ne soit pas à moitié aussi doué que Sandra. Il ne manquait pas de talent pour les mots et, une fois assis devant son écran, savait pondre un texte efficace et complet. Ce qu’il manquait à Charlie c’était cette petite étincelle qui lui permettrait de percer. Mike le voyait rester pigiste quelque temps, puis se rendre compte que le métier n’était pas pour lui. Il finirait peut-être fonctionnaire, ou se trouverait une autre voie qui lui permettrait de s’épanouir. En attendant, le jeune homme aidait Sandra et Mike du mieux qu’il pouvait, gérant la relecture, la mise en page et les détails d’impression. A eux trois, ils formaient une équipe efficace et Mike se disait déjà que les suivants auraient de la peine à atteindre leur niveau.

– Alors Sandra, c’est quoi le sujet qui t’a tirée du lit de bonne heure ce matin ? lança Mike à la jeune femme qui ne l’avait pas entendu arriver. Cette dernière sursauta et tourna brusquement la tête qu’elle avait plongée dans l’écran de son inséparable ordinateur portable.

– Ha Mike ! Tu m’as fichu une de ces trouilles !
Le jeune homme sourit, en partie de la mine surprise de Sandra, en partie parce que la jeune femme lui plaisait beaucoup et qu’il voulait lui plaire en retour.

– Si concentrée avant la pause du matin, tu dois être sur le prochain Pulitzer, la taquina-t-il.

– Presque ! répondit l’intéressée avec le plus grand sérieux. En passant ce matin devant le Grand Magasin pour venir au bureau, j’ai découvert leur nouvelle campagne. Un truc bizarre ! Des dizaines de personnes étaient attroupées devant la vitrine alors que les portes n’étaient même pas ouvertes.
Pris de court par l’excitation de la jeune femme, Mike mit un certain temps à comprendre ce qu’elle disait.

– De quoi tu parles ? quelle campagne ? demanda-t-il pour gagner du temps.

– Mais celle de la vitrine du Grand Magasin ! Tu sais, tous les trois mois les têtes pensantes du marketing sortent un nouveau concept pour en mettre plein la vue.

Lorsqu’il comprit de quoi il en retournait, Mike fut un peu déçu que la prometteuse journaliste s’emballe ainsi pour un événement si banal. Il se décida néanmoins à lui faire confiance en la laissant creuser son sujet, puisqu’elle avait déjà de quoi remplir les pages des deux prochains jours.

– Ok, tu as la matinée pour aller voir ce qu’il se passe au Grand Magasin, lui dit-il. Et profite pour nous acheter du café et deux boîtes de trombones, on est à court.

Tout sourire, Sandra se dépêcha de fourrer dans son sac un carnet, ses clefs et son portable. Elle saisit sa veste posée en boule sur le dossier de sa chaise et fila avant que son chef ne change d’avis et la réquisitionne pour une autre tâche. Dans sa hâte, elle faillit renverser Charlie qui entrait à ce moment, poussant mollement la porte d’entrée.

– Salut Charlie, lança-t-elle en attendant que le grand garçon libère la voie.

– Salut Sandra…

– A plus, je file, je te raconterai, fut tout ce qu’elle ajouta, et elle se précipita dehors avant que la porte n’ait eu le temps de se refermer.

Déstabilisé par ce vent d’énergie, Charlie marqua un temps d’arrêt. Levant les yeux, il vit que Mike se tenait debout devant le bureau de Sandra, son manteau encore boutonné, et lui lança un regard interrogateur.

– T’inquiète, elle reviendra vite, lui dit ce dernier. Elle s’est encore emballée pour un fait divers.

– Ha, ok, marmonna Charlie.

– Allez, viens. Café et au boulot, le secoua Mike. Aujourd’hui, on prépare le reportage photo du festival du Goût du week-end prochain. On a trente-six stands à passer en revue, si on ne veut pas y passer tout notre samedi, il faut qu’on s’organise.

– Ah ouais ! approuva le garçon en s’animant. Mais moi je peux y aller le temps que tu veux, Mike, ça ne me gêne pas du tout, ajouta-t-il avec un timide sourire.

Mike lui sourit en retour. Il avait bien vite appris que son pigiste était un gourmant invétéré. Il lui avait avec plaisir confié la conduite du reportage photo du festival annuel du Goût de Tribom. Tout ce qu’il fallait c’était faire des photos, recueillir quelques témoignages d’artisans et de visiteurs, et surtout, avoir de la patience et l’estomac solide pour goûter sans relâche les saucissons et les pâtisseries dont chaque artisan s’enorgueillissait. Une tâche qui désespérait chaque année Mike et le condamnait à des crampes d’estomac redoutables, mais qui serait parfaite pour Charlie.

– Alors viens, au boulot ! lança le journaliste au garçon qui trottina docilement jusqu’à son bureau.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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