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Chapitre 9

9

Depuis l’arrivée des créatures et la une du journal qui s’en était suivie, Jacques n’avait plus une seconde à lui. Le job d’étudiant barbant mais tranquille qu’il occupait depuis des mois, derrière son comptoir d’accueil délaissé des clients pressés, s’était du jour au lendemain transformé en un haut poste d’information.

Les clients, attirés comme des mouches par les créatures en vitrine, n’arrêtaient pas d’entrer et sortir du Grand Magasin, pour y acheter tout et n’importe quoi, à toute heure de la journée. Certains car ils croyaient réellement venir en aide aux pauvres mannequins en consommant à tout-va. D’autres car ils n’osaient pas montrer publiquement qu’ils venaient juste dévisager les créatures, et s’amendaient donc en prétextant un besoin urgent de pain ou de savon vaisselle. D’autres encore, attirés simplement par la foule et les cancans, passaient leur temps à errer dans les allées et à saisir le moindre regard pour se lancer dans de grands débats avec de parfaits inconnus.

Au milieu de cet océan humain, Jacques tenait la barre en dirigeant les flots de clients dans les endroits adaptés, et désengorgeait régulièrement l’entrée en incitant fortement les badauds à poursuivre leur conversation au café du centre. Il devait également répondre à une floppée de questions au sujet des créatures, car les gens s’imaginaient qu’il était dans le secret en tant qu’employé du Grand Magasin. Les seules réponses qu’il donnait en fait émanaient d’une directive stricte édictée par la Direction du Grand Magasin et se terminaient invariablement par « nous ne souhaitons pas divulguer d’information sur la vie privée de nos employés ».

Jacques ne se sentait pas à l’aise dans ce nouveau rôle, bien qu’il fît de son mieux pour garder la tête hors de l’eau. Ce matin encore, il avait tenu le cap en répondant invariablement à une nouvelle fournée de curieux. Lui qui s’était toujours laissé vivre au jour le jour, il commençait à comprendre pourquoi tant de ses amis attendaient impatiemment le week-end. En se levant ce vendredi matin, à peine quatre jours après le début de la campagne, seule la perspective de deux longs jours de congé tout proches lui avait donné la force d’enfiler pour quelques heures encore son uniforme pimpant rouge et noir afin de rejoindre son poste au Grand Magasin.

Il était cependant à peine dix heures du matin que Jacques commençait déjà à envisager sérieusement un changement de carrière. Trois heures de foule indistincte et bruyante l’avaient vidé du peu d’énergie qu’il lui restait. Il en était venu à se retenir d’être désagréable avec les clients et à serrer les dents en regardant les heures défiler sur la grande horloge murale suspendue au-dessus de l’allée éclairée de néons, lorsqu’il reconnut la silhouette frêle et le pas lent de Magda, ce qui lui rendit d’un coup le sourire.

Le jeune homme contourna prestement son comptoir, coupant le sifflet à une grosse bonne femme qui lui répétait pour la dixième fois combien elle était fière de contribuer à une noble cause en engraissant délibérément. Il s’avança au-devant de Magda et vint lui prendre délicatement le bras.

– Magda, bonjour. Vous ne savez pas comme ça me fait plaisir de vous voir ! Enfin une personne saine d’esprit à qui parler !

– Bonjour Jacques, lui répondit la vieille dame en souriant. Si une vieille comme moi sert de référence en matière d’esprit, le monde court définitivement à sa perte.

– Il court à toute allure, Magda ! Je n’ai plus croisé une personne raisonnable depuis le début de cette campagne.

Réalisant un peu tard qu’il critiquait ouvertement le travail du fils de la vieille dame, Jacques se mordit la lèvre. Mais Magda leva vers lui des yeux pétillants.

– Ne m’en parlez pas ! Depuis ma fenêtre, j’observe chaque jour la foule devant la vitrine. C’est à croire que mon fils et sa belle Katie ont ensorcelé toute la ville. Il y en a qui restent bouche bée à regarder ces malheureuses créatures pendant des heures. Chaque jour en plus !

– Oui, tout cela ne me dit rien qui vaille, soupira Jacques. Toute cette histoire finira mal, je le sens.

Le couple était finalement arrivé au comptoir après avoir esquivé plusieurs clients pressés d’aller nulle part, quelques enfants perdus et des chariots pleins à craquer poussés par des hommes et des femmes qui ne feraient certainement rien de leurs contenus. La grosse dame que Jacques avait soudain cessé d’écouter était partie, outrée, se consoler avec une tarte à la crème et tenait la jambe à la serveuse du café. La pauvre employée faisait visiblement de son mieux pour ne pas la contrarier et reculait petit à petit vers le fond de son comptoir.

Jacques entassa plusieurs brochures colorées dans un coin et fit une place pour que la vieille dame puisse poser son sac sur le comptoir.

– Alors, qu’est-ce qui vous amène, Magda ? demanda-t-il, content de pouvoir discuter réellement pour un instant, car il s’intéressait sincèrement à la vieille dame qu’il aimait beaucoup. Ne me dites pas que vous aussi vous allez acheter mille bêtises sous prétexte que ça viendra réconforter ces pauvres diables dans la vitrine ?

– Je suis vieille mais pas encore sénile ! répliqua Magda en faisant mine de se fâcher. Je sais bien que ce triste cirque ne sert qu’à faire vendre. Mon fils ne perd rien pour attendre, toute cette histoire lui retombera dessus, c’est à prévoir !

Jacques vit passer à la fois de la colère et de la tristesse dans les yeux de la vieille dame. Il savait combien elle aimait son fils, même si l’idée de ressentir autre chose que de la crainte ou de la méfiance à l’égard son patron lui restait étrangère.

– Jacques, je ne suis pas venue voir mon fils aujourd’hui, déclara Magda d’un ton qui sonnait presque comme un défi. Je suis venue vous voir vous, pour être franche. J’ai un service à vous demander.

– A moi ? répondit le jeune homme incrédule. Qu’est-ce que je peux pour vous ?

– Oh rien de bien difficile, je vous rassure, dit-elle, souriant de voir le visage sérieux de Jacques. L’ampoule du plafonnier du salon est cassée et je suis incapable de la changer seule. Mon fils est bien trop occupé pour venir m’aider. Alors je me disais que je pourrais vous engager pour une petite heure de réparation après votre journée. Je vous payerai, bien entendu !

– Mais pas de problème ! s’exclama Jacques. Je vous rends se service avec plaisir dès cet après-midi. Je finis à quatorze heures. Est-ce que ça vous convient si je passe chez vous après ? Et ne parlez pas de salaire, je fais ça avec plaisir contre un bon petit café avec vous !

– Jacques, vous êtes trop gentil ! Alors c’est entendu, je prépare le café et les biscuits et je vous attends après votre travail.

– C’est parfait, conclut le jeune homme. Avez-vous déjà une ampoule de rechange ou je dois en acheter une en route ?

– Non, non, des ampoules j’en ai de toutes les tailles en réserve. Mon mari était un bricoleur et un économe, j’en ai retrouvé une collection entière au grenier en déménageant. Il y en aura bien une qui conviendra.

– Alors préparez le café et je serai là !

Satisfaite et rassurée de pouvoir à nouveau traverser son salon de nuit sans craindre chaque obstacle invisible dans l’obscurité, la vieille dame s’éloigna à petits pas du comptoir sous le regard bienveillant de Jacques. Ce dernier sourit à la perspective de son goûter inattendu. Magda était tout ce qu’il aurait aimé trouver en sa grand-mère s’il en avait eu une : un visage rond et ridé, des yeux doux et pénétrants à la fois, une force tranquille faite d’expérience et de sagesse. Jacques ne comprenait pas que M. Bartan ne passe pas plus de temps avec sa mère et ne profite pas des quelques années qu’il restait à Magda pour la couvrir d’attentions et d’amour. Lui aurait saisi chaque instant au côté de la vieille comme un cadeau.

Il pensa involontairement à ses parents, à son père disparu bien des années plus tôt, à sa mère qu’il ne voyait plus que sporadiquement, le moins souvent possible, pour éviter les immanquables disputes qui les déchiraient depuis toujours. Tous ces souvenirs l’assaillirent d’un coup, comme une flèche en plein cœur, et il vacilla derrière son comptoir luisant. La famille semble toujours belle chez les autres, soupira-t-il en se reprenant. Devant lui, se tenait à nouveau la grosse dame, les doigts encore collants de tarte à la crème, prête à disputer un nouveau round de lamentations avec le jeune homme.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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