a a a

© 2022-2024 Eloïz

Chapitre 28

28

Assise confortablement sur la banquette arrière de la berline de location, la vieille dame s’en voulait de ne pas apprécier davantage l’excursion. Pour une fois que son fils lui proposait de l’emmener quelque part, elle aurait donné beaucoup pour ne pas devoir y aller. Ou pour pouvoir s’en réjouir. Soit l’un soit l’autre. Au lieu de cela, c’est avec une boule au ventre et la gorge sèche qu’elle avait été un peu forcée d’accepter.

– Tu verras, maman, je vais te montrer, c’est un très bel endroit, avait argumenté Martin. Je passerai te chercher en bas de chez toi à huit heures demain, habille-toi bien, avait-il ajouté, insensible au malaise de sa mère.

Magda se disait qu’elle récoltait bien malgré elle la monnaie de sa pièce. Puisqu’elle avait été celle qui avait suggéré que les créatures soient placées dans un lieu approprié, il était juste qu’elle soit la première à découvrir le terrain vague choisi par son fils. Aucune gloire ne venait cependant accompagner son vieux cœur fatigué dans la voiture. Elle aurait volontiers cédé sa place à toute autre personne intéressée. Mais Martin avait insisté et elle ne voulait pas donner l’impression de renier ce qu’elle lui avait dit à peine quelques jours plus tôt.

A quinze kilomètres de la route, il fallait bifurquer et s’enfoncer dans les terres, dépasser quelques vieilles fermes délabrées et conduire encore plusieurs kilomètres sur une route à peine goudronnée. Secouée sur le siège avant de la voiture, malgré les coussins rembourrés et les amortisseurs neufs, la vieille dame avait l’impression de remonter le temps et de se retrouver, comme quand elle était petite, à courir les routes de campagne. Elle se souvint, avec un pincement au cœur, de sa petite maison qu’elle avait quittée quelques années plus tôt pour s’installer en ville. Elle n’avait pas réalisé à quel point les arbres et le bruit du vent dans les feuilles lui avaient manqué.

A un moment, la route s’était simplement arrêtée, se perdant dans le grand terrain vide. Autour du champ, comme posée par erreur, une solide palissade finissait d’être érigée par des ouvrier bruyants.

– Et voilà, avait annoncé non sans fierté Martin en ouvrant la portière de la voiture.

Il avait contourné le véhicule, ouvert la porte du passager et aidé à mère à s’extirper de son siège.

– C’est beau, non ? avait-il continué, enthousiaste. Personne ne pourra me reprocher de maltraiter ces créatures ! Tout cet espace rien que pour elles, là où elles n’embêteront personne et ne risqueront pas d’être embêtées.

La vieille dame était restée silencieuse, parcourant de ses yeux ternes la grande étendue vide et clôturée. Elle était troublée, sans savoir pourquoi. Un sentiment de malaise la taraudait. Plus elle regardait le nouveau pays des créatures, plus une peur insidieuse envahissait son corps, remontant le long de son cou. Elle frissonna sans retenue, sa canne tambourinant sur la frontière d’asphalte.

– Ça va, maman ? Tu as froid ? s’inquiéta Martin.

– Non, non, tout va bien, mentit-elle. Je suis juste un peu fatiguée du voyage. Alors c’est ici que vous avez choisi de les parquer. Es-tu sûr que c’est la bonne solution ?

– Mais maman, ce sera parfait !

– Et si elles continuent de se multiplier ? Ne seront-elles pas à l’étroit après un temps ?

– Un problème après l’autre, maman. Pour l’instant, elles auront tout l’espace nécessaire. Si elles continuent à se multiplier, ma foi, ce n’est plus mon problème. Je ne m’occupe pas de la surpopulation mondiale, je ne vais pas commencer à m’occuper de la leur !

C’était vrai. La vieille dame ne pouvait pas lui reprocher de ne pas anticiper ce problème. Peut-être les créatures cesseraient-elles de croître quand l’espace serait saturé. Comme les poissons qui grandissent en fonction de la taille de leur aquarium. Ou peut-être était-il juste de les laisser gérer leur population elles-mêmes, même si elles ne semblaient pas en mesure de gérer quoi que ce soit. Son malaise était sûrement dû à autre chose, tentait-elle de se convaincre. Le parc semblait bien, l’endroit calme et la lumière abondante. Ici, les créatures se feraient vite oublier. La vie de la ville reprendrait son cours.

Magda ne dit rien sur le trajet du retour, mais son fils, tout à son triomphe, ne s’en offusqua pas. Il la redéposa devant chez elle mais ne prit pas le temps de monter pour un café.

– Il faut que je finisse les derniers préparatifs pour demain, mama. Jacques m’attend au Grand Magasin. Il est bien, ce garçon, je l’ai mis en charge de la coordination, il me semble dégourdi.

Magda sourit et approuva. Elle remonta seule dans son deux-pièces et se fit une grande tasse de thé qui ne suffit pourtant pas à la réchauffer.

Lire le chapitre suivant

Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire