Un rideau d’arbres : ifs, pins maritimes, lui cache l’entier du lieu. C’est le moment où il se demande dans quelles chaussures il va encore se retrouver, mais avec un peu plus de curiosité que d’appréhension.
D’un ton enjoué, la voix indique que la mission du jour sera particulière : “Vous allez devoir vous dépasser et j’ai bon espoir que vous serez à la hauteur. Passez vite ces vêtements.
– C’est quoi cet accoutrement sinistre ? s’agace-t-il, devant la couleur noire de l’ensemble costume-cravate-chaussures
– Vous allez assister le maître de cérémonie d’un enterrement.
– Porteur de cercueil, ça ne va pas, non ? Pour le coup, je passe mon tour.
– Sûr que vous franchirez cette étape avec votre brio habituel. Surtout, ne ratez pas l’homélie.”

L’instant d’après, il emprunte l’allée centrale d’un vaste cimetière. Une longue voiture noire est déjà stationnée devant un grand édifice. Un homme grand et maigre l’interpelle, se présente et lui indique sa tâche :
“Pour l’instant, vous placez les fleurs et les couronnes, tout autour de la nef. Ensuite, à mon signal, nous y porterons le cercueil avec vos deux collègues. Après la cérémonie, je ferai une annonce et nous ferons l’opération inverse. Pigé ?”

Il accomplit ces tâches un peu comme un automate. Les cérémonies d’inhumation lui ont toujours laissé un profond sentiment de malaise. La première partie du travail terminée, il s’assied en retrait. L’orgue joue longtemps, tandis que les cloches retentissent et que l’église se remplit jusqu’au dernier banc. Encore intrigué par la recommandation de son interlocutrice virtuelle, il dresse l’oreille quand l’officiant prend la parole pour l’homélie :
“Elle aurait pu sombrer, quand son rêve de danseuse-étoile lui a été ravi, à cause d’un petit caillou dans son chausson. Elle aurait pu s’en prendre aux médecins et maudire la terre entière. Au-lieu de cela, elle s’est retirée dans l’ombre et le silence, un choix bizarre pour une personne habituée aux lumières de la scène et à la musique des grands soirs. C’est pourtant ainsi qu’elle s’est reconstruite. Comment ?
Ce qui l’inspira dans ce tournant de sa vie, ce fut le courage des personnes handicapées qui, frappées dans leur chair, insistent pour pratiquer l’activité qui leur reste accessible. Elle dit avoir pleuré devant l’histoire de cette trapéziste qui, après avoir perdu l’usage de ses jambes en tombant sur la piste un soir de représentation, avait lutté, jusqu’à devenir une championne de handbike. Et tant d’autres qui lui ont communiqué leur force : ceux courant sans jambe sur des lames de carbone, ceux jouant au ballon ou au tennis en chaise roulante, ceux peignant des chefs-d’œuvre avec leur bouche ou leur pied. Tout ce courage lui a fait trouver une voie nouvelle. Vous ne la voyiez pas, vous pensiez même qu’elle se cachait quelque part. Pas du tout, elle était devenue la première professeure de danse en chaise roulante. Oui, durant ces vingt dernières années, c’est ainsi qu’elle a enseigné la danse, virevoltant sur la piste devant ses élèves…
Puis son cœur s’est arrêté. Ce pourrait être un jour de tristesse, si nous en restions à cette séparation. Nous pouvons au contraire la garder vivante dans nos cœurs, dansant sur une scène resplendissante dans son costume de lumière ou virevoltant tout sourire dans son fauteuil et pourquoi pas, dansant avec les anges ? Elle disait que sa foi l’avait toujours soutenue, à nous d’en être dignes, en suivant son exemple.”

Assis à l’écart, il ressent que cet exceptionnel parcours de vie l’interpelle et le questionne: « Y aura-t-il autant de gens à mon propre enterrement ? Que pourra-t-on dire de ma vie ? »

Après la cérémonie, il retourne au drone, dès sa mission terminée. Lexa le félicite et lui propose de récupérer ses propres affaires et le ramener chez lui. Sans hésiter, il répond :
“Non merci, pas intéressé. Plutôt, fournis-moi une bonne paire de Caterpilar et un casque de chantier.
– Moi qui pensais avoir l’exclusivité des surprises… et qu’est-ce qu’on fait après ?
– Tu verras bien, en route. Par hasard, tu ne chercherais pas à gagner du temps, parce que tu es prise de court ?
– Non, tout ce qu’il vous faut est là derrière. Notez que c’était là depuis le tout début.”