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Chapitre 4

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Il était à peine six heures lorsque la vieille dame se réveilla. Le souvenir de sa tartine de Frobeurre lui rendait la bouche pâteuse, comme si elle avait passé la nuit à digérer cette substance étrange. Elle eut un peu plus de peine que d’habitude à sortir son vieux corps de sous ses couvertures moelleuses.

Les cheveux en bataille et le pas traînant, elle prit néanmoins le chemin de la salle de bains pour chasser d’un bon coup de brosse les restes de ces souvenirs. Une fois la bouche fraîche et les cheveux lissés, elle entama sa routine quotidienne : elle mit à chauffer son éternelle bouilloire, sortit du frigo un yogourt à la fraise et attrapa dans la huche un bout de pain vieux déjà de quelques jours. Elle déposa son petit déjeuner sur la table basse du salon, face à la fenêtre. Elle se servit une immense tasse de thé bouillant qu’elle porta précautionneusement et qu’elle déposa, ainsi que la petite cuillère saisie au passage, près de ses victuailles.

Puis, comme chaque matin, elle ouvrit le rideau à coulisse qui la protégeait des lumières de la rue, étincelantes même en pleine nuit. Mieux que n’importe quelle émission de variétés, la vue sur la rue centrale et la vitrine du Grand Magasin ne la lassait jamais. Elle passait des heures à observer les gens aller et venir, à détailler les décorations saisonnières et à regarder voler les nuages dans le petit bout de ciel visible entre les toits. Elle devait bien reconnaître que, dans sa maison de campagne, elle avait passé pas mal de temps à regarder la télévision, juste pour occuper des après-midis solitaires. Depuis qu’elle avait déménagé en ville, le poste servait d’attrape poussière dans un coin du salon. La vie dans la rue était bien plus passionnante.

La vieille dame ouvrit son yogourt et y plongea sa petite cuillère. Elle stoppa net son mouvement lorsque son regard fut attiré par l’attroupement étrange qui s’était formé devant la vitrine du Grand Magasin. Il était à peine sept heure trente et les portes n’ouvriraient pas avant une heure. Pourtant, déjà une vingtaine de personnes s’agglutinaient contre la grande baie vitrée.

Intriguée, la vieille dame reposa son yogourt intact sur la table ronde, se leva et s’approcha aussi près que possible de sa fenêtre pour y voir plus clair. Les livreurs, les vendeurs et les quelques passants matinaux formaient une barrière solide qui l’empêchait de distinguer ce qui accaparait leur attention. Ce n’est que lorsqu’une femme à la taille plus que généreuse ouvrit une brèche dans cette muraille humaine en se remettant en marche qu’elle aperçut furtivement d’étranges mannequins dans la vitrine.

Ils ne ressemblaient pas du tout aux traditionnelles poupées en plastique blanc, à la peau unie et luisante. Les nouveaux venus ne semblaient pas plus humains, mais plus vivants, ou en tout cas moins figés. La vieille dame n’eut que le temps de deviner de longues silhouettes dégingandées, vêtues de haillons d’un gris-brun terne. Elles semblaient se balancer doucement, hésitant entre un trébuchement et un bercement. Mais ce qui marqua la vieille femme ce furent leurs yeux : grands, tristes et humides, les créatures dans la vitrine fixaient le vide avec une intensité étrange.

Déjà la foule se resserrait et la vision troublante s’évanouit. Perturbée plus que de raison, toute idée de petit déjeuner balayée, Magda se mit à chercher frénétiquement du regard une explication à ce malaise qui l’envahissait. Peut-être avait-elle mal vu, elle n’avait pas encore mis ses lunettes. Peut-être était-ce une image, un poster quelconque, une illusion. Pourtant, elle savait au fond d’elle-même que ce qu’elle avait vu était réel, aussi brève qu’ait été la scène.

Lorsqu’enfin ses yeux affolés réussirent à se focaliser sur la grande banderole fraîchement collée sur la vitrine, tout devint plus clair. Le slogan s’affichait en lettres stylisées : « Soutenez les plus démunis ! Acheter au Grand Magasin, c’est faire un geste pour vous et pour les autres ! ». Le Grand Magasin avait lancé sa nouvelle campagne d’automne.

A peine eut-elle mis le nez dehors, à la suite de sa fidèle canne en bois, que la vieille dame regretta de ne pas avoir emporté une écharpe dans sa hâte d’aller voir de plus près la nouvelle campagne du Grand Magasin. Il faisait encore plus froid ce matin que la veille. Le soleil, caché derrière les buildings à cette heure matinale, n’avait eu le temps de rien réchauffer. Les pierres renvoyaient le froid de la nuit et un petit vent sec et affûté transperçait son manteau et son chemisier de laine pour venir s’abattre sur ses os fragiles.

Magda ne voulut pourtant pas remonter chercher son écharpe et, serrant le col de son manteau autour de son cou, trotta vaillamment jusqu’au passage piéton. En attendant que le feu passe au vert, elle trompa son impatience en entreprenant de compter le nombre de camions parqués sur les trottoirs : quatre à gauche, trois à droite. Slalomant entre ces transporteurs échoués, les voitures se croisaient en retenant leur souffle, s’évitant par calcul ou par chance au centimètre près. Elle qui n’avait jamais manié que des bicyclettes s’inquiétait chaque fois qu’elle voyait des conducteurs distraits naviguer dans le trafic par à-coups.

La vision du trafic désordonné avait accentué son agitation naissante. La vieille dame préféra porter son attention sur les façades préservées de quelques anciens bâtiments bordant la rue. L’office de poste avait conservé son porche orné de moulures représentant des cavaliers et des messagers du siècle dernier. Les gouttières décorées de têtes de dragons avaient résisté aux pluies printanières, souvent violentes, et à la corrosion des gaz sortant des pots d’échappement. Le cuivre usé, tacheté de vert-de-gris, ne brillait plus depuis longtemps, mais conservait cet aspect ouvragé qui lui donnait son élégance. Magda ignora délibérément les portes défigurées par de lourds rideaux de fer, mais sourit en s’attardant sur les arches aux briques apparentes qui les abritaient. Elle aimait revoir la ville d’autrefois au travers de ces petits détails.

Apaisée, elle se remit en route d’un pas plus sûr lorsque le feu passa finalement au vert. De l’autre côté de la route, la foule avait encore grossi devant la vitrine. Des clients et des travailleurs des bureaux avoisinants étaient venus ajouter leurs corps à cette muraille vivante. La vieille femme dut user de toute la priorité que lui donnait son grand âge pour atteindre le premier rang de l’arène. En passant entre un homme en costume-cravate, un attaché-case à la main, et une mère entourée de trois marmots, pour une fois muets, elle se retrouva soudainement face à la vitrine mystérieuse et à ses occupants.

Maigres, sales, les cheveux en broussailles et les jambes arquées, deux créatures misérables occupaient l’entier de l’espace. Pas de décors, pas de mise en scène, pas de toile de fond cette fois-ci. Seules deux créatures étranges, oscillant doucement sur leurs jambes trop longues, aux yeux démesurés qui ne regardaient rien. La vieille dame porta une main à sa bouche et un cri s’étrangla dans sa gorge tendue. Elle n’avait jamais vu de spectacle pareil.

Elle qui avait traversé des temps durs, vécu dans une campagne pauvre où il n’était pas rare que les enfants décharnés entament de longues journées de labeur sans avoir englouti la moindre bouchée de pain, n’avait jamais fait face à une telle misère. Plus que cela, c’était un sentiment profond de tristesse et d’abattement qui l’avait saisie. En plongeant son regard dans les grands yeux gris-bleu des créatures, la vieille dame avait découvert un univers empli de vide, un monde d’absence et de creux. Face à ce gouffre, Magda se sentit perdre pied. Seule sa canne appuyée sur le béton gris du trottoir l’empêcha de sombrer la tête la première contre la vitrine.

Elle vacilla un peu et se reprit. Jetant un regard autour d’elle, elle se rendit compte que tous sans exception étaient comme elle hypnotisés par les créatures. Les yeux écarquillés, la bouche béante, hommes, femmes et enfants étaient prisonniers de leur regard troublant.

La vieille dame secoua énergiquement la tête. Elle entreprit de se sortir de la foule compacte, se frayant un passage à coups de canne et de coudes. Elle se dirigea sans se retourner vers l’entrée du Grand Magasin, décidée à demander tout de suite des comptes à son fils sur cette morbide mise en scène.

Un grand souffle chaud l’accueillit lorsqu’elle franchit l’entrée tournante du centre, mais il ne suffit pas à stopper les frissons incontrôlés qui parcouraient son corps.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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