Des dates, des villes, des soupirs

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Je cite les textes tels que je les ai retrouvés dans le premier carnet :

 

Cologne, 21 juillet.
Déchiré le cœur de celui qui a cru et qui aujourd’hui ne croit plus, plus comme avant ! Trop de confiance donnée, la coupe de la sincérité bue jusqu’aux dernières gouttes … Où trouver un autre croire, quand tout semble fabriqué, apparence seule visible d’un mensonge déguisé !

 

Les valeurs sures s’estompent, laissant place à l’indéfini, au flou, au doute perfide enfonçant quelques dernières convictions ancrées par force. Bien que subsiste encore comme tranquille assurance, la conscience d’avoir voulu bien faire ! Bien que dure encore au-delà du temps perdu une brume aveuglante, de laquelle peut renaître encore ce qui a été… has been les engouements juvéniles pour les causes extrêmes, has been le cœur battant pour des moulins à vent, has been les nuits sombres pour des matins qui chantent … place aux sanglots amers de l’amoureux déçu, place à la soif puissante d’être enfin reconnu plutôt qu’être ignoré, d’être enfin applaudi plutôt que conspué … Oui, tendresse des mots d’amitié spontanée, sans érosion ni fatigue, à la frontière de l’amour pur, amitié tant de fois chantée, si glorieusement mise en page, mise en vers, mise en scène, et tant de fois jouée, et presqu’autant de fois trahie …

 

Se raconter sur un écran : gros plan sur la petite larme, humidité du coin de l’œil, cet œil qui scrute l’autre en face, organe si perfectionné, mais qui pourtant ne parvient à lire derrière, l’autre côté de la médaille.

 

Cologne, 23 juillet.
Ce que je sais, c’est que tout me parle de toi autour de moi, les films, les chansons, les chants des oiseaux, la beauté de la nature ! Pourquoi s’interdire de penser, d’espérer, de croire que cela a été fait et bien fait pour une cause ? : être une créature pour son créateur, mais pourtant pouvoir exister pour soi seul, si l’on veut … n’est-ce pas cette liberté, liberté chérie, mot galvaudé et usurpé par tant de philosophies … et rejeté dans la boue du ruisseau celui qui nous l’a offerte !

 

Pour moi, j’ai déjà choisi, j’ai déjà dit oui et ce oui est éternel, parce qu’il vient d’en-haut. Son inspiration m’attire en même temps qu’elle m’élance vers de horizons nouveaux de joie et de paix éternelle ! Joie et paix, la terre entière soupire après elles, au-milieu de tant de cris, de souffrances et de destruction ! Mais elle œuvre aussi l’abomination orgueilleuse qui sape les peuples et les pousse au combat pour tant de causes passagères ! Le passager contre l’éternel, voilà l’échange ! cela détruit les gens par millions, cela détruit les pays, les enfants… chers enfants toujours fragiles devant les combats des grands, faisant maigre rempart de leur corps ou de leurs larmes… enfants toujours laissés, toujours frappés, toujours victimes, jamais apaisés, sauf la faucheuse de vie ou l’âge adulte, l’âge où l’on entre à son tour dans la force et la puissance…

 

Moulin, 14 septembre.
Pourquoi vouloir encore dire, écrire, raconter, chanter, expliquer, alors que tout se dérobe ? silence glacial d’une vie qui s’atrophie, s’amenuise, se confond avec l’ordinaire !

S’en contenter ? voilà bien l’humble chemin de la raison… Lutter encore pour s’en extraire enfin, le pourrai-je ?

 

Où trouver le ferment, le ressort qui catapulte le cœur aigri vers des jours lumineux, jours où l’on joue et gagne… jours rares s’il en est, et combien précieux, dont on sort à regret pour retrouver le gris, grisaille sommaire, ordinaire absence de couleur, nivelant les nuances et rejetant vers l’abîme inconscient le rêveur, le poète, l’illuminé…

 

Oui, jouer et gagner rien qu’une fois… ce qu’il espère à tout-va, tandis que l’espoir chaque fois se restreint,  à force de courser ce volatile destin qu’on ne rattrape pas, gagner, gagner rien qu’une fois. Mais ça ne suffira pas… tandis que se dissipe à peine la grisante impression d’avoir piégé la chance, de l’avoir d’une main mise en cage pour toujours, que déjà l’autre main l’ouvrira pour la voir faire un tour, le dernier, ça c’est sûr… enfin on se rassure !

 

Fribourg, 27 octobre.
L’envie de l’amitié, de cette douceur forte, capable d’effacer le vide cru de la vie « égoïste » Etre malade de manquer d’amis, de ne plus les voir tels qu’ils sont dans leur générosité, dans ce pouvoir dont ils rayonnent de distribuer la pitance à l’âme humaine assoiffée !

 

Etre seul, ou presque… maladie de solitude ? ou désert fabriqué autour d’un cœur qui se voudrait dur, mais il ne sait pas, puisqu’il revient toujours à la recherche de l’amour, quitte à être parfois comblé, parfois déçu…

 

Ce clochard qui prépare son lit sur un banc, dans le froid, deux bouteilles de vin à son chevet, cette solitude crasse et révoltante, nous laisse-t-elle le droit de nous plaindre encore ?

 

Ces corps affamés jetés dans l’immensité africaine, ces enfants aux joues creusées, ces regards vides, déjà loin, loin de nous, de notre civilisation de surabondance, nous laissent-ils le droit de nous sentir mal-aimés ? de nous croire abandonnés ?

 

N’a-t-on pas besoin d’eux pour donner un sens à notre richesse, à notre superflu ? ne sont-ils pas ces pauvres qui seront toujours avec nous ? ne nous aident-ils pas à leur manière, par leur supplique douloureuse jaillie de corps bafoués par l’orgueil des forts ? Ne faut-il pas croire qu’ils sont là pour un but : nous apprendre à aimer celui qui ne saura jamais rien de nous, nous apprendre à donner à celui qui ne peut rien nous rendre.

 

O combien de larmes versées, pour avoir eu la force de sa jeunesse volée par la cupidité des violents, pour avoir eu son âme violée par l’orgueilleux abandonné à ses visions charnelles ! Que garder, que rejeter ? au risque de se renier soi-même, insolente injustice finale… renier qui ? soi-même… ironique question : qui est-ce soi-même ?

 

De l’autre côté de cette confuse recherche, l’envie d’être en paix, de ne plus lutter pour rien, de tout laisser aller et dire : j’ai assez fait, maintenant, je peux jouir du bonheur simple d’être en vie, en bonne santé, etc.

 

Mais la lutte, n’est-elle le propre de cette bête humaine qui combat sans cesse pour sortir du néant et qui y retourne aussitôt que ses forces ont été épuisées ?

 

Villeneuve, 16 décembre.
(Après une longue pause préméditée, pour cause de convalescence, reprise des confrontations avec moi-même.)

 

Pourrait-ce être constructif ? le passé enterré laisse le coeur paisible, aussi espérant pour l’avenir… mais à peine un petit coin du voile soulevé que déjà réapparaissent les fantômes animés des rancœurs et autre cortège d’amertumes bien pesées, bien comptées et surtout bien portées sur les épaules, pesantes comme fardeau qu’on voudrait une fois pour toutes jeter à terre, tout laisser là et s’en aller ailleurs.

 

Mais le sursaut de vérité, de colère non rentrée, parce qu’insoignable, le sursaut justement, crée ce haut-le-corps salutaire, fait de révolte et de fierté mélangées, qui conduit l’être à ne vouloir jamais « enterrer cette vieille histoire » comme cadavre de honte, puant le mensonge et la magouille, mais au contraire l’exhumer à la face du cercle intime de ceux qui sont concernés …

 

Et puis, il y a l’hypersensibilité, la cause profonde et secrète, de cette déchirure qui saisit l’âme, quelque part, tout à coup, la fait se tordre d’une douleur aiguë et exigeante qui oblige les yeux à couler, le cœur à soupirer. Pour tout, pour rien, ça revient : un film, une chanson, une image-flash… et l’on finit par se croire cassé de l’intérieur, camouflant ses brisures pour rester fort, du moins en apparence… peur d’être bouffé par le plus gros de la portée, combat animal où rien ne compte que la force brutale de la viande… où n’existe plus aucun secours : ni père, ni mère, ni même une existence supposée supérieure… où n’existe plus rien, rien d’autre que l’instinct, celui qui conserve en vie ceux qui ont encore la rage de vivre pour quelque chose, ou pour quelqu’un…

 

Et des fois, surprenantes ces bouffées de joie sans raison, prenant forme en soi plus spontanées que raisonnées, mais qui donnent envie de sourire, qui poussent le cœur et le visage vers le joie… cité de la joie… peuples heureux rencontrés au milieu de la misère profonde, en Haïti, en Afrique, comme si rire, chanter, danser, s’imposait comme remède ultime à ces misères, celles-là même que nous sommes convenus d’appeler telles suivant nos propres critères, mais qui ne sont pour ceux qui les endurent somme toute que l’ordinaire de la vie !

 

Villeneuve, 20 décembre.
Ouf, ça se termine.. 3 jours encore… et le temps prendra un autre rythme …

 

Me relisant, trouvés quelques mots forts, quelques visions absolues, certains traits méritant d’être écrits, certains autres trahissant les limites de l’ouvrier, mais il fallait tous les dire, quitte à devoir revenir plus tard pour polir encore. Magie du langage et des mots, qui fixent en un éclair comme la photo, un sentiment parfois si léger qu’au moindre événement, il serait oublié. Mais tout comme sa propre expression figée sur le papier glacé d’une photo, on a souvent peine à croire que cela ait été nous. Autoportrait malhabile, fait d’éclairs fugitifs, éclairant son propre moi sous des angles si subtils, qu’on ne reconnaît qu’avec peine l’individu intime décrit sur la page.

 

Et ces mois qui passent grignotant ce qui reste, succession de secondes trop rapides pour être toutes savourées comme un cadeau, ces secondes si souvent goinfrées, en un jet continu de faits plus ou moins importants. Et dans tout ça, quelle place pour le rêve ?

Rêve d’une île, quelque part posée là sur la mer, l’océan jetant à l’assaut des rochers, ses dégradés d’eau teintées du bleu « outremer », s’éclaircissant jusqu’au vert, pour mourir limpide sur une plage de sable si chauffé par le soleil, qu’il en apparaît presque blanc ! Tandis que les ailes des palmiers se balancent au rythme des vents tièdes, telles des bras multiples balayant l’air…

 

Une île et quelques vagues… pour faire rêver son cœur, on choisit toujours loin, on préfère toujours tard, plus tard, la crainte de trop tard aussi s’insinue, trop vieux, trop immobile, trop enraciné, trop paresseux, too late ! Se cramponner à ce rêve facile, pour mettre au bout des jours, au bout des efforts qu’on ne sent même plus, tellement ils sont devenus automatiques, mettre au bout de tout ça : le but, l’espérance, à moins que cela ne soit la carotte pour faire avancer l’âne ! qu’importe, un ailleurs est toujours bienvenu, tandis que le quotidien défile, fait de villes ressemblantes, de routes banales juste parfois éclairées d’une lumière particulière, imprimant son originalité bien plus fort que le reste, tandis que défile l’autoroute toujours pareil, avec ses garde-fous, sa glissière centrale qui nous permet à tous de ne jamais croiser personne ! Basta !… quand on a plus de temps, on en rajoute encore !

Villeneuve, 22 décembre.

Télévision : Lausanne, les marginaux, les drogués, etc., une religieuse orthodoxe qui va vers eux pour les aider, les écouter, leur parler. Et toujours et encore le même langage, les mêmes détresses, les mêmes excuses difficiles à comprendre.

 

Me revoir 20 ans plus tôt, dans les mêmes rues, les mêmes bars, devant les mêmes personnes ! Rien n’a changé, les damnés de la terre n’ont pas trouvé la sortie de l’enfer…Comment maîtriser mes sentiments devant tant de misère, pour ne pas sombrer et devenir inutile, avertissement d’une infirmière travaillant sur place, rappelant que des coopérants sont devenus fous, en voyant mourir sous leurs yeux un enfant qu’ils aimaient !

 

L’envie de promettre à tous ces corps squelettiques de ne pas oublier, l’envie de me lever pour faire quelque chose, l’envie d’écrire des textes, toucher le fond du cœur des gens pour les enflammer à cette cause utile.

 

La Montagne, le 9 février.
Tout relire dès le début… la pause a été plus conséquente que prévu. Chercher encore un peu de vitriol dans les recoins et ne trouver que le liquide clair de la raison et de la sagesse calculée, simplement normative.

 

En rester là pour ne pas risquer d’ébranler l’échafaudage de la rénovation et voir s’écrouler les patients efforts en direction d’une vie plus stable ! Terminé le saltimbanque, l’homme public toujours en première ligne, face aux paroles cinglantes du doute et de la suspicion, raccroché (j’espère) le faciès souriant et commercial du payé à la commission… sourire tarifé, quantifié et si dur à donner certains jours, ces jours de fatigues extrêmes où l’être semble absent de sa carcasse qui continue toute seule à faire le numéro appris par cœur, tant de fois redit qu’il en est poli comme un sou neuf, phrasé calculé et minuté, expressions, crescendo, et finalement le contrat, le stylo, signature, point.

 

La Montagne, 11 février.
Dernière soirée à l’hôtel, seul face à l’écran de contrôle, plutôt face aux deux écrans : le télévisuel contrôlant l’extérieur par le moyen des ondes, l’autre contrôlant l’intérieur par le moyen des doigts reliés au cerveau, qui véhicule la pensée venue de …

 

…Pourquoi penser alors que le vide est la réponse ?

 

RÉFLEXIONS

Ça nous laisse tous un peu perplexes, n’est-ce pas ? Non, vous n’êtes pas réellement surpris… En me relisant, j’ai l’impression de découvrir quelqu’un d’autre, un autre moi, qui existait il y a plus d’une trentaine d’années. Elles sont bien passées ces années et que reste-t-il de tout ce que j’ai pensé à cette époque ? La question est raisonnable et logique, certes. La réponse viendra au cours du récit, maintenant que j’en ai fini avec ce qui encombrait mon grenier. Pour ce qui est de ma mémoire, il y a là bien quelques phrases que je revendiquerais sans hésitation encore aujourd’hui. Mais pour le reste, je laisse à la postérité le soin de faire ses choix. De toute manière, qui peut comprendre qui nous sommes vraiment ? un père reste un père, un frère reste un frère, un ami un ami, un ennemi aussi ! non pas Félicie aussi ! (Clin d’œil à l’attention des fans de Fernandel).

 

Revenu sur terre et face à ma table de travail, la bougie est toujours dans le même état, à savoir épuisée. Moi, tout va bien, merci. Vous allez encore avoir du pain sur planche pour arriver à suivre ce qui va suivre. Mais je n’en suis pas trop mécontent, connaissant votre propension à la curiosité pouvant aller jusqu’à l’indiscrétion.

 

Nous allons marquer une pause pour permettre à mon petit estomac de se restaurer !

Commentaires (1)

Webstory
28.01.2021

Cher Thierry Villon, enfin un langage non adapté à certains réseaux, même pas utile de rajouter "sociaux". Seul le webwriter-écrivain peut se permettre d'être authentique, comme les artistes, les poètes et les créateurs. Ecrire, c'est le souffle de vie qui pulse de l'oxygène! Merci pour ce billet d'humeur!

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