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Chapitre 6

6

Jaques était à son poste ce lundi matin au comptoir d’accueil du Grand Magasin. Faisant face à la porte d’entrée, le stand de deux mètres de long, rouge brillant sous un éclairage vif, guidait tel un phare les clients dans les méandres du centre commercial. Le mot « information » s’étalait en grosses lettres noires sur la banderole solide qui le coiffait. Comme un gardien attentif, l’étudiant efflanqué se tenait au centre de cet îlot voyant et attendait patiemment de pouvoir renseigner toute personne qui se présenterait à lui.

A cette heure matinale, Jacques, les yeux encore froissés de sommeil, avait du mal à tenir la barre. Il fixait le fond de son gobelet de café en plastique, les paupière lourdes et les épaules voûtées. En le voyant, Magda eut un sourire indulgent. Elle aurait donné beaucoup pour échanger sa fatigue de vieille, faite de soucis et de mal au dos, contre celle du jeune homme, sûrement due à un excès de vie nocturne. Elle se rappelait vaguement qu’autrefois, avant même que naisse Martin, la musique et la danse l’avaient elle aussi tenue éveillée des nuits entières. Mais tout cela était bien loin à présent, comme appartenant à une autre vie.

La vieille dame chassa la nostalgie des vieux jours en secouant la tête et arriva de son pas trottinant jusqu’au comptoir.

– Bonjour Jacques, alors, le réveil est difficile ?
Jacques, qui ne l’avait pas entendue arriver, sursauta un peu. Un large sourire vint éclaircir son visage lorsqu’il leva les yeux sur Magda.

– Bonjour Maggie ! Mais qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure aujourd’hui ? Vous êtes à court de petit déjeuner ? s’exclama le grand jeune homme d’un ton taquin.
La vieille dame posa ses mains fripées sur le comptoir étincelant et sourit.

– Pas de petit déjeuner pour moi aujourd’hui, Jacques. Je dois parler à mon fils au plus vite ! Pourriez-vous me conduire à son bureau s’il vous plaît ?

Toute mère du Directeur qu’elle soit, il y avait beaucoup de zones du Grand Magasin où la vieille dame ne pouvait pas pénétrer seule. Les bureaux de la direction et de nombreux couloirs réservés aux employés étaient gardés par des portes verrouillées. Toute une hiérarchie de codes d’accès, d’espaces autorisés et de contrôles avait été mise en place par son fils, qui ne laissait rien au hasard. La vieille dame devait donc toujours demander à la personne de l’accueil de l’escorter jusqu’au bureau de son fils si elle souhaitait le voir en dehors de leur café quotidien. Heureusement, elle était appréciée de l’équipe d’étudiants qui se partageait ce poste et ils s’empressaient toujours de l’accompagner et d’ouvrir pour elle les nombreuses portes gardées.

– Vos désirs sont des ordres, Maggie ! s’écria Jaques avec emphase en contournant le comptoir.

Il offrit son bras à la vieille dame, qui s’y appuya avec reconnaissance. Le couple ainsi formé se mit en route, doucement, vers le fond du magasin, pour entrer dans les coulisses du centre.

 

– Maman ! Que fais-tu là si tôt ? Tout va bien ? lança Martin en ouvrant la porte de son bureau, une tasse de café dans une main, des miettes de croissant encore collées sur l’autre.

– Bonjour, mon chéri, répondit calmement la vieille dame. Je vais bien, merci, et toi ?

Se remettant de sa surprise, Martin s’effaça pour laisser entrer sa mère. Il signifia d’un petit geste à Jacques qu’il pouvait retourner à son poste. Puis, après avoir fermé la porte, il se retourna pour faire face à sa mère qui s’était assise dans son fauteuil en cuir de Directeur, sa canne posée en équilibre sur l’accoudoir gauche. Elle semblait encore plus ratatinée, perdue dans cet amas de coussins noirs et imposants. Une vieille femme prête à être avalée par un néant moelleux. Pourtant, il émanait de ce vieux corps une force calme et résistante, témoignant qu’elle n’avait pas encore renoncé au long combat de la vie.

– Martin, attaqua Magda d’une voix péremptoire, que veut dire ce cirque macabre dans ta vitrine ?

Au ton de cette voix, et au silence qui plana après, le Directeur, grand homme grisonnant à l’allure soignée, perdit un peu de sa superbe. Il rentra la tête dans ses épaules, comme lorsque, petit, il se faisait reprendre pour une bêtise et, sans s’en rendre compte, baissa les yeux.

– Mais de quoi tu parles maman ? demanda-t-il d’un ton plaintif.

– Tu sais très bien de qui je parle, Martin, reprit la vieille dame, comme un juge impatient. Je parle de ces créatures qui sont apparues dans la vitrine hier soir. Et du slogan au-dessus. Qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Quelle est cette nouvelle manigance ?
La voix de la vieille dame avait tremblé, brisant le crédit de son autorité. En évoquant les créatures, elle les avait revues telles que dans la vitrine à peine quelques instants plus tôt. Les corps décharnés, les yeux tristes et ce grand vide qu’il était urgent de combler.

Accompagnant le frisson de sa voix, son corps fut traversé de spasmes incontrôlés qui secouèrent le grand fauteuil et firent tomber sa canne.

Le bruit résonna dans le silence capitonné du bureau. Martin, retrouvant son sang-froid, se redressa et répondit avec un peu trop de force :

– C’est notre nouvelle campagne de pub pour l’automne. Un coup de génie de Katie, du service de communication. Elle a monté ça en deux jours, pour trois fois rien ! s’enthousiasma-t-il. On va faire monter les ventes en flèche !

Un sourire béat se dessinait sur les lèvres du Directeur du Grand Magasin à l’évocation des affaires faramineuses à venir. La vieille dame n’en fut pourtant pas émue mais inquiétée.

– Mais qui sont ces créatures ? D’où viennent-elles ?

– Alors là, aucune idée ! s’exclama Martin avec une espièglerie toute enfantine. Katie les a amenées en présentant son concept. Elle a assuré que tout était en règle. Je n’ai pas cherché à en savoir plus, il faut savoir déléguer et faire confiance.

Le ton condescendant de son grand gamin de fils ne plut pas à la vieille dame, qui s’entêta :

– C’est horrible ! Ces êtres font mal au cœur !

– Mais c’est là tout le concept, maman ! Il faut qu’ils fassent pitié, c’est pour mieux accrocher les passants.

La vieille femme ne sut que dire devant cette évidence. Elle aurait voulu crier : « Mais on ne peut pas traiter les gens ainsi ! » Sans savoir si elle se référait aux créatures ou aux clients. Mais les mots moururent dans sa gorge avant d’avoir franchi ses lèvres. Si, on pouvait. Elle le savait bien. Elle avait vu d’autres cruautés au cours de sa longue vie. Son fils n’était ni meilleur ni pire qu’un autre.

Vaincue, elle baissa les yeux, se hissa hors du grand fauteuil de cuir et commença à se baisser pour ramasser sa canne. Martin se précipita et la devança.

– Merci d’être passée, maman, mais j’ai beaucoup de travail maintenant. Je vais te raccompagner à l’accueil. On se reverra demain pour le café.

Le Directeur du Grand magasin rendit sa canne à la vieille dame qui se laissa reconduire, docilement et tristement, jusqu’au comptoir d’accueil.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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