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Chapitre 16

16

Il faisait sombre ce soir, la lune à peine croissante diffusait une lueur pâle sur les murs des immeubles. Tribom était une ville calme, ses allées étroites n’étaient habitées d’aucun malfrat, pas de coupe-gorge à éviter, pas de vandalisme plus inquiétant que quelques tags provocateurs sur les murs vides des bâtiments en chantier. Une fois le soleil couché, les rues se vidaient rapidement, chacun rentrant chez soi retrouver le confort d’un canapé moelleux, d’un repas mijoté ou d’une douche chaude.

Katie se félicitait de la quiétude de ce début de nuit lorsqu’elle sortit discrètement du Grand Magasin. Vêtue d’une tenue de sport sombre et informe, sa tignasse blonde soigneusement cachée sous un bonnet de grosse laine noire, ses éternels talons hauts remplacés par des baskets molles, la jeune femme était méconnaissable. Si d’aventure un curieux s’était trouvé sur place, ou à la fenêtre de son appartement, et avait vu cette grande silhouette camouflée, il n’aurait eu aucune chance de reconnaître la pimpante cheffe du marketing du Grand Magasin.

La jeune femme passa quelquefois devant la vitrine du Grand Magasin, jetant un regard à la fois aux rues avoisinantes et aux fenêtres aux rideaux tirés. Personne en vue. Katie contempla ensuite longuement les créatures dans la vitrine. Elles étaient vingt-trois à présent. Gardant leurs yeux éternellement ouverts, même de nuit nota-t-elle, fixant l’horizon d’un regard vide où ne passait jamais une émotion ou un signe de vie quelconque. Lorsqu’elle avait amené les deux premières créatures, les tirant doucement par le bras au travers de la ville pour les faire finalement échouer dans la vitrine du Grand Magasin, Katie avait été loin de se douter des troubles qu’elles apporteraient. Des troubles finalement minimes, puisque le seul tort de ces êtres étranges était de se multiplier. Se multiplier et ne permettre aucune communication, se corrigea la jeune femme. Peut-être était-ce cette absence totale de reconnaissance qui gênait les gens. Plus encore que leur nombre, le problème était que personne ne pouvait entrer dans la moindre intimité de ces créatures. Elles restaient impassibles, ne montraient aucun signe de joie, de tristesse, de reconnaissance ou de toute autre émotion humaine. C’est pour cela que les gens s’étaient lassés, puis commençaient à être effrayés. Katie savait bien que, pour que les gens s’impliquent, il fallait qu’il se sentent concernés, qu’ils éprouvent un minimum d’empathie, un rattachement à leur propre personne. Ces créatures, grâce à leur apparence si humaine, avaient donné le change au début. Pourtant, très vite, elles s’étaient révélées aussi humaines que des tables, des chaises ou n’importe quel objet inanimé. Comme blâmer le public de ne pas vouloir, de ne pas pouvoir, sympathiser avec elles ?

Katie se faisait cette réflexion tout en commençant à ouvrir la porte de la vitrine du Grand Magasin. Une porte discrète, située à l’extrême gauche de la baie vitrée, réservée strictement au personnel du magasin. Seule la serrure, petit rond d’acier scellé, laissait deviner la coupure dans la grande vitre polie. Un instant, la jeune femme, d’ordinaire peu impressionnable, eut un doute. Et si les créatures se mettaient soudainement à agir ? Si, l’entendant pénétrer dans ce qui était désormais leur territoire, elles se tournaient vers elle, leurs quarante-six yeux braqués sur elle, sans un sourcillement ? Et si elles se mettaient à bouger ? à l’encercler ? Que pourrait-elle faire seule contre une armée ?

Katie se moqua d’elle-même pour se donner du courage. « Allez, ma grande, ça fait des semaines qu’elles ne bougent pas, c’est pas comme si t’allais devenir le messie qui les sortirait de leur apathie ! ». A peine rassurée, elle finit d’ouvrir la porte et pénétra dans la grande vitrine sans un bruit.

La première chose qu’elle remarqua fut l’odeur. Une odeur légère, comme de la terre retournée, ou un citron pressé. Quelque chose de frais et de piquant en même temps. Une fragrance naturelle, qui passait inaperçue dans le Grand Magasin, diluée entre les effluves de pain frais et les parfums du rayon cosmétique. Dans la vitrine, de nuit, alors que le Grand Magasin était vide de toute interférence, Katie remarqua pour la première fois l’odeur subtile que dégageaient les créatures. Elle en fut surprise, mais aussi étrangement soulagée. Cela lui rappelait les promenades en forêt qu’elle aimait faire du temps de ses études. Une vague de nostalgie l’assaillit et faillit l’emporter. La jeune fille se ressaisit à nouveau, pinçant de ses doigts fins l’arête de son nez, assez fort pour que la douleur la sorte de sa torpeur. Ce n’était pas l’heure de se laisser aller à des souvenirs, aussi plaisants soient-ils.

Elle se redressa et fit un pas en direction de la première créature. L’odeur de sous-bois s’intensifia légèrement, mais le mannequin ne bougea pas. Très doucement, prête à fuir à tout instant, Katie toucha du bout des doigts la manche du vieux T-shirt dont était vêtue la créature. C’était une des plus grandes de la tribu. Elle devait bien faire deux mètre trente, se dit Katie en levant les yeux pour ne pas quitter ceux, immobiles, de la créature. Elle tira doucement sur le tissu, consciente de la texture grossière de l’étoffe, de la crasse artificielle qui le recouvrait – un truc pour les rendre encore plus misérables, bien que cela ait été inutile. Comme la créature ne bougea pas d’un pouce, Katie tira un peu plus fort.

Cette fois, la grande chose oscilla légèrement dans la direction de Katie, devenue petite à ses côtés. Alors Katie tira un bon coup et la créature trébucha de côté, se rapprochant sans pour autant détourner le regard. La jeune femme, perdant toute crainte, se mit alors à conduire par à-coups la créature, la fit passer difficilement par la porte, trop petite pour cette longue silhouette, insistant en tirant sur son T-shirt pour qu’elle trouve un moyen de franchir cet obstacle. Après de longues minutes d’effort, Katie se retrouva dehors avec la créature qu’elle tenait par la manche.

Elle eut une seconde d’hésitation en lâchant sa proie, s’attendant à nouveau à la voir réagir au changement de décor, à l’air froid de cette nuit d’hiver ou à la lumière tamisée de la lune. Mais rien ne se passa. La créature resta debout là où Katie avait cessé de la tirer, les yeux fixant un horizon invisible, impassible sur ses longues jambes.

Cela lui prit une bonne partie de la nuit, mais Katie finit par faire sortir une par une toutes les créatures de la vitrine. Elle les déposa au hasard sur le trottoir, juste assez loin de la vitrine pour qu’elles n’encombrent pas le passage. La vitrine était maintenant déserte, vide, avec juste une légère odeur de sapin flottant entre les murs blancs et les lumières éternelles qui s’y reflétaient. Alors, satisfaite, Katie verrouilla la grande porte vitrée à double tour et quitta le Grand Magasin sans un autre regard pour les créatures qu’elle avait rendues à la rue.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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