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Chapitre 10

10

Il était treize heures et, comme tous les vendredis, Mike avait convoqué sa petite équipe dans son bureau pour faire le point sur l’actualité du week-end, les événements à couvrir et la une probable du lundi suivant. La Gazette de Tribom ne paraissait en effet pas le week-end, car il fallait bien que la petite rédaction se repose, mais cela ne voulait pas dire que les journalistes pouvaient se la couler douce. Il fallait préparer avec d’autant plus de sérieux l’édition du lundi matin qui viendrait étancher la soif de nouvelles des lecteurs restés deux longs jours sans informations.

Mike, Sandra et Charlie étaient donc très sérieusement attablés autour du vieux bureau du premier. Les traits tirés, les gobelets de café fumant et une vague odeur de renfermé témoignaient qu’il était grand temps pour chacun de prendre quelques jours de pause bien mérités. Il s’agissait cependant de s’assurer d’avoir de quoi remplir les douze pages habituelles dimanche soir afin que le journal arrive tout frais dans chaque boîte aux lettres le lundi à la première heure.

– Je récapitule donc, énonçait Mike, lisant une feuille de papier froissée où se chevauchaient des bouts de notes éparses. Charlie, tu couvres la foire d’automne dimanche, de huit heures à midi. Rien de très compliqué, il s’agit surtout de te faire voir des gens, de les écouter et de goûter à toutes leurs spécialités. Tu nous rapportes un petit récit, des citations, beaucoup de photos et c’est dans la boîte. Je te fais confiance pour agencer quatre pages et me les envoyer d’ici dimanche quinze heure, ça te va ?

Le grand jeune homme hocha vigoureusement la tête. Il était un peu intimidé par le bain de foule à venir, mais également impatient de goûter à toutes les spécialités promises et de faire la une du journal.

– Si tu as le moindre souci, tu m’appelles, insistait Mike, un peu dubitatif à l’idée de laisser seul son stagiaire qui lui semblait toujours aussi mou.

– Ne t’inquiète pas, Mike, se défendit Charlie d’une voix qu’il voulait assurée. Je sais quoi faire, ça fait une semaine qu’on planifie tout. J’ai appris par cœur les stands et les noms de ceux qui les tiennent, ça va le faire.

Mike retint un soupir de résignation et se contenta de hocher la tête en priant pour que tout se passe aussi bien que Charlie le prétendait. Il se tourna ensuite vers Sandra, qui semblait perdue dans ses pensées.

– Pour toi, Sandra, vu que tu as beaucoup travaillé cette semaine déjà, il s’agira juste de suivre les dépêches nationales et internationales, d’en résumer quelques-unes sous forme de brèves pour la page deux et d’en développer une plus en longueur pour la page sept. Tu as tous les accès nécessaires aux sites des agences de presse, tu sais comment faire.

Ce n’était pas une question, car il savait bien que la jeune femme avait dès le premier jour compris comment surfer sur les différents sites, sélectionner et creuser les nouvelles qui tombaient en cascades minute après minute. Il avait entièrement confiance et savait qu’il trouverait les pages et leur contenu parfaitement en place pour l’envoi à l’impression, sans qu’il ait besoin d’y corriger quoi que ce soit. Ce qu’il aurait voulu demander, c’était plutôt si elle était libre samedi soir pour un repas en tête à tête dans une pizzeria romantique du centre. Mais jamais Mike n’oserait approcher aussi frontalement la vive jeune femme qui pourrait lui infliger un refus cuisant d’un simple sourire d’excuse. Il se contenta donc de son hochement de tête fatigué et continua :

– Je me charge de la une, de l’édito, et de remplir les habituelles pages d’annonces et de courrier des lecteurs. Cette semaine, l’école primaire du quartier Roupin nous a envoyé des dessins de leur sortie d’automne à la ferme, ça remplira deux pages de plus. Ça devrait être un week-end tranquille, conclut-il. Je vous laisse donc rentrer pour un repos bien mérité et on se voit lundi si tout se passe bien !

– Mike, j’emporte déjà l’appareil photo ce soir pour éviter de devoir repasser au bureau avant la foire, ça te va ? demanda Charlie presque timidement.

– Oui, oui, fais, répondit l’intéressé. Ça joue pour toi, Sandra ? demanda-t-il par acquit de conscience.

– Yes, de toute façon j’ai mon téléphone si jamais je croise le scoop de ma vie, répondit la jeune femme avec un sourire malicieux. Allez, je dois filer, Tom m’attend au pub je ne veux pas arriver en retard et manquer la première tournée !

Mike tiqua en entendant Sandra mentionner un potentiel concurrent, mais n’osa pas poser de question sur l’identité du dénommé Tom. A quoi bon ? Ce n’est pas comme s’il envisageait réellement quoi que ce soit avec elle. Un peu de jalousie mal placée, se sermonna-t-il intérieurement.

– Alors je déclare la séance terminée, lança-t-il avec un enjouement forcé. Profitez bien de votre week-end, appelez s’il y a quoi que ce soit, et rendez-vous lundi matin !

Sandra, le sac déjà solidement passé en travers de ses épaules, fila en agitant la main sans demander son reste. Charlie, aussi peu pressé qu’à son habitude, ramassa ses affaires et les fourra au fond de son grand sac à dos informe, qui semblait plus vieux et usé que son porteur.

Une fois le grand jeune homme parti, Mike passa encore quelques minutes à mettre un semblant d’ordre dans son bureau. Cela consistait surtout à jeter les gobelets usagés, à entasser les feuilles éparses et à éteindre l’ordinateur qui ronronnait constamment au coin de son bureau.

Comme chaque vendredi, il eut un petit pincement au cœur en éteignant la lumière de la rédaction et en fermant à clef la porte d’entrée du local. Deux longues journées se profilaient à nouveau devant lui. Des journées à meubler, seul dans son deux-pièces de vieux garçon, en attendant que la vie reprenne lundi matin lorsqu’il réintégrerait son bureau.

Mike n’aimait pas les week-ends car il n’avait que peu de vie sociale en dehors de son poste de rédacteur en chef de la Gazette de Tribom. Depuis que ses parents avaient décidé de partir en maison de retraite à l’autre bout du pays, il était libéré de toute obligation familiale. Sa sœur, occupée à élever toute une tribu à la campagne, considérait comme le péché ultime d’envoyer ses trois enfants chéris à la ville pour rendre visite à leur oncle. Ce dernier le comprenait bien et, à tout avouer, préférait rester éloigné du bruit et du désordre des enfants. Il avait toujours de la peine à comprendre quel adulte sain d’esprit pouvait volontairement pondre des petits êtres turbulents et passer sa vie à s’en occuper. Mais sa sœur aurait préféré devenir muette que de devoir avouer pour une seconde qu’elle était dépassée par la situation. Elle tenait fièrement la barre et menait sa petite famille vers un horizon inconnu mais sans conteste merveilleux. Mike admirait l’effort mais n’avait aucunement l’ambition d’y contribuer. Il voyait donc ses neveux en même temps que ses parents, une fois par année, lorsque les fêtes de Noël faisaient renaître l’obligation ancestrale de raviver les liens familiaux distendus.

Mike n’avait que peu d’amis à Tribom, car il avait passé sa vie entre les quatre murs de la salle de rédaction. Seul l’ancien graphiste du journal, aujourd’hui à la retraite, égayait ses samedis après-midi en l’invitant immanquablement à venir partager un apéro corsé sur la terrasse de sa petite maison, plantée comme une oasis au milieu de la ville, protégée de l’animation de la rue par une haute haie de thuyas centenaires. Le vieil homme, célibataire endurci et fier de son indépendance, passait ses week-ends, et sûrement pas mal des jours de la semaine se disait Mike, à siroter divers alcools sur sa vieille chaise de jardin. Il lisait, jouait aux cartes ou philosophait à tout-va sur la vie, les gens et cette saleté de temps qui passe à la fois trop vite et trop lentement. Mike devait souvent se rappeler de ne pas avoir pitié du vieil homme qui vivait confortablement dans sa folie et son alcoolisme, hors du temps et de toute convention sociale. Il prenait cependant toujours soin de ne pas lui rendre visite après quinze heures, car alors la dose d’alcool ingurgité durant la journée le rendait déjà mélancolique et légèrement incohérent. Il avait promis de passer demain pour un digestif après le repas de midi. Il se réjouissait de revoir son ami mais s’inquiétait comme toujours un peu de l’état dans lequel il le trouverait. Une fois, il était arrivé tard dans l’après-midi et avait dû péniblement l’aider à tituber jusqu’à son lit pour une sieste qui ressemblait plus à une cuvée de mauvais vin. Il s’était alors promis, pour sa santé mentale et au nom de leur amitié, de ne plus jamais revivre de tels moments.

Mike rentrait chez lui en ressassant ces souvenirs au goût aigre-doux. Comme ses pas le portaient automatiquement vers son domicile, il passa devant le Grand Magasin. Il dut ralentir un peu et lever la tête pour ne pas se heurter aux passants résolument plantés devant la vitrine. La nouveauté et l’étrangeté des créatures ne s’étaient pas encore dissipées et une foule certes moins dense mais toujours aussi acharnée se tenait à longueur de journée devant les vitrines étincelantes qui emprisonnaient les créatures.

En proie à une sensation étrange et désagréable, Mike s’arrêta pour de bon devant la vitrine. Quelque chose le tracassait. Il sentit un frisson de malaise lui remonter l’échine. En fixant du regard les créatures décharnées de l’autre côté de la vitrine, il ne put s’empêcher de sentir qu’elles en étaient la cause. Elles étaient toujours aussi misérables, maigres et décharnées. Toujours aussi passives, avec leurs yeux grands ouverts et leur balancement hypnotisant. Mais quelque chose d’autre le troublait. Il vit les trois êtres sans comprendre ce qui se passait. Trois ? Il lui semblait se souvenir que Sandra avait toujours parlé de deux. Mais ils étaient bien trois, là devant lui. Il faudrait qu’il redemande à la jeune femme.

Il sourit de ce prétexte parfait pour appeler Sandra ce week-end. Peut-être pourrait-il même l’inviter à aller vérifier ensemble demain après-midi. Une sorte de premier rendez-vous déguisé. Tout émoustillé, Mike se remit en marche en préparant mentalement ce qu’il allait dire à Sandra pour l’attirer, l’air de rien, vers ce piège inoffensif.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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