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Chapitre 24

24

Martin Bartan était dans tous ses états. Non content de voir son commerce troublé, des clients méfiants et ses employés distraits, il s’était fait passer un savon par le Maire ce matin même sans la moindre chance de contre-attaquer. Cela avait commencé par l’entrée timide mais déterminée de sa secrétaire dans son bureau :

– Monsieur le Directeur, avait-elle entamé d’une voix mal assurée…

Martin Bartan avait à peine levé les yeux du rapport qu’il avait sous le nez, disposé à ne pas prêter la moindre attention à sa secrétaire qui s’avançait.

– Je suis désolée de vous déranger, avait-elle repris. Monsieur le Maire insiste pour vous voir séance tenante, il vous attend à son bureau.

– Je vous ai dit de lui dire que je ne suis pas disponible, Lucie, répéta machinalement l’homme absorbé par sa lecture.

N’entendant pas l’habituel pas traînant de Lucie s’éloigner de son bureau, et sentant confusément une présence qui se tortillait dans l’encadrement de la porte, Martin Bartan leva finalement les yeux. Il découvrit sa secrétaire les traits tendus, partagée entre l’obligation de faire entendre son message et celle d’obéir à son supérieur.

– Qu’est-ce qu’il y a, Lucie ? demanda-t-il afin de soulager la malheureuse d’un poids qui semblait largement la dépasser.

– C’est que la secrétaire de Monsieur le Maire a été très claire, vous êtes convoqué à l’hôtel de ville. Il ne s’agit plus d’une demande cette fois.

Lucie referma vite ses lèvres fines sur cette dernière phrase, étonnée elle-même d’avoir eu l’audace de transmettre un ordre à son chef. Elle rentra d’ailleurs légèrement la tête dans ses épaules couvertes d’un chandail informe, attendant que s’abatte la colère qui, immanquablement, viendrait. Mais rien ne se produisit.

Etonnamment calme, Martin Bartan se leva, attrapa le veston posé sur le dossier de sa chaise en cuir noire, se dirigea lentement vers le portemanteau pour y attraper son manteau d’hiver matelassé, et sortit sans un bruit du bureau. Lucie, incrédule, regarda son patron partir à la rencontre du Maire et se dit qu’elle aurait peut-être préféré quelques éclats de voix, plutôt que ce silence menaçant.

 

Martin Bartan parcourut les quelques centaines de mètres qui séparaient le Grand Magasin de l’Hôtel de Ville dans un état second. Lui d’ordinaire éveillé et attentif à la moindre manifestation de vie urbaine se déplaçait désormais comme un somnambule. Il croisa à plusieurs reprises, de plus ou moins loin, les créatures éparpillées de ci-de-là. Il remarqua bien que les voitures roulaient d’un rythme saccadé et désordonné. Les passants semblaient anxieux, se retournant régulièrement, comme guettant un danger dans leur dos. Il flottait cependant dans une bulle d’indifférence, détaché de tout, sans même quelques pensées pour troubler le calme qui s’était installé en lui.

Le calme fut de courte durée. A peine eut-il poussé la porte de l’Hôtel de Ville que la secrétaire du Maire, l’éternelle Miss Line, se leva de sa chaise et fila prévenir son supérieur en prenant à peine le temps de lancer un bref :

– Bonjour, Monsieur Bartan.

La jeune femme revint quelques secondes plus tard, avec sur les talons un Maire que Martin n’avait encore jamais vu. Le visage placide et l’allure bonhomme avaient fait place à des sourcils froncés et à un corps agité de tremblements. Le costume trois pièces froissé, les rares cheveux plaqués plus sévèrement que d’habitude sur un crâne luisant. Les yeux cernés malgré l’absence de lunettes.

– Martin, bonjour, merci d’être venu, dit le Maire en tendant une main moite que Martin Bartan serra avec un peu de réticence. Suivez-moi dans mon bureau, nous avons à parler.

Sans attendre de réponse, le Maire tourna les talons et traversa en quelques pas les deux couloirs et la porte solide qui séparait son antre de la réception où Miss Line, comme une gardienne dévouée, régnait en maître. A peine la porte fut-elle fermée que le Maire, se retournant énergiquement et manquant à l’invitation habituelle de café et de biscuits, s’écria :

– Martin ! Vous avez mis la ville sens dessus dessous avec vos créatures, il va falloir faire quelque chose ! Que vous ayez des hurluberlus dans votre vitrine, soit, c’est votre problème. Mais que vous les lâchiez ainsi en pleine ville, sans en informer aucunement les autorités, vous avez outrepassé votre droit !

Martin Bartan n’avait jamais vu le Maire dans cet état et, devant la véhémence de son ton, qui laissait bien voir que la situation était sérieuse et demandait à être traitée comme telle, se retrouva sans voix. Loin de faiblir, l’assaut reprit de plus belle.

– Les rues sont encombrées de créatures étranges, les passants s’inquiètent, les voitures ne circulent plus qu’en pointillé. Des groupes de défense citoyenne, puisque ce nom ridicule affranchit les excités de tous bords, fleurissent dans chaque quartier. Je vais bientôt avoir une guerre civile sur les bras. Ou pire, une contestation politique ! Et pardessus tout, comme si cela ne suffisait pas, la journaliste de la Gazette avec qui vous semblez vous entendre si bien harcèle Miss Line du matin au soir pour avoir, je cite, « le point de vue des autorités sur la situation ». Vous avez intérêt à me trouver une solution pour ranger tout ce merdier, et vite !

Le cri claqua dans le bureau comme un gong ponctue une litanie. Martin fut sérieusement ébranlé, surtout parce que si le Maire se prenait à dire « merde » au milieu de son discours, c’est qu’il devait être sérieusement énervé. Et cela faisait longtemps que Martin n’avait pas eu à faire à une personne énervée, de plus supérieure à lui, devant laquelle il devait répondre de ses actes. Il tenta un timide :

– C’est Katie qui…

Mais comme on reprend un enfant trublion, le Maire le coupa net :

– Je me fiche de savoir qui a fait quoi ! C’est une catastrophe et je vous en tiens responsable. Vous avez une semaine pour ramener la paix à Tribom et débarrasser les trottoirs de ces êtres nuisibles.

Martin Bartan n’eut plus qu’à courber l’échine et ressortir pataud comme jamais du bureau du Maire en se demandant quelle solution il pourrait bien apporter pour que la situation s’apaise. Il passa devant Miss Line sans même lui dire au revoir, mais sentit le regard lourd de mépris qu’elle fit peser sur son dos jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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