Créé le: 19.09.2020
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Salutaires chaussures

Fantastique, Philosophie

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Lumineuse réalité

5

Il a dormi et n’ouvre les yeux qu’à l’instant où le drône se pose en douceur pile sur le grand H du toit plat d’un bâtiment en pleine ville. La voix de Lexa explique :
“A coup sûr, cette étape à l’hôpital va vous ravir. Mettez ces sabots qui sont beaucoup plus confortables qu’il n’y paraît au premier abord, et cette blouse blanche.
– Je vais être un grand chirurgien, comme j’en ai souvent rêvé ?
– Pas tout à fait, ce sera infirmier.
– Quoi, infirmier ? même pas un médecin ?
– Allez vous présenter à la réception. Rendez-vous plus tard. Dégagez.

 

En à peine quinze minutes, dûment badgé aux couleurs du grand hôpital de la Nation, ayant pris connaissance de ce qu’on attend de lui, il essaie de faire au mieux et d’éviter les boulettes. Si ceux qui l’ont engagé sur la foi d’un CV très élogieux savaient qu’il supporte à peine la vue du sang et qu’il déteste l’odeur de l’hôpital, ils le renverraient au plus vite.
Mais l’établissement a grand besoin de bras et surtout un vrai casse-tête à jongler entre les démissions, les burnout, les congés, les horaires démentiels. Alors que le nouveau soit un peu pataud, tout le monde s’en accommode, sauf peut-être le médecin-chef qui le houspille sans arrêt :
“Vous me le passez ce dossier, allez, dépêchez-vous. Mais qui m’a flanqué un bras cassé pareil ?
– Excusez-moi, je viens d’arriver et je…
– Bon, on passe plus loin. La patiente va beaucoup mieux, donc elle sort aujourd’hui. Faites le nécessaire, j’ai besoin de lits, les bobos, à la maison, ouste. Compris ?
– Oui, compris, je m’en occupe.

 

A la pause, il évite la cafétéria et se réfugie sur la galerie où les fumeurs viennent s’en griller une. Le temps est gris, les nuages bas, autant que son moral. Il cherche dans son Iphone le numéro d’un ami secourable. En vain, car ses contacts ont disparu du répertoire, bizarre… Il compose le numéro des renseignements et soudain, la voix de Lexa retentit dans le combiné :
“N’essayez même pas, vous échapper ne servira à rien. Vous ne retrouverez jamais plus votre vie, si vous n’allez pas jusqu’au bout. Retournez donc à votre travail et soulagez la souffrance humaine.”
Vaincu, il remet le téléphone dans sa poche et s’apprête à rejoindre son étage, quand une voix très jeune le fait sursauter :
“Tu n’es pas au bon endroit pour le téléphone, y’a pas de réseau ici. Tu veux que je te montre comment on peut se connecter ?
– Merci, ça ira, mais, tu ne devrais pas être dans ta chambre ?”
La jeune fille qui lui fait face doit avoir une douzaine d’années. Elle incline sa tête rasée, en ajoutant :
“Tu as de la chance, toi, t’es pas malade.
– C’est vrai, je n’ai pas de maladie comme toi, mais on a tous nos maladies.
– Et ce serait quoi la tienne ?
– Le genre, se croire mieux que ce qu’on est vraiment.
– Ah ! Et c’est douloureux ?
– Jusqu’à ce qu’on s’en rende compte, ce sont plutôt les gens autour de nous qui souffrent.
– Et toi, comment tu as vu que tu étais atteint ?
– C’est une très longue histoire, presque incroyable, tu vois.
– Moi, j’aime bien les histoires, surtout celles qui finissent bien.
– Comme quoi, par exemple ?
– Ben, les histoires de ceux qui ont vaincu leur cancer, presque par miracle.
– Je te souhaite d’y arriver, c’est pour ça que tu es là, n’est-ce pas ?
– Oh! moi, ce n’est pas pareil…Même si, par hasard ou par miracle, j’arrivais à le vaincre, ma vie serait quand même foutue.
– Mais pourquoi dis-tu cela ? quand on a à peine quinze ans, rien n’est perdu.
La jeune fille est soudain sur la défensive, comme si cette conversation l’amenait là où elle ne voulait pas aller. Elle contre-attaque vigoureusement, en haussant le ton :
“Alors, rien n’est perdu…ça vaut pour toi aussi, hein qu’en dis-tu ?
Il garde le silence, mais elle insiste :
– Fais pas la tronche, ça ne mène à rien, c’est la première chose que vous nous apprenez dans les réunions de malades désespérés. T’es pas au courant ?
– Oui, oui, tu as raison, rien n’est perdu, c’est même valable pour moi.
– Voilà, il devient raisonnable, le grand infirmier du grand hôpital de la Nation.
Il sourit à l’ironie. Il n’aurait jamais imaginé se faire remonter les bretelles par une gamine, qui plus est, atteinte du cancer. Son temps de pause est largement dépassé. Il fait mine de partir, mais la jeune fille le retient par la manche. Des larmes coulent le long de ses joues maigres. Elle avoue :
– Tu vois, moi, avant d’être atteinte, j’étais sure que ma vie était toute tracée, j’allais devenir violoniste.”
Il a envie de la prendre dans ses bras pour la consoler, mais il hésite, tellement c’est nouveau que quelqu’un se confie à lui. Il l’encourage du regard. Elle reprend vivement la parole, en corrigeant :
“J’étais déjà une violoniste, je gagnais des concours, on me prédisait un grand avenir dans la musique. Je me donnais, sans compter mes heures, je ne vivais que pour ça.
– Rien ne t’empêche de continuer à jouer, risque-t-il.
– Mais tu crois quoi ? Qu’il suffit de vouloir et tout devient possible ? Figure-toi qu’avec cette merde de chimio, je ne peux plus même tenir mon violon, tellement mes doigts me font souffrir. Alors oui, ça m’empêche de jouer.
– Désolé, je ne savais pas.
La jeune fille essuie ses larmes sur la manche de son T-shirt et explose :
– Chapeau l’expertise professionnelle, là je dis : bravo.
– Ce n’est pas bon de de t’énerver comme ça…
– Je m’énerve pas, j’explique. Tu veux savoir pourquoi je dis que ma vie est foutue, je t’informe. Si je ne peux plus m’entraîner à mon instrument, au minimum six à huit heures par jour, je peux dire adieu à la virtuosité, il vaut mieux m’inscrire en fac de droit. Vu ?
– Vu et reçu parfaitement, désolé si je t’ai blessée.
– Non, ça ira, y’a plus grave, comme on dit entre malades. Et pour ton cas, tu crois que tu vas t’en sortir ?
– Mais oui, ne t’inquiète pas, je suis sur le bon chemin.
– Alors, bonne guérison, infirmier.
– Merci, à toi aussi, j’ai été ravi de te rencontrer.”
Quand il s’en retourne au travail, un grand branle-bas se déroule sur l’étage. L’infirmière cheffe le happe au passage :
– Ah! Vous êtes là, venez, on a besoin de vous.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– C’est le patient de la 217 qu’on doit évacuer d’urgence par hélicoptère. Vous aidez votre collègue, allez-y vite.
– Ok, j’y vais.”
Sur le toit, il patiente à l’abri avec sa collègue. Sur une civière, le malade dort, assommé par les somnifères. La pluie cesse et l’hélicoptère dépose deux infirmiers qui embarquent prestement le malade. L’engin redécolle, en produisant de grosses rafales. Il le suit du regard, tandis que sa collègue s’en va. Il est intrigué par l’approche d’un minuscule point, venant du Sud-Est. L’objet grandit très vite, jusqu’à ce qu’il parvienne à identifier la machine volante qui le balade d’épreuve en épreuve.

 

Immobile, il patiente à l’abri du vent, jusqu’à son atterrissage. La porte glisse sans bruit. Il se jette sur le siège et crie à pleins poumons :
“Rends-moi ma vie maintenant, je n’en peux plus, je rends mes sabots, dix-huit heures de ce boulot non-stop m’ont lessivé, j’abdique.
– Allons, on se calme, on touche au but, répond placidement la voix de Lexa.
– Au moins, dis-moi que tout ça, c’est juste un cauchemar, qu’il n’y a rien de vrai ?
– Qu’est-ce que ça vous a fait de vous retrouver dans les chaussures d’un infirmier ?
– Tu biaises, machine, tu ne réponds pas à ma question. Ce n’est pas du jeu…

 

Sans autre commentaire, le drône prend de l’altitude. Lui voit les milliers de lumières qui s’agitent en-dessous. Il se dit qu’après tout ça, il aura de la peine à oublier les gens d’en-bas, tous ceux qui ne vivent pas dans sa condition privilégiée. Il se renfrogne sur son siège. Que va-t-il encore devoir affronter ?

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Commentaires (2)

Thierry Villon
21.09.2020

Merci Mouche, ton commentaire m'encourage, content que tu aies aimé.

Mouche
20.09.2020

Superbe imagination, belle leçon de vie... bravo, j'ai beaucoup aimé !

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