Créé le: 25.12.2020
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Entre terre et ciel.

Nouvelle

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© 2020-2024 Caroline Bench

Une petite fille sur un bord de route qui joue à la marelle et entre terre et ciel, il s'en passe des choses.
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Tous les jours des centaines de véhicules passent en accéléré, sans déviation possible, sur cette départementale très fréquentée d’une petite ville du centre de la France.

Tous les jours des gens, pauvres cela va de soi, expérimentent le suicide à petit feu en inhalant les émissions de gaz CO2 rejetées par ces mêmes véhicules. À chaque fois de plus en plus nombreux, de plus en plus gros. Et l’on vrombit sans complexe, on pollue sans danger.

On crève sans compter.

Des pavillons tous semblables, à vendre pour la plupart, bordent la route. Ils ne trouveront jamais d’acheteur assez fou pour risquer sa vie dans cet endroit peu fréquentable. Les volets sont fermés, les murs se fissurent, le temps fait son travail comme il faut, sans état d’âme.

Dans l’une de ces maisons vit un homme, ni tout à fait jeune ni encore très vieux, la bedaine dépassant le stade le l’impressionnisme, chaussé de charentaises qui offrent deux trouées pittoresques. Il est malade, il perd la mémoire mais curieusement n’oublie jamais de boire en levant son verre à la vacuité de la vie. La télévision écran large diffuse du déjà vu qu’il regarde à peine tandis que sa femme somnole dans un fauteuil lacéré. Le décolleté plongeant qui descend jusqu’aux abîmes, elle déborde de tous côtés. Pour certains, adeptes de la métaphore charcutière, elle ne serait qu’un gros pâté, pour d’autres plus délicats, simplement une pauvre femme usée par un travail d’usine. L’homme et la femme ne se supportent pas mais n’ont même plus la force de se détester. À quoi bon ?

Les résidus du repas de la veille traînent encore sur la table de la cuisine ; la procrastination fait partie de leur quotidien.

À l’extérieur,  ce qui fut un jour un jardin n’est que désolation. Des pots de fleurs sans fleurs, de mauvaises herbes ci et là. Du gravier désordonné.

Et cette petite fille qui joue à la marelle, perdue entre terre et ciel sur un sol au revêtement incertain, à l’entrée du garage.

Elle est heureuse à sa façon même si son regard est usé. Elle n’a pas fait le choix de la misère, c’est elle qui s’est imposée alors elle s’en accommode. Ses parents, elle ne les déteste pas. Ne leur en veut même pas.  Elle a attendu longtemps leur amour, une espèce de désir ardent à l’aube de son existence puis cela lui est passé. Elle s’est si bien habituée à leur sécheresse que les larmes qui inondent son cœur restent figées.

Pour éviter la méchanceté du monde, la petite fille est entrée en rêve et cet état lui convient. À l’école on l’aime mal parce que différente, on la frappe d’ostracisme à défaut de la frapper tout court. Elle attend languide que les journées s’épuisent pour retrouver sa souffrance silencieuse. Il n’y a pas longtemps, elle a perdu son chat Bidule. À chaque fois, c’est la même chose, les animaux migrent vers des terres moins hostiles.

Insensibles eux aussi.

Là, perdue, indifférente au bruit incessant de la circulation, elle lance le petit caillou qu’elle tenait jusqu’à présent dans sa main gauche, sur le numéro 8 du jeu de marelle et avance à cloche-pied sur des cases à la craie effacée.

Un, deux, trois….

Ailleurs, pas très loin sur la nationale, dans la cabine maison de son camion, Kacsper pense à son pays. Des milliers de kilomètres sans revoir les siens. Il travaille dur pour trois francs six sous mais ne se plaint jamais. Il se demande ce que font sa femme, sa fille, ses amis en ce moment. Il est juste un peu inquiet car il n’a pas réussi à les joindre lors de leur rendez-vous skype quotidien. Un obscur pressentiment, venu des profondeurs le hante, il ne sait pas pourquoi.

Reprendre ses esprits.

Un problème de connexion, tout simplement. De toute façon, il les revoit bientôt.

Reprendre ses esprits oui.

Il conduit sans excès. Après le virage, un panneau de signalisation indiquant une descente dangereuse avec une déclivité de 15% l’oblige à ralentir. Le frein moteur agit automatiquement. Ce qui lui permet d’observer le paysage alentour. La désolation. Même son pays semble moins pauvre à côté.

Ce qu’il pense.

Mais laissons Kacsper à ses réflexions car à vrai dire, ce seront les dernières.

Et bientôt ce seront les autres qui penseront à lui car tout de suite son camion est pris d’un emballement soudain. Tout à l’heure, il avait bien senti que quelque chose n’allait pas, qu’il aurait dû s’arrêter,  mais il était tellement pressé de rentrer…

Là, son camion fait des embardées. Kascper appuie désespérément sur la pédale du frein, il jure, il crie mais cela est inutile, son heure est arrivée.

Aussi simple que cela.

Quatre, cinq, six…

Le bruit du klaxon tonitruant oblige la petite fille à lever la tête. Alors elle le voit ce camion. Il s’approche. De plus en plus près.

Kascper lui fait des signes, pousse-toi, pousse-toi gamine ! Elle ne bouge pas. Comme tétanisée. Non, qu’elle ait peur. Elle ne bouge pas de courage pourrait-on dire.

Son regard est serein. Elle ose même un sourire maladroit à l’homme. Histoire de remercier la providence qui vient enfin la délivrer.

Remercier oui.

Et plus tard, personne ne pleurera la petite fille.

Sauf moi.

 

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