Créé le: 24.01.2015
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Mon ami le roi

Roman, Sport

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© 2015-2024 André Birse

Mon ami le roi

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Un rêve élévateur ou révélateur (au choix) - quelques essais sur ce thème puis suite. Journal d’admirateur, avec variations en prose. Mes années avec Roger Federer.
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Je ne m’y trompe pas, je rêve. J’ai rêvé que j’étais l’ami de Roger Federer. Nous nous sommes rencontrés par un ami commun que je n’ai pas identifié dans mes rêves et dont nous étions très proches, Roger et moi. Un tiers complice qui a créé une logique à trois. Peu à peu, dans mes rêves, Roger m’a admis, accepté même. Il a confiance en moi. Manifestement, à chaque nouvelle rencontre, il exprime de l’intérêt et de l’amitié à mon égard et, à l’intérieur de mes rêves, j’en suis si heureux et fier que j’ai de la peine à le croire.

 

Tant de personnes souhaitent être connues et appréciées et de lui et c’est à moi que cela arrive. Le hasard a bien fait les choses. Je me dis cela à chaque fois que je le revois. Je m’aperçois que je crains de le décevoir et fais attention à mes mots, à mon comportement. Je cherche à être rassurant. Ce n’est pas mon attitude ordinairement. Je fais certes attention à ne pas blesser, même dans mes moments d’exaspération. Peut-être suis-je prudent dans mes relations, comme je peux être distant mais aussi naturel et spontané. Pas de principe absolu, sinon un élémentaire respect de la personne. Avec Roger, rien de cela. Je suis réservé et m’efforce à redevenir naturel. Sans y parvenir vraiment. La crainte de mal faire me retient. Je ne suis pas tout à fait moi-même, probablement par peur de perdre une amitié aussi providentielle qui me place en quelque sorte en un endroit du monde nécessairement enviable. C’est précieux. Il ne faut pas gâcher cette aubaine. Il a une personnalité intéressante avec ce qui lui arrive. Et peut-être puis-je lui apporter quelque chose?

 

Mon expérience personnelle, un regard sur le monde. Il pourra trouver certaines richesses dans une relation avec une personne qui ne connaît pas la célébrité, ni la gloire et moins encore de talent particulier ou de mérite. A vrai dire, pour le mérite c’est différent, plus difficile à mesurer à évaluer, que ce soit pour un champion comme lui ou un homme ordinaire comme moi, son ami. Le mérite ça se mérite, pourrait-on dire ou a-t-on déjà dit, mais, surtout, il s’observe en toutes circonstances indépendamment de la gloire ou de la performance. Le mérite est une valeur neutre et juste sauf dans les incidences de son observation ou de sa reconnaissance, si aléatoire. Une vie ordinaire peut aussi être dense et intéressante. Roger le comprendra et développera probablement une certaine curiosité à mon endroit. Plusieurs sujets sur la vie, la personne, la société, l’individu, le destin nous rapprocheront. Nous aurons, je le pressens, de très intéressantes discussions. C’est pour cela que je n’aime pas le laisser s’échapper et que j’apprécie le retrouver. Je suis un ami bienveillant et j’aime le voir apprécier que je n’en fais pas trop pour lui plaire. C’est subtil. Malgré mes peurs et ce côté insaisissable et imprévisible des moments de nos rencontres, souvent hasardeux et fuyants, tout se passe bien pour l’instant, dans mes rêves lesquels ne constituent toutefois qu’une partie de la vie mentale prolongée ou complétée par la partie éveillée de notre vie lors de laquelle nous avons une relation différente à la réalité. Et là, je dois l’admettre, Roger Federer n’est pas mon ami. C’est l’inverse ou plus justement la négation qui doit être constatée, je ne suis pas l’un de ses vrais amis. Il ne sait pas qui je suis.

 

Bien éveillé, j’admets aisément cette autre réalité sans importance, mon ami ne me connaît pas, en observant toutefois que, si j’ai rêvé cette amitié inexistante, ce n’est pas sans raison. Roger est très présent depuis 2003, en Suisse et dans le monde, donc dans ma vie qui s’y déroule – pour autant qu’elle se déroule – en même temps, réellement et virtuellement. Il a accès à moi, à ma vie intérieure et j’ai accès à lui, à sa vie extérieure. Il a gagné souvent sur le central de Wimbledon, au sud de Londres, lieu de transition vers la gloire planétaire. Il l’a fait avec une grâce et une efficacité qu’on ne cesse de louer. “Si tu rencontres les triomphes et les désastres en traitant semblablement (“just the same”) ces deux imposteurs (…) tu seras un homme mon fils”.

 

Roger connaît bien cet extrait du poème ” If “ de Rudyard Kipling qu’il a pu lire à chaque entrée sur le court central de Wimbledon. Ces deux vers sont inscrit au-dessus de la porte, à l’intérieur, à l’attention des joueurs. Il connaît tout le poème avec le temps. Il s’y est intéressé par la force des choses. On le voit sur une vidéo lire tout ce texte épique à haute voix avec son adversaire historique. Une élégie aussi, à la gloire et à la vie, à la menace, au péril et à la modestie. Il est seul sous ses arcs de triomphe. C’est pour cela qu’on se l’approprie par instants oniriques. Et l’ami de Federer que je suis dans mes rêves a le même âge que lui alors que, dans la réalité, je suis son aîné. Une génération nous sépare. Je lis souvent dans les commentaires d’adulation que c’est un privilège de vivre à la même époque que Roger ce qui, au strict plan du spectacle sportif offert – le mot n’est pas très bien choisi – est incontestable. L’idée de ce privilège va plus loin. Je vis aujourd’hui, et depuis dix ans, dans mon pays la Suisse, qui est le sien aussi, sous le règne, événementiel, émotionnel et référentiel de Roger Federer et je ne m’en porte pas plus mal. A vrai dire, la question du bonus de réalité n’est pas pertinente. Il se trouve que, comme tous les inféodés, je n’ai pas le choix.

 

Encore faut-il s’attarder un peu, sur les hasards de cette inféodation réelle et rêvée et sur ce qu’il reste de soi dans une telle relation. Personne n’est parfait, répète-t-on si souvent. Cette usante évidence, Roger vient la démentir, tout au moins dans nos esprits éveillés. Demain, il est probable que l’une des pages du journal que j’aurai entre les mains me rappellera sa perfection. Ce sera une page sportive ou une publicité avec ce mot repris, mis en valeur, par le jeu des lettres de son nom ou de ses initiales. Il y a « RF » dans perfection. On le lui rappelle tout autour du monde avec des pancartes , des banderoles et des seins fleuris.

 

Silence, « genius at work », un génie en action lit-on dans les foules des stades sur l’entier des cinq continents. Toutes les foules sont à lui. Si mon inconscient me pousse à devenir l’ami de Roger, c’est que je veux sortir de la foule et toucher à mon tour cette perfection. J’aurai un contact physique avec lui. Je ferai attention. Pas une grande tape sur l’épaule, c’est excessif et maladroit et dangereux, je pourrais le blesser. Mais un geste complice, amical et affectueux, qui sera mon privilège en tant que proche de celui qui s’est si superbement imposé à tous. Cela donnera beaucoup de consistance publique à celui que je suis, que je deviens, que l’on ne cesse de devenir. Sans lui, je me serais débrouillé certainement, mais moins bien, beaucoup moins bien. Il faut l’avouer. Je serais resté anonyme, discret, inefficace.

 

Bon, pour l’efficacité aussi c’est différent. On peut être efficace dans les petites œuvres de tous les jours, qui font les grands fleuves. Pas sûr que je lui ferai part de cette réflexion qui n’est pas celle d’un génie au travail. Il le percevrait aussitôt et en sourirait peut-être. Mais s’il a bien lu le poème de Kipling, il doit comprendre que pour être un homme, mon fils, et tous les fils, il faut faire face à un nombre considérable de situations complexes. Les défis de la vie ne se jouent pas tous sur le central de Wimbledon. Celle-là aussi, je la garderai pour moi. Elle n’est pas de circonstance. Pas pour lui, pas aujourd’hui. Je ne deviens pas son ami pour lui donner des leçons de modestie alors que c’est moi, par le fait de son amitié, qui prends l’ascenseur vers le haut, vers le très-haut, comme à Dubaï où il aime se rendre, dans cet immeuble gigantesque et fameux, en forme de voile, qui semble le fasciner et qui toise la mer et le désert.

 

Attention aux méandres de l’arrogance, de l’humilité feinte et de la classe naturelle. Je m’embarque-là dans quelque chose de délicat et m’inspirerai de lui, hors du court tout en me préservant des dangers du mimétisme. Sa vie n’est pas simple du tout, celle de ses amis non plus. Elle est même infiniment complexe, pendant les confrontations, avant et après celles-ci,  pour les uns et pour les autres avec, autant que contre les mêmes.

 

Alors même qu’il s’agit de résultats et de performances, l’histoire de Roger, dans laquelle j’ose m’inviter – nous sommes quelques uns, nous payons pour cela – s’est transformée en grand partage d’émotions, national et international. Il génère pour lui-même et pour d’innombrables personnes des émotions liées, compétition après compétition, à l’attente, à l’incertitude, au désir de vaincre, puis à l’angoisse et à la déception, mais avant tout à une exaltation générale et libératrice pour tous ces fans solitaires et disséminés, multiples ou rassemblés.

 

Avec élégance, il maîtrise ses gestes , accomplit ses mouvements prestement, avec une spontanéité de fauve ou de danseur, souvent décrite par des mots qui, comme ceux-ci, n’atteignent pas les hauteurs de sa réussite effective. Une attitude de rêve justement pourtant réelle qui inspire des sentiments divers de réjouissance, de fierté, avec un zeste d’envie. On voudrait réussir ce qu’il accomplit. Je ne sais pas s’il réalise ce qu’il réalise.

 

C’est à mon tour d’être spontané et de prononcer une phrase insensée et approximative en faisant mine de faire un jeu de mot alors que je ne suis que pris au piège de mon imprécision: « est-ce que tu réalises ce que tu réalises ? ».

 

Dans les rêves, surtout les plus fous, il est préférable de ne pas prendre de risque. Je n’oserai donc pas de plaisanterie facile et décevante. Si je parle à mon ami Roger ce doit être avec des mots aussi parfaits que ses gestes et si je n’y parviens pas, ce qui m’apparaît d’emblée probable, il est préférable de rester réservé, presque transparent, tout juste existant comme un sujet irréel sorti de sa lampe d’Aladin.

 

Les rêves justement s’y prêtent bien. L’amitié aussi « c’était hier et c’est demain » (1). Elle fuit l’instant présent. C’est étrange de penser ça, mais c’est proche d’une certaine vérité. Je conçois que demain je verrai un ami et peut-être Roger avec lui. Tout sera réuni pour que cette rencontre soit intense et apaisante à la foi. L’avenir immédiat le dira, comme le passé donne lieu au souvenir. Mais l’amitié maintenant, sur l’instant, accessible et réelle, c’est difficile, surtout dans un rêve.

 

Et lorsqu’elle se réalise, que cet instant se fait réel, présent et concret, pour mieux l’apprécier, on revient à soi abstraitement et l’on fait un songe.

 

(1) Louis Aragon, “Nous dormirons ensemble”

 

L’amitié, comme tous les autres sentiments de la palette affective, est fuyante sur le moment. Mais bon, je ne vais pas l’ennuyer avec ça. Je le laisse monter à la volée et triompher ou faire face à la défaite qu’il rencontre parfois. Ecrivant cela, je vois une photo de lui dans l’ombre de l’été australien, après une élimination, terme qu’il ne s’appropriera pas. Cette image, bleue et sombre, avec la lumière toute puissante, que l’on devine à l’extérieur du stade, illustre combien chez les plus grands, ou reconnus comme tels, dont il fait partie, le désarroi est un voisin immédiat.

 

Roger a une forte présence dans l’imaginaire mondialisé d’aujourd’hui, dans l’esprit et le cœur ou l’estomac des spectateurs satellisés, dont je suis. C’est un statut délicat, celui d’un prince en démocratie devenu roi. Une image idéale et réelle, accessible à tous et intangible. Il a ses absences aussi, quand il perd à l’autre bout du monde, quand en Europe on se réveille en apprenant qu’il est sorti du tournoi, on craint pour sa légende. Il reprend l’avion et disparaît. En Suisse ou à Dubai, il retourne chez lui, en famille, se repose et se prépare, parle avec son équipe de ses prochaines campagnes. Il est si proche sur l’instant de la compétition avec le jeu des caméras. Ses gestes, ses humeurs, ses prouesses et ses erreurs sont les nôtres. Si proches, nous vivons avec lui en direct  – ventres, coeurs, épaules – ses joutes tennistiques. Le coup réussi, le coup suivant, la faute non provoquée, l’attente entre les points. En repassant, en sirotant, en s’excitant, tant d’admirateurs se collent littéralement à lui, regard, peaux, vie intérieure.

 

Le regard à l’adversaire, le silencieux dialogue psychologique et gestuel qui décide de la confrontation. Il joue pour ses « fans », hommes et femmes, qu’il adore, dit-il. Il y a de quoi rêver. Je ne me suis toutefois jamais mis fantasmatiquement à sa place alors que je l’avais fait enfant et adolescent pour d’autres idoles. Mais pour lui non, j’ai respecté sa place et n’ai pas eu l’idée de la lui disputer. Cela ne m’empêche pas de le côtoyer de près entre rêve et réalité. On croit se distinguer dans la multitude et l’on ne fait qu’apparaître et disparaître dans une vie qui est sienne autant que mêlée à celle d’autrui et confondue.

 

Roger est en rapport de tension avec la gagne, continuellement. Il est fait, veut-on croire, pour gagner, devoir gagner et il gagne, c’est tout. Il le faut bien. Il est notre mercenaire talentueux et privilégié, notre gladiateur supersonique, notre dessin animé, notre luxe partagé et consenti.

 

A vivre en direct, à savourer en léger différé. Il a bien choisi aussi le domaine de son excellence. Le tennis et non pas la lutte suisse, voire même le ski alpin. Il s’est engagé dans un type de duels qu’acceptent et que recherchent les joueurs des deux hémisphères d’un même globe que l’ont dit nôtre. Son ascension n’en fut que plus belle, son apogée aussi, scintillante. Il faudra redescendre sur terre, nous le savons bien. Le processus est entamé. Nous acceptons, nous observons. Roger est au faîte de sa gloire dans une réalité provisoire dont il dit souvent n’avoir jamais osé rêver.

 

Ça n’a pas manqué. Roger apparaît dans un spot publicitaire durant la finale de l’open d’Australie à laquelle il ne participe pas. Il apprend à dire” Roger” à un perroquet. Il prononce plusieurs fois son nom, dans une atmosphère familiale d’intérieur. Mais le bel ara n’y arrive pas. Roger sourit et disparaît. Etonnante cette publicité qui correspond à une sorte de rêve proposé, suggéré, au téléspectateur piégé. Le perroquet aussi est piégé, attaché. Je me sens comme un petit canari à regarder cela. D’autres joueurs ont pris possession de la géométrie du court. Les règles sont les mêmes, l’attention des médias ne décroît pas et Roger parle à un perroquet en souriant. Il faudra s’y habituer, et rester soi. Dans quelques instants, il y aura une balle de match, le point du triomphe, une nouvelle sacralisation. Une victoire en sport est une victoire de guerre, c’est bien connu. Le guerrier vainqueur est institué héros d’un peuple qui se réjouit. En face, on baisse la tête, personne n’apprécie sa propre élimination.

 

Roger a connu tout ça. Moi aussi, avec lui et chacun dans sa famille. Ces batailles entre peuples se vivent aujourd’hui en famille et entre amis. Chacun y prend sa part d’intérêt, d’angoisse et de réjouissance. Ce sont des moments très forts que j’ai vécus sans réserve. Mais, avec son perroquet, c’est lui et ce n’est pas lui. C’est moi et ce n’est pas moi. Je sursaute et ne rêve plus d’être son ami, mais crains, moi petit canari, d’être transformé en perroquet et de répéter ce qu’on lui dit de me faire dire.

 

Une personne disparue dans les années 1990 aurait connu, si elle était restée avec nous, l’écroulement des tours de New-York, le smartphone, Roger Federer et plus encore de violence folle dans le monde. Roger, l’Internet et le smartphone ont connu en parallèle leurs éclosions et leurs triomphes respectifs . Aujourd’hui, nous sommes plongés dans nos petits appareils, une main les couvrant, l’autre les tapotant. Ce comportement devenu commun et bientôt vulgaire, me permet d’avoir accès à Roger en direct, en « live », en « live stream », sur les actualités Google, sur les sites spécialisés ou non et sur son nouveau compte à l’effigie du petit oiseau bleu. La communication est totale. Totale, mais à vrai dire contrôlée. Perfection exige. Le nombre de ses victoires, tous ses records, les plus beaux moments de son jeu par vidéos multipliées. Il est constamment accessible et regardé, admiré, adulé, en proie à tous les commentaires.

 

Il existe en plein, dans le monde virtuel. Sa notoriété globale, autour du globe, égalerait celle d’Obama, de Gandhi, de Mandela, et sa mère, c’est notoire, est Sud-africaine. Il y a de quoi se pousser un peu sur la photo, hors cadre, pour quiconque s’improviserait ami de Roger. Il a posé en roi Arthur, pour Disney, au paroxysme de ses succès, en 2007. Cette image n’a pas renforcé la légende. L’épée semblait trop lourde et je me suis toujours demandé pourquoi. Mais, l’épée du roi Arthur, c’est Excalibur qui ne fut et ne sera légère pour personne, pas même pour Roger.

 

Si l’on regarde bien les statistiques, il s’est révélé moins invincible depuis qu’il a tenté de libérer Excalibur de son rocher ; avec un succès incertain, si l’on se réfère à l’image le montrant en plein effort, sans disposer, dans cette mission mythique, de la facilité qui est la sienne dans les compétitions tennistiques. Il reste grand Seigneur, non de Bretagne, ni d’aucune contrée. Il règne intégralement sur le globe à la fois réel et virtuel, du récent hier et d’aujourd’hui. Pour demain, sa légende est en jeu, plus encore que celle d’Arthur, en lequel, c’est étrange, il a accepté de se déguiser. Le regard des gens. Parlez de Roger et observez le regard de votre interlocuteur. Vous y verrez une adhésion sans réserve à sa gloire ou l’inverse, une réserve sans adhésion.

 

On en aura trop ou pas assez parlé. Le vainqueur doit être célébré ou remplacé. Le nombre des admirateurs est très élevé, réparti aux quatre coins du monde. C’est la fortune de Roger. La raison pour laquelle il parle au perroquet ou se transforme en roi Arthur. Ses inconditionnels ont le regard transi. Il est une sorte d’égérie masculinisée. Beaucoup gardent le silence, n’en parlent pas ou n’en parleront qu’avec lui. D’autres s’empêchent de toute extase et attendent son crépuscule. Les indifférents sont marginalisés. Il est difficile dans le monde d’aujourd’hui de rester, sur tous les orients et les occidents, à l’écart de la phénoménologie virtualisée de Roger, vainqueur puissant et triomphant. ça n’allait pas de soi.

 

L’esthète agile et doué d’un talent qu’il partage avec les Dieux. En août 2006, un chroniqueur du New-York Times, publia un long article dithyrambique dont le titre était « Federer as Religious Experience », Roger comme expérience religieuse. C’est probablement excessif, mais c’est écrit, sérieusement et bien écrit. Le mythe a sa grandeur, sa puissance et son efficacité. Le pas n’est jamais véritablement pris sur l’adversaire, que ce soit avec une épée comme Henri de Lagardère, personnage de fiction, ou le corps, tel Rudolf Noureev, danseur céleste qui a existé, voire avec une raquette de tennis et une petite balle jaune, comme le fait Roger – notre vainqueur réel et idéal – que cet adversaire se nomme, Prince de Gonzague, Rafael Nadal ou temps de la vie qui avance.

 

David Foster, le dithyrambiste précité, dit, dans son article, que l’esthétique n’est pas le but du sport de haut niveau mais que celui-ci donne l’opportunité d’exprimer la beauté du corps humain. Il précise que “the relation is roughly that of courage to war”, à savoir que ce rapport est celui que nous retrouvons entre le courage et la guerre. Nous parlons donc de courage et de beauté, de guerre et de compétition sportive. Plus que religieuse, l’expérience me paraît être celle des hommes en action, de la défaite infligée à l’autre, éliminé, et du caractère fantastique de tout triomphe qui excite les foules tant au regard de la démonstration de force qu’il implique que de son caractère nécessairement éphémère qui inquiète et fascine. Et si le geste est beau, en résistance ou au moment de l’estocade, la grandeur n’en n’est que plus admirée ou tolérée.

 

Il n’y a probablement pas beaucoup de générosité dans l’admiration. Sur l’instant on veut la victoire pour lui, Roger, et pour soi. L’aversion de la défaite est sincère. Mais en définitive, après toutes ces finales, gagnées ou perdues, si nous sommes heureux pour notre Alexandre le Grand, c’est bien au regard du fait abstrait qu’il comble quelque chose en nous. Nous sommes tous vraisemblablement en retard de quelques guerres ou duels à mener, de combats pour vaincre et Roger notre acteur fétiche le réalise pour nous. Ce n’est pas exactement ça, je le concède tout à fait. Mais c’est à peu près ça.

 

En ce mois de février 2015 Roger n’apparaît plus. Depuis son élimination australienne on ne le voit ni ne l’entend. Il a une gloire à défendre et des titres à décrocher. Il goûte à l’anonymat, dans les frimas des bords du Lac de Zürich, les neiges des Grisons ou la chaleur de Dubaï. Ses résidences. L’épopée connaît une suspension, une incertitude. Elle doit continuer, mais le public, attend. Les éliminés, les non qualifiés, les admirateurs, les indifférents. Wikipédia, autre phénomène contemporain de Roger, plus accessible toutefois que notre icône, définit la coda, terme utilisé en musique et en danse classique, comme “un signe de reprise qui permet de remplacer une phrase suspensive par une phrase conclusive”. Nous ne sommes plus dans le doute existentiel ou créatif, nous abordons la conclusion. En musique, c’est un moment.

 

Pour un feu d’artifice on parle d’apothéose, livrée au public qui ne s’attend pas à autre chose et veut monter encore d’un cran dans son émerveillement. Chez Roger, c’est plus délicat. Il a derrière lui de nombreuses apothéoses, des firmaments, des apogées, des paroxysmes, plusieurs septièmes ciels, et dix-sept titres du grand-chelem. Il veut encore jouer. Il est dans la course, dit aimer cela. On exagère beaucoup avec le mot histoire, en sport surtout. Entrer dans l’histoire, dans la légende, ne se décide ni ne se décrète. L’intérêt culturel et historique des peuples de demain n’est pas pré-déterminable. Mais enfin, Roger, est et restera l’inoubliable et surprenant champion qui aura marqué, joliment si l’on y pense bien, dans son domaine et au-delà, l’entrée dans ces siècle et millénaire. Un millénaire, à l’entrée que nous vivons ou à la sortie que nous avons vécue, sans y prendre garde, est toutefois trop grand pour tout-un-chacun et même pour lui. C’est dire la grandeur d’Aristote, de Cicéron, qui a notamment développé la notion d’apothéose, de Paul, de Spartacus, et de quelques autres dont on parle encore aujourd’hui et que l’on étudiera demain, avec quelques empereurs et autres guerriers.

 

Pour Roger, c’est la suspension avant la coda. Une période incertaine qui est devant lui. Il est un trapéziste qui s’envolera une fois encore admirablement ou redescendra en glissant le long d’une corde. Je ne suis pas, sous réserve de rêves à venir, dont je suis peut-être guéri par ce texte, au nombre de ses amis, mais après tous ces moments vécus, ces trophées si habilement décrochés, c’est en ami que je suivrai, en silence et par écrit, ce momentum mondial et mondain, dernier chapitre de son histoire de champion, phase significative de sa vie d’homme, épisode marquant, je le sais par avance, d’une existence de téléspectateur.

©Photo Pixabay Hansmarkutt

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires (1)

Webstory
30.11.2020

En 5e position des histoires les plus lues. Sur les traces de Roger Federer au travers du regard d'André Birse. Original!

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