Portrait de Caroline Bench

29 janvier 2025, 15h00 – Rendez-vous sur l’écran

Dernièrement la Radio Suisse Romande insérait des silences dans les émissions pour nous signaler qu’à partir du 1er janvier, elle n’émettrait plus sur la fréquence FM devenue obsolète. En lisant les textes de Caroline Bench, vous découvrirez la densité du silence. Pour celle qui « … voudrait tracer des phrases qui ne disent rien que le geste intérieur », la qualité du silence est primordiale. Notre conseil : Mettez-vous en mode pause pour écouter le chahut du monde.

L’œuvre de Caroline Bench requiert une attention particulière. Connaissez-vous les livres L’œil magique? Vous vous concentrez sur une image chamarrée et tout à coup une autre image apparaît en 3D. La moindre distraction fait disparaître la magie. Si vous avez déjà fait l’exercice, rappelez-vous la sensation de bonheur lorsque vos yeux repèrent enfin l’image au-delà de la surface.

Concentrez-vous pour lire Le programme, une histoire truffée de sons que vous pouvez détecter en relief… La mousse chuchote, les volets claquent, les arbres frissonnent… J’en ai compté vingt-deux uniquement dans ce texte, mais il y en a partout. Un vrai tintamarre coloré. A la réflexion, c’est peut-être en vous concentrant sur les sons que l’image vous apparaîtra dans cette fiction inquiétante où, in fine, le silence gagne sur tous les plans.

Les descriptions visuelles ne sont pas en reste et illustrent de manière innovante la beauté : une ligne d’horizon liquide un feu d’artifice à l’arrêt, la houle dans les arbres ou une main molle aux ongles angoissés. Dans cet univers, les sens prennent d’assaut tout l’espace pour dessiner des paysages où les éléments sont des personnages… les objets des paysages… et les humains* des objets. Construire et déconstruire en permanence ce monde où l’ordre et le désordre se succèdent paraît absurde, mais il y a une raison à tout cela , une raison qui se lit entre les lignes.

Dans Petit souvenir de Svalbard, l’humanité est comparée à un iceberg : 92% du volume est situé sous la surface de l’eau et les 8% visible font illusion. Refusons-nous de voir les 92% des problèmes que nous infligeons à la nature. Nous dérivons imperceptiblement vers un aller sans retour. Prenez le temps d’écouter la création sonore réalisée par Caroline Bench. Vous entendrez le vent vous alerter du danger.

Les éléments structurent et déstructurent en continu. De mémoire d’hommes, le maître du bruit jusqu’à présent est le volcan Krakatoa lors de son éruption en 1883. Les volcans se causent et nous envoient des avertissements. Plus discret mais tout aussi meurtrier, le Vésuve sommeille et nous parle dans son langage tectonique. Pourquoi restons-nous sourds et aveugles face au désastre annoncé ?

Le silence succède au vacarme et nous berce de mirages comme un bruit blanc. Faites à tout moment l’expérience d’un jour silence un 29 février, un jour blanc. Ce jour-là, vous apprécierez le bruit d’une caresse.

Je reviens au mot absurde qui signifie irrationnel, qui n’a pas de sens « logique »,  ce qui est non justifié par une fin. Exemple donné : La vie est absurde… Une affirmation absurde puisque la vie a une fin nous n’admettons pas. A nouveau, notre réflexe «iceberg».

En préambule, une citation de Maupassant « …Le surnaturel baisse comme un lac qu’un canal épuise ; la science, de jour en jour, recule les limites du merveilleux. » Il est plus que jamais nécessaire d’Oser le vide !

Caroline Bench nous invite à sortir du rationnel pour se cogner à l’inconnu et s’offrir un voyage loin de toute logique. Le monde invisible se soustrait à nos yeux, mais pas à notre cœur. Vous êtes invité à vous égarer plus souvent. Il est si reposant d’être libéré de nos contraintes artificielles et de laisser notre imagination vagabonder. Déconstruire pour reconstruire. Dès demain, partez à la Chasse au Snark.

A ce stade, vous êtes suffisamment déstructuré pour aborder des rivages invisibles où l’inattendu vous guette. C’est chez les êtres humains que l’absurde se manifeste le plus fréquemment comme dans Retrouvailles, une histoire étrange de morts accidentelles et de non-rencontres sans points communs. Les protagonistes sont étrangement familiers, mais toute ressemblance… En cas de crise existentielle, vous pouvez toujours revenir dans le monde normal en tapant Pourquoimoi.com.

Immergez-vous dans l’absurde comme on se jetterait dans l’océan avec une bouée de sauvetage. Une situation banale chez le coiffeur bascule dans l’horreur en quelques minutes. La narration est décrite de deux points de vue: celui du coiffeur et celui de la cliente. Sans prévenir, Caroline Bench assume les scénarios les plus fous. Confronté à l’impensable, qui n’a jamais senti ses poils se hérisser avant de céder à ses pulsions?

Dans cet état d’esprit, ne vous privez pas de suivre Caroline Bench à vos risques et périls. Vous serez balloté dans un labyrinthe sans fin qui ne mène nulle part. Dans ce rêve onirique un homme qui a raté son suicide et oublié son nom au passage,  se retrouve dans un couloir de portes où il doit choisir d’en ouvrir une seule pour s’échapper. Pour quelle raison ? Qu’est-ce qui motivera son choix ? Le protagoniste, Luc, s’en remet au hasard subjectif, quitte à recourir à une formule mathématique pour justifier son sa décision. Déconstruire pour construire un espace abstrait qui ressemble à une topologie inconnue, à se demander si c’est nous qui vivons à l’intérieur des mathématiques ou l’inverse.

Une Balade d’hiver vous promène dans le Lavaux, douce errance qui favorise la rencontre d’un couple. Le hasard s’amuse un moment et puis l’abandonne sans état d’âme. Tout peut arriver lorsqu’on accueille l’imprévu même si rien n’aboutit. N’est-ce pas le chemin parcouru qui compte ?

La plus belle chose qu’on puisse offrir aux autres, c’est sa mémoire, citation de Michel Foucault

Pause – battement – pause – battement… La cadence suit la percussion du cœur et se termine par le silence. Tout cela est très naturel. Ce qui ne l’est pas c’est l’oubli, contre lequel Caroline Bench lutte avec ferveur. Entre ciel et terre, Lettre à Alois… Que d’histoires pour ne pas perdre le fil de la mémoire et se rappeler des êtres disparus! Partez sans attendre à la recherche de vos souvenirs perdus dans La Malle heureuse et rangez vos souvenirs par ordre alphabétique… encore une trouvaille originale.

Ne quittez pas la navette spatiale avant de faire une escale d’humour sur la planète des crocodiles épisode 1 et épisode 2.

Lors de ce voyage si riche en imprévus et en originalité, je comprends mieux pourquoi l’absurde tient une si grande place dans les récits. Parce que dans le désordre, tout devient possible, contrairement à un monde ordonné où rien ne se crée. Déconstruire. Construire.

Merci à Caroline d’avoir tracé des phrases qui ne disent rien d’autre que le geste intérieur. Son écriture galope en toute liberté dans une nature sauvage indomptée. Un dernier regard à la voie lactée qui ressemble à un feu d’artifice à l’arrêt. En la fixant longtemps, la magie opère : les points lumineux s’animent pour former une image en 3D comme dans toutes les histoires de cette magicienne des sens.

* Exception faite pour les personnages très réalistes de Wild West Women, un western écrit pour le théâtre dans lequel les destins de Charlotte, Rose et Sally vont se rejoindre malgré leurs différences.

Photo © Pixabay / Nicos fotowelt