Créé le: 10.08.2021
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Lettre à Alois

Correspondance

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© 2021-2024 Caroline Bench

Il est vieux et avant d'oublier il écrit à son ennemi parce qu'il faut bien laisser une trace quelque part.
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Le couperet est tombé, je m’y attendais à vrai dire. Cela fait un moment que tu traînes chez moi, que tu m’observes, un brin sournois, que tu m’égares. Une chose est sûre, je ne t’ai pas invité. Je l’ai noté quelque part d’ailleurs, où, je ne sais plus.

Évolution progressive, grave, définitive, phase pré-démentielle, troubles mnésiques, atteinte du langage, plus de conversation, plus d’initiative avant de finir par oublier l’idée même de l’oubli. C’est ce que  tu souhaites n’est-ce pas ?

Je te hais, Alois. Toute ma vie, à la fois conscient et absent, j’ai prié pour oublier, me libérer de ces souvenirs, rongeurs funestes qui se sont répandus, jusqu’à s’approprier mon corps dans une odeur de remugle. Sans jamais y parvenir. Pourtant c’est à ce moment-là que tu aurais dû te manifester. Faire preuve de bon sens ou de bienveillance, je ne sais pas quoi ! Que tu aurais dû me délester de cette partie de moi, celle qui me souillait la peau. M’offrir un peu de sollicitude. Oui sollicitude, et alors, ça te surprend ? À n’en point douter, ce terme t’est étranger.  Durant toutes ces années, tu as préféré faire le mort, attendre gentiment dans ton coin le moment idoine pour me disséminer. À présent tu t’invites sans honte mais bien tard ; allez, vas-y, je t’en prie, fais comme chez toi, ne te gêne pas surtout ! Tu m’indisposes par ta présence, tu te joues de moi tandis que mon cerveau s’asphyxie pris au piège d’un processus d’extermination auquel je n’échapperai pas.

Pas cette fois en tout cas, j’en ai bien peur.

Prélude n°2 en do mineur. Bach.  Allegro vivace. Je bute sur les notes, depuis quelques jours j’ai l’impression. Je persiste, je résiste. Si la mémoire me lâche, le cœur lui, continue de battre. Tu ne vas pas m’ôter ce dernier souffle de vie quand même ? La musique est magique, elle me libère de tout, m’offre de belles phrases, quelques variations, et tant d’émotions encore. Ce que l’on nomme l’implicite, Alois. L’explicite – je parle de la mémoire-, je te l’offre. Un cadeau pourri parce que tu ne mérites rien d’autre.

Ma vie entière, je me suis tu. Je n’ai pas eu besoin de toi et de ta fichue maladie pour ça. Car c’est là où tu veux en venir pas vrai ? Au silence. Mais le silence, il m’habitait déjà qu’est-ce que tu crois !

Je n’ai jamais pu souffler mes peurs ou partager ma crasse. On protège toujours ceux qu’on aime pas vrai ? Ses enfants, sa famille. La chair de sa chair. Et, tu vas rire, je les ai tellement bien protégés, tellement aimés tous, qu’un matin, il y a très longtemps, je les ai quittés, histoire de leur éviter l’angoisse, la mélancolie, les crises de vie. La transmission destructrice si tu préfères. Mais suis-je bête, tu le sais tout ça, puisque tu sais tout, c’est un fait. Qu’est-ce que tu as dû t’amuser dans ton coin en préparant ton coup, Alois. Espèce de fourbe. Tu remarques que je reste poli même si tu ne le mérites pas. Oui, je t’imagine bien te frotter les mains en m’observant de loin, te dire : laissons-le mûrir, laissons-le remâcher ses souvenirs, il n’a que ceux qu’il mérite après tout. Pourtant, même si tu as les pleins pouvoirs, que tu es sadique, sache que tu ne m’auras pas, pas tout de suite. Je n’ai pas dit mon dernier mot, figure-toi. Avant de disparaître sous le voile opaque de la maladie, je me dois de leur raconter à tous, un bout de l’histoire que tu veux effacer. Je demande pas la charité, Alois juste que tu…

Rhaaa, qu’est-ce que je voulais écrire déjà ?

Tu as gagné, encore une absence, une crevure dans mon cortex.

Je reviens au temps présent. Respirer profondément paraît-il.

Ça me revient. Je te déteste car non seulement tu es mon pire ennemi mais en plus tu es donneur de leçon. Cette façon intrusive de m’avoir fait comprendre que le temps était précieux, au moins autant que l’amour. Et que ce soit toi, petit con (la politesse a ses limites) qui me l’ait révélé, c’est un comble tout de même !

Il faut que je la termine cette lettre. Tu la donneras à mes enfants, que tu serves à quelque chose au moins. Je suis vieux, si vieux que ma peau plissée ne laisse même plus entrevoir ces chiffres gravés, tatoués, cette plaie ouverte, que j’ai grattée toute ma vie, jusqu’à la chair, jusqu’au sang.

Les bruits détestables de l’enfance sont toujours là, Alois. Qu’est-ce que tu fiches, bon Dieu ?

Les bottes claquent dans les escaliers. Les hommes en noir nous interpellent. Les coups pleuvent sur la porte. Sur mon père, sur ma mère qui ne comprennent pas.

Embarquement pour un long voyage à la destination inconnue.

Une gare, des wagons à bestiaux

Pas pour nous quand même ?

Oui, pour nous.

Nous ne sommes plus des hommes, j’avais oublié.

Mais qui sommes-nous alors ?

Parce que ça, je n’ai pas encore oublié, Alois.

Parce que ça je n’ai toujours pas de réponse, Alois.

Envoyés en enfer. Mon père Carl, ma mère Iouda, disparaissent soudain dans une foule hagarde, qui ne sait pas ce qui l’attend.

Le train démarre.

Ne me reste que mon frère, si proche de cœur et d’âge.

Pendant le voyage, nous n’échangeons pas un mot, le temps est si long qu’il nous échappe, combien de jours, combien d’heures, de kilomètres ainsi parcourus ?

Nul ne le sait, nous sommes tous à demi fous ou à demi morts, incapables du moindre jugement.

A l’arrivée, nous ne sommes plus que fous ou morts, encerclés par des chiens aux crocs mitrailleurs.

Mon frère me brûle la main tant il la serre, je sens sa peur parcourir tout mon corps.

Un coup de crosse dans son dos nous fait comprendre qu’il nous faudra apprendre à lutter seuls et de nos doigts séparés, il ne me reste qu’une image, ce regard sang, perdu dans une brume de larmes.

Je ne l’ai plus jamais revu.

Achevé, quelque part. Il n’avait que 16 ans.

75 ans qu’elle me hante cette image, que tu n’as rien fait pour m’en libérer, Alois.

On me brûle la chair, comme on le ferait à un animal.

186397, la peau cloquée.

Je ne suis, désormais, qu’un numéro qui, je ne sais pour quelle raison, a échappé à la Solution Finale. Peut-être suis-je né sous une bonne étoile après tout. Non c’est une blague, Alois.

Pourtant je l’ai attendue de pied ferme et sans résistance, cette mort.

Elle ne s’est pas arrêtée, elle avait trop à faire.

Enfin un jour, la porte s’est ouverte sur ce cloaque et je n’ai jamais eu la force de m’en réjouir. Il était trop tard pour effacer les stigmates imprimés au fer rouge.

Après de longs mois d’errance et un retour sans gloire, exsangue, j’ai retrouvé notre appartement vide et pillé ; il attendait une famille, j’étais l’unique survivant.

Il résonnait de souvenirs assassins, parfois, la nuit, j’entendais même le bruit du silence qui dès le réveil te brûle et te fait haïr la lumière tandis que se meuvent, insolentes, les ombres des jours heureux.

Lorsque l’insomnie me rongeait, j’errais de pièces en pièces à la recherche d’une trace tangible des jours d’avant, des jours heureux, pétris de petits riens insouciants.

Du piano où nous jouions ma mère et moi, à quatre mains, des mélodies d’enfance, il ne restait qu’une cicatrice profonde sur un plancher fané ; au dessus, le portrait sans valeur d’une partie de campagne, un soir d’automne, a disparu, lui aussi, laissant un clou désemparé, comme le secret d’une mémoire envolée.

Et toutes ces choses…

Qui ne sont que sensations.

J’aurais tant aimé pouvoir pleurer mais je n’ai pas su. Pourtant on se vide de ses peines en pleurant.

Tout comme je n’ai plus su aimer. Ou pas d’une belle façon.

C’est pour ça que cette histoire du passé, je te la laisse Alois. Tu la donneras à mes enfants, ou tu la brûleras. Une ordure telle que toi est capable du pire, je le sais. Fais ce que tu veux après tout. Cela m’est égal.

Je te laisse maintenant. Le gaz dans la pièce commence à m’étourdir. Ne crois pas que j’ai oublié de l’éteindre. Non, pas cette fois. Je suis très conscient et n’ai simplement pas envie que tu décides à ma place.

Juste une chose encore : ce matin, j’ai regardé la vie par la fenêtre de ma chambre et je l’ai trouvée belle.

Comme  l’impression de la voir pour la première fois.

Alors adieu Alois Alzheimer.

Commentaires (3)

Jawad Zegzel
21.08.2021

C est beau à lire et surtout à méditer.....

Caroline Bench
15.08.2021

Merci beaucoup. J'ai lu votre texte, que j'ai trouvé limpide dans l'écriture et fort dans le propos également. Je vous souhaite donc bonne chance.

Thomas Poussard
10.08.2021

C'est fort, ce texte ! Merci !

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