Créé le: 31.08.2022
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Une porte sur l’avenir
L'homme qui ne n'appelle plus erre dans un corridor sans fin jalonné de portes closes. L'une d'elle s'ouvrira-t-elle pour lui
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Lorsqu’il ouvre les yeux, il se trouve dans un lit, dans une petite chambre, enfin cellule plutôt, qu’il ne connaît pas. Il se redresse, repousse le drap, noir, ce qui est étrange, il est nu, s’interroge, pas très longtemps à vrai dire, jette un œil autour de lui, ses habits ont disparu. Une chaise en métal gris taupe, placée sa droite, fait office de table de nuit ; sur son assise une lampe de bureau flexible, jaune flétri qu’il effleure de ses doigts sales, histoire de sentir la substance des choses.
Dans la brume de son réveil, l’homme a froid, a envie de pisser. Il se lève complètement, ose quelques pas sur des tomettes octogonales instables avant de regarder son sexe, une habitude, aucune érection réflexe ce matin. Sa verge minuscule et ridée pend entre ses jambes, elle ressemble à un bibi, ce ver de pêche que l’on chasse dans le sable breton, long et visqueux, sans queue ni tête. Il s’en fout. Dans un coin de la pièce, une fente, une meurtrière presque, garnie d’un grillage, laisse passer quelques rais de lumière qui projettent sur un mur blanchi à la chaux, l’ombre des petites mailles ondulées.
Il reste debout un moment. À tenter de se remémorer. Sa tête est vide, il reviendra plus tard à qui il est parce que là, son nom, même son nom a disparu. C’est flippant quand même.
Et toujours cette incroyable envie de pisser.
Il regarde à nouveau ce qui l’entoure, il est plus attentif cette fois. Une porte, de très belle facture, moulurée, en chêne sans doute, lui fait face. Il l’imagine fermée à double tour. Mais il se trompe et se surprend lui-même lorsqu’il appuie sur la clenche à pouce, centenaire pense-t-il, et que celle-ci ne lui oppose aucune résistance. Un léger grincement des gonds l’accompagne alors vers sa liberté.
Après avoir fait deux ou trois pas dans un couloir sans fin et voûté et où se dressent de part et d’autre de multiples portes closes, il rebrousse chemin, comme emporté par une folie soudaine. Le souffle court, il pose au chambranle de la porte de sa chambre restée ouverte, toute ses frayeurs naissantes et s’empare promptement de son drap de nuit qu’il utilise façon romain afin de cacher sa nudité.
Car oui, il avait oublié qu’il était nu.
Et n’aurait pas supporté qu’on le découvre ainsi.
Tandis qu’il se drape avec les pans du tissu foncé, un petit carton illustré, qu’il n’a pas remarqué précédemment tombe sur le sol, sans doute ses mouvements trop brusques et empreints de maladresse ont-ils favorisé son déplacement dans l’air puis l’ont propulsé à ses pieds. Il se baisse pour le ramasser, le retourne et l’expression de son visage se transforme alors en une muette interrogation. La carte, puisqu’il s’agit bien d’une carte, de tarot divinatoire pour être précis, représente un personnage recouvert d’une longue cape noire, tenant dans sa main efflanquée une faux.
Quelqu’un de normal, de superstitieux en somme lui dirait que la mort l’attend au tournant, ou quelque chose de ce genre. Lui, non, il n’aime ni les sur-interprétations, ni les signes qui ne veulent rien dire. L’invisible et l’imperceptible, les phénomènes divins en tout genre le font doucement marrer. Pour autant, l’homme, empreint de certitudes butées ne se résout pas à déchirer sa trouvaille car il ressent, sans l’avouer, un trouble indicible, une sorte d’élévation mystique soudaine fort heureusement vite balayée par des pensées plus prosaïques : pisser.
Et telle une furie, l’essentiel de son corps à présent caché, il se jette dans le long couloir étroit, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler, il est important de le préciser, tous ceux que l’on peut traverser dans les rêves.
Ensuite il s’immobilise entre deux portes, difficile d’échapper à l’entre deux dans ce corridor, car il vient de voir un vase posé sur un petit guéridon et une idée germe dans son esprit. Ce n’est certes pas l’objet idoine mais face à l’urgence il n’a guère le choix et s’en saisit, pour faire pipi comme disent les gens bien éduqués.
Ses yeux sont clos, un soupir de soulagement s’échappe de sa bouche entrouverte, un léger sourire se dessine sur sa face devenue tranquille.
Bref, enfin libéré de ses humeurs, il ouvre à nouveau les yeux puis examine un instant la porcelaine, presque translucide, qu’il tient encore entre ses mains, qui fait floc maintenant et dont les motifs d’un blanc bleu assez fade ne l’intéressent pas.
Avant de la reposer sans délicatesse.
L’homme n’est qu’un béotien, que ce vase soit un Ming, que le bleu qu’il trouve si banal soit de l’oxyde de cobalt recouvert d’une glaçure appelée Yingqing et que le blanc soit créé à partir d’une argile rare, pure, blanche et à faible teneur alcaline, qu’il vienne de pisser sur un lingot d’or, de tout ce tralala il s’en fiche en fait.
La beauté marchande des choses ne l’intéresse pas. C’est ainsi, et il préfèrera toujours un caillou sentimental à un vase d’enchère astronomique.
Toutes ces considérations mises à part, l’homme n’a qu’une seule idée à présent : s’extraire, sortir, vivre.
Aussi simple que cela.
Enfin non, pas si simple car aussi étrange que cela puisse paraître, ses pensées s’évanouissent à peine énoncées.
Tandis qu’il entreprend une longue déambulation, il se demande comment faire pour ne pas se perdre dans ce labyrinthe inextricable et glacé, qui semble n’avoir ni début ni fin. Plus il s’enfonce dans les profondeurs du couloir plus le désespoir broie son cœur déjà bien fragile, soumis à la loi d’un rythme endogène.
Surtout ne pas se laisser envahir par l’accablement. Soulève tes poumons, oui comme ça ! Retiens ta vie s’il te plaît !
Allez respire ! Ouvre tes chakras ! Tout peut changer tu sais !
Voilà qu’il entend des voix maintenant. Ce n’est pas possible, non ! Il refuse d’être pris pour un fou, il refuse d’entrer dans cette case-là, lui est très équilibré, c’est vrai je vous jure, comme tous les fous d’ailleurs !
Et les voix finissent par se transformer gentiment, calmement en une douce mélopée.
L’homme est un vrai saint d’esprit.
Pour le faire bref, il n’est pas fou. Il entend juste des choses dans un monde qui le dépasse, qui nous dépasse. Il ne faut pas chercher plus loin.
Sa marche est peu assurée pourtant il se sent bien depuis… Depuis combien de temps déjà ? Cette notion s’est envolée avec son nom, pense-t-il. Il se déplace désormais en mode temps indéfini qu’il éprouve à sa sauce. Cette absence de conscience de la mécanique du temps ne l’effraie pas. Bien au contraire. Il flotte dans une espèce de temps vide, s’en réjouit et tant pis pour Newton, Einstein et consorts.
Il ne sait plus trop où il va, s’enfonce dans les profondeurs incertaines quand tout à coup il lui semble entendre un bruit derrière une porte, il s’approche. Oui, c’est bien cela. Un ruissellement cristallin, très doux qui ramène aux souvenirs d’enfance, pas les siens bien sûr, qui sont oubliés.
L’enfance.
Il plonge aussitôt dans une sorte d’hypnose qui l’accompagne jusqu’à un état crépusculaire. Une grande douceur pénètre son corps. Il est bien, tellement bien oui lorsque la porte, numéro 21, s’ouvre silencieusement.
Il a à peine fait trois pas qu’une lumière ardente et verticale l’encercle aussitôt. Une femme hologramme l’accueille d’un sourire. Elle possède un très beau visage évanescent, et parle sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche. L’homme est fasciné, transporté par le flux d’une énergie puissante, débordante même. À tel point que lorsque tout cesse, que la femme s’évapore et qu’il se retrouve à nouveau dans un noir profond et oppressant, il ne peut s’empêcher de pleurer. L’homme sans nom, sans repère temporel est touché par la force de l’émotion. Il touche ses joues humides de larmes et sourit parce que, aussi paradoxal que cela puisse être, il se sent vivant tout à coup. Et invincible aussi avec son drap cape sur les épaules.
La pièce dans laquelle il se trouve ressemble exactement à la petite cellule où il s’est réveillé. Même chaise table de nuit, lampe de chevet vintage. Une répétition étrange, mais qu’est-ce qui ne l’est pas dans cette vie-là ? Il s’allonge un instant, enfin façon de parler car bien sûr le temps n’est plus qu’une notion abstraite, et réfléchit à sa nécessité d’être – ou n’être pas. Son problème est simple. Tout de suite, il se sent bien mais comme enfermé dans une profonde solitude, il aimerait parler, partager, rire à deux surtout.
Rire. Il laisse aller son esprit au gré des associations d’idées, à la femme lumière dont il voit les paroles muettes. Tout est langage, il entend ses yeux, caresse ses gestes. Il n’a pas perdu le goût de l’amour. Il aime. Un monde nouveau s’ouvre à lui à condition de l’atteindre. Son corps flotte, il voit son corps qui flotte au-dessus du lit. Un autre point qui change sa vision du monde et de lui-même aussi.
Mais sa phase yogi ne dure guère.
Il retombe comme une crêpe de la chandeleur dans une grande poêle de fonte.
La chute est rude mais il est heureux malgré tout, prêt à se laisser croquer par la vie. Passer de l’objet au sujet. Devenir lui, enfin.
Le corridor lui semble plus accueillant pourtant rien n’a changé. Les voûtes, les portes, les portes, les voûtes. Un espace infini qui ne nous est pas accessible et ne fait pas partie du monde réel selon Aristote dont il se fiche éperdument. Chaque monde a sa part de réalité, il en est persuadé et lui gravite dans un infini aux issues multiples. Alors voilà pourquoi il ne renonce pas. Voilà pourquoi il marche, en se disant que peut-être il ne s’est pas perdu dans un hors temps si indéfini que cela. Car à chacun de ses pas, lui revient en mémoire le précédent, ce qui engendre une série de souvenirs potentiels croissants, forcément. Le temps avance et lui avec.
Il s’est raccroché à la roue de la vie, il vieillit comme tout le monde alors ?
L’homme doit choisir une porte, il ne doit pas se tromper. Il reprend sa respiration Tout va bien, le hasard va…
STOP ! Une fois pour toute, il ne croit pas au hasard, ou alors comme tout bon surréaliste ne croit qu’au hasard subjectif. En fait, il est assez pragmatique et décide qu’il va croire au hasard de ses pas. Première étape, construire un problème logique, loin de la conjecture de Collatz qui le coincerait dans une boucle mathématique, non, disons plutôt une règle simple qui lui offrira la possibilité d’un choix…subjectif.
Le voile vaporeux qui enveloppe son esprit se dissipe peu à peu. Il choisit un chiffre, le soustrait, le divise, s’emmêle les pinceaux, reprend et multiplie par 3 avant d’ouvrir la porte 11 et ne rien voir.
Il est déçu, très déçu évidemment.
Toujours la même chambre, toujours le même lit, la même chaise, la même lampe, le même…
Et l’homme s’arrête en pleine phrase mentale, en effet un miroir mural dont le cadre doré arbore des motifs baroques a eu raison de ses pensées. L’objet est d’un luxe épais qui tranche avec la simplicité du lieu. Une femme, au reflet inversé, enfermée dans le miroir, lui sourit et lui fait signe d’avancer. Elle dégage une force tranquille, un je ne sais quoi qui inspire confiance et respect. L’homme s’approche jusqu’à entendre cette voix qui lui souffle Luc… Luc tu as en toi la force. Surmonte l’obstacle pour une fois, aie confiance en la vie et prends ton destin en main.
Avant de l’attirer vers elle.
L’homme qui vient de retrouver son nom, flotte, emporté par un vent de légèreté.
Luc.
Tout lui revient à présent. Un film vitesse accélérée sur l’histoire de sa vie.
Sa vie avec Emma qui l’a quitté pour un autre. Avec son patron qui lui demande un toujours plus qui n’est jamais assez. Une vie déprime burn-out. Une vie de sans rien, de misérable qu’il avait décidé d’abandonner.
Par désespoir, par bêtise, par ce qu’on veut, après une humiliation et un verre de trop, Luc a enjambé le garde-fou d’un vieux pont de pierre dont il ne restait plus que trois arches. Et s’est jeté dans une eau… peu profonde.
En fait, il a raté son suicide par précipitation. Non sans séquelles, douleurs, fractures diverses, une phase de coma, mais les chirurgiens ont fait du beau boulot. Plusieurs fois, sur la table d’opération, ils ont failli le perdre, plusieurs fois son cœur est reparti. Et maintenant, grâce à…. , il va s’en sortir.
Le destin, le hasard, l’enchaînement positif des choses, la puissance universelle, appelons cela comme on le veut, bref grâce à tous ces éléments mis bout à bout, la vie lui offre une deuxième chance.
La première et dernière deuxième chance du reste de sa vie.
FIN
Luc a croisé trois cartes pendant son voyage : L’arcane sans nom, Le monde et La force.
Commentaires (1)
Starben CASE
17.03.2024
Une ambiance inconnue, un lieu déroutant et familier à la fois et un personnage passe-partout… Ma curiosité l’a suivi jusqu’au bout. Très original. Merci Caroline
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