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Chapitre 1

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Quelle place donner à des êtres auxquels on ne comprend rien?
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Martin Bartan se disait que la vie serait plus facile si sa mère était morte. Bien sûr, il ne se permettait pas de le penser en ces termes. Il n’avait jamais mis de mots sur le sentiment d’impatience et d’ennui qui le saisissait à chacune de leurs rencontres, mais le fait était qu’il n’arrivait pas à se concentrer sur ce qu’elle disait. Il attendait, les nerfs tendus, que le temps passe. La frustration grandissait au creux de son ventre, le rendait cassant, et seul le trajet fait bras dessus bras dessous pour la raccompagner à la porte du Grand Magasin l’apaisait. Au moment des « au revoir » il se sentait libéré.

Martin Bartan savait que la source de son impatience n’était pas sa mère, qui était somme toute une vieille dame sympathique, mais le stress constant qui l’habitait : il manquait de temps.

Directeur et fondateur du Grand Magasin, il aurait voulu consacrer chaque heure, chaque minute et chaque seconde au développement de son commerce. Parfaire ses stratégies de vente, houspiller ses employés improductifs, déceler dans ses rapports les failles à colmater et les opportunités à exploiter. Cet homme à la cinquantaine bien entamée ne pouvait se défaire de l’idée que seul le manque de temps l’empêchait de faire du Grand Magasin un réel temple de la consommation. Car malgré tous ses efforts, les ventes stagnaient depuis plusieurs mois. Les bénéfices, modestes, ne permettaient pas d’entreprendre les rénovations nécessaires. La porte tambour de l’entrée continuait à tomber trop fréquemment en panne et la peinture défraîchie des couloirs trahissait l’âge du bâtiment. Attablé au tea-room avec sa mère, Martin Bartan voyait s’enfuir, impuissant, les minutes et les heures qui auraient pu lui apporter la gloire tant rêvée.

Martin ne pouvait cependant pas reprocher à sa mère sa présence, puisque c’était lui qui avait insisté pour qu’elle emménage au centre-ville après le décès de son mari. Il avait dû longuement argumenter car la vieille femme avait les racines plus solides que les chênes qui entouraient sa petite maison de campagne.

– Maman, sois réaliste, ta maison est loin de tout. S’il t’arrive quoi que ce soit, il peut bien se passer des jours avant que quelqu’un s’inquiète.

– Tu oublies Hugo, Martin, avait rétorqué faiblement sa mère. Il vit à un kilomètre à peine, il vient me voir presque tous les jours.

– Maman, arrête. Hugo est vieux et usé jusqu’à l’os. Qui sait combien de temps il pourra encore marcher. Et il refuse toujours le téléphone ! Si déjà il vient te voir, et te trouve en difficulté, comment veux-tu qu’il alerte un médecin ?

– Oui, mais si je m’en vais, Hugo sera seul pour de bon. Je ne peux pas l’abandonner.

– Hugo ne restera pas seul. J’ai discuté avec sa fille l’autre jour, tu sais, Marie qui travaille au salon de coiffure. Elle va le convaincre de déménager pour un appartement surveillé au centre-ville. Elle aussi s’inquiète de le voir si loin. Tu vois, il n’y a plus rien pour te retenir là-bas.

Les négociations avaient duré des semaines. Sa mère trouvait toujours une raison de rester dans leur maison familiale. Martin avait dû sérieusement lui forcer la main pour qu’en fin de compte elle capitule. Il se sentait un peu coupable d’avoir menti à propos d’Hugo, qui ne bougerait jamais, aux dires de Marie, qui n’avait absolument pas l’intention de le forcer à déménager. Hugo se retrouverait effectivement seul dans le hameau déserté. Chacun ses problèmes, s’était répété Martin pour calmer sa conscience. Si Hugo se sentait trop seul, il lui suffirait de changer d’avis et de venir s’installer en ville.

Quoi qu’il en soit, Martin avait choisi pour sa mère un joli trois-pièces moderne dans l’immeuble en face du Grand Magasin. Refait à neuf il y avait à peine cinq ans, l’appartement était équipé d’un système d’assistance ultra performant, permettant de contacter à toute heure l’infirmier de garde logé au premier étage. Des repas pouvaient être livrés à domicile sur demande, à toute heure du jour. L’entrée sécurisée assurait la tranquillité des résidents et tenait à distance les visiteurs indésirables.

Satisfait de la couverture technologique, Martin avait ensuite laissé sa mère transporter plusieurs de ses vieux meubles ainsi que son tapis usé pour s’installer à sa guise. Elle n’avait pas voulu entendre parler de fauteuil neuf ni d’armoire coulissante, préférant la familiarité et la solidité du buffet en chêne qui abritait sa précieuse vaisselle. Martin, bien que dubitatif, l’avait laissée faire. Il payait sans rechigner le loyer exorbitant de sa poche, car sa mère avait pour toute fortune des livres centenaires et une rente misérable. Il se complaisait à penser qu’il avait largement racheté sa faute et que même le vieil Hugo serait forcé d’admettre qu’il s’occupait de sa mère comme un fils dévoué. Sans compter qu’il accordait quotidiennement une heure de son précieux temps à sa mère pour l’entendre raconter des futilités autour d’un café amer.

 

En ce samedi maussade, Martin venait de raccompagner sa mère jusqu’à la sortie du Grand Magasin, après lui avoir promis pour la centième fois de faire attention à son cœur, mis à mal par les soucis constants qu’il se faisait pour la marche de ses affaires. Planté devant la grande fenêtre qui donnait comme toile de fond à son bureau un point de vue inégalable sur la zone verte du Grand Magasin, aménagée au cœur même des escaliers roulants irriguant les étages éclairés de néons agressifs, le quinquagénaire observait son empire.

Les mains croisées derrière le dos qu’il gardait toujours droit, les yeux perdus dans le vague, il regardait sans les voir les familles qui se reposaient autour de l’arbre jaunâtre trônant au centre d’un carré de pelouse maladif. Des parents épuisés, des enfants survoltés, des vieux immobiles se partageaient les bancs circulaires solidement boulonnés au sol. Adossé à l’arbre chétif qui peinait à s’épanouir dans la lumière crue des néons, un poste de télévision abreuvait les plus jeunes d’images aux couleurs criardes, mettant en scène des héros qui ressemblaient furieusement aux peluches en vente dans la vitrine en face. Des haut-parleurs puissants diffusaient les derniers titres à la mode censés motiver les acheteurs et les vendeurs.

Chef d’orchestre de ce brouhaha organisé, Martin Bartan vivait au rythme du Grand Magasin qu’il dirigeait d’une main de maître.

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Commentaires (4)

Webstory
09.06.2023

Une petite ville banale dans un paysage digne d'un train électrique miniature. Pourtant des failles apparaissent: un immeuble qui dépasse les autres, des êtres bizarres dans la vitrine du grand magasin. Qui sont-ils? L'inconnu suffit à instiller une peur que rien ne justifie. L'imagination d'Eloiz vous réserve une fin surprenante!

Starben CASE
27.07.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire et l'originalité de la fin. Ton portrait m'a fait redécouvrir tes textes que j'apprécie encore plus. Merci Eloiz

Webstory
08.07.2022

Un suspens étrange puisqu'il n'y a pas de danger apparent... Chère Eloïse, nous restons sur notre faim :-)

Eloïz
12.07.2022

Je viens de publier les derniers chapitres de cette histoire, j'espère que la résolution vous plaira! Merci pour votre lecture :-)

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