Créé le: 02.01.2024
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3 couleurs

Fantastique, Nouvelle

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© 2024 Acinos

© 2024 Acinos

2022

5

Aleyna

 

Mes yeux suivent les contours de la route qui sinue entre les collines herbeuses.

Le givre pare les arbres de dentelles scintillantes. L’herbe prend une couleur céladon qui adoucit encore d’avantage le paysage.

Je roule depuis plus de deux heures et pourtant je ne me sens pas fatiguée, une vague d’impatience et d’inquiétude mélangée me submerge. Encore une fois, je m’interroge sur  la pertinence  de m’installer dans cet endroit.

Malgré mes doutes, une force étrangère m’a poussé à accepter la proposition de ma mère.

Au loin se dessinent les bouquets de noisetiers qui bordent l’allée de la maison.

Lentement pour pouvoir la contempler, je m’engage sur le chemin bétonné.

Elle est exactement comme dans mes souvenirs d’enfant. Ses murs de vieilles pierres, les volets bleu ciel, la glycine recouvrant la façade Sud, elle semble immuable comme si le temps coulait sur ses tuiles serrées.

J’essaie de me rappeler de la dernière fois où j’ai séjourné un été entier avec ma grand-mère. Les saisons se sont succédées à une vitesse exponentielle. Concentrée sur mes objectifs, je n’ai guère pris le temps de me retourner sur le passé. Avec énergie et détermination je me suis focalisée sur mon avenir. Et aujourd’hui, je reviens à mon point de départ. Je suis née dans cette maison et bientôt mon enfant naîtra lui aussi entre ses murs.

Ma mère m’accueille en me  prenant dans ses bras et dans cette étreinte, son parfum réveille en moi une multitude de vestiges enfantins. Nos parties de cache-cache dans le jardin, nos rires lorsqu’elle me courrait après avec le tuyau d’arrosage.

En contemplant son visage marqué par les bons et les mauvais moments de son existence, je me sens redécouvrir le livre photo de ma vie passée.

Elle semble si fragile et pourtant une intense vitalité brille dans son regard qui me dévisage intensément.

Deux tasses et une théière nous attendent sur la petite table du salon. Avec délice, je m’enfonce dans le canapé au motif florale. Mon mug à la main je demande:

– Comment vas-tu ?

Ma mère met quelques instants à me répondre.

– Je vais bien. Ne t’inquiète pas pour moi Aleyna. Je suis heureuse que tu sois là. Et toi ? Comment allez-vous ?
– Nous allons bien. Mon bébé se porte à merveille et je le sens de plus en plus présent. Quelle énergie, il ou elle a !
– Ah, ça.. il a de qui tenir, n’est-ce-pas ! Les chiens ne font pas des chats… c’est à mon tour de te le dire maintenant, répond-t-elle en souriant.

 

Que dire ? Ma mère a raison de me rappeler ce dicton devenu un mantra répété  à chacune de ses réprimandes.

– Tu marques un point, Maman ! C’est un juste retour des choses.
– Viens ! Je vais t’aider à t’installer.

Je la suis dans les escaliers de bois qui mènent aux chambres.

Je longe le petit corridor étroit et découvre avec ravissement les changements opérés dans mon ancienne chambre.

Sous la fenêtre, en face de la porte, qui donne sur le jardin se trouvent une petite table et sa chaise.

A droite une armoire et à gauche une étagère avec quelques photos. Juste après, un large lit et un plaid tricoté que je n’ai jamais vu. Les meubles sont tous en bois clair. Les rideaux et les draps ainsi que la couverture de laine apportent une touche colorée de bleu, ma couleur préférée.

De cet ensemble se dégage une atmosphère de tranquillité douillette.

Je m’y sens immédiatement bien.

Je me tourne vers la responsable de cette agréable surprise et la prend dans mes bras en lui glissant:

– Merci ! Je l’adore !

– Je suis ravie que cela te plaise, ma chérie. Je descends préparer le repas. Je te laisse t’installer tranquillement.

 

Je commence par m’assoir sur le lit et je reste de longues minutes à caresser du bout des doigts la douce couverture qui a du lui demander de longues soirées de labeur.

Puis, avec lenteur, un peu empêchée par l’expansion de mon ventre, je défais mon léger bagage.

Je me projette dans cette maison avec mon bébé et je me sens en paix avec ma décision. J’ai le pressentiment que nous allons être bien ici tous les deux.

De la cuisine monte une appétissante odeur de soupe aux légumes et mon estomac grogne d’impatience lorsque je rejoins ma mère.

La table est mise et un joli bouquet d’asters mauves égaie la pièce. Tout en dégustant notre soupe, ma mère me raconte les derniers jours de ma grand-mère décédée il y a peu.

Sa santé déclinant, Maman avait fini par venir s’installer dans cette maison pour prendre soin de celle qui lui avait donné la vie.

Je me sentais coupable de n’avoir pas pu être présente pour elles, ma grossesse m’empêchant tout déplacement à ce moment-là.

– Ta grand-mère a très bien compris ta situation Aleyna. Elle n’aurait pas voulu que tu mettes en danger la santé de ton bébé. Elle avait parfaitement accepté que son existence touchait à sa fin. Elle était reconnaissante de pouvoir finir sa vie ici sur la terre de nos ancêtres. Lorsque son état le permettrait, je l’accompagnais jusqu’à l’étang. Je l’installais confortablement sur une chaise avec des couvertures et elle restait là à contempler l’eau limpide.

– Elle me manque…dis-je avec une petite voix.
– A moi aussi et parfois je me surprend à lui parler à voix haute. L’âge, sans doute, ajoute-t-elle malicieusement.
– Je vais prendre soin du jardin comme elle le faisait. Et j’irai déposer des fleurs à l’étang.
– Bonne idée, je suis certaine que cela lui plaira.

L’obscurité entoure, depuis longtemps, la maison de son étendue opaque lorsqu’épuisée je rejoins tant bien que mal mon lit.

Le sommeil n’est pas long à venir, peuplé de rêves étranges et perturbants que j’oublie aussitôt réveillée par la lumière qui filtre des volets.

Je reste quelques instants à fixer le plafond aux poutres apparentes blanchies. Puis, une subite envie d’uriner me force à sortir de mon lit. Mon bébé danse la gigue dans mon ventre le faisant onduler et prendre une forme anguleuse qui me fait sourire.

Une douche chaude finit d’effacer les dernières traces de la nuit et chasse l’étrange sensation qui m’habite encore.

Ma mère s’affaire dans la cuisine et le petit-déjeuner me donne soudainement une faim de loup. Je dévore avidement les toasts, les oeufs et étanche ma soif avec un grand mug de thé

en poussant un soupir de soulagement qui la fait rire.

– Ton appétit me rappelle de bons souvenirs, Aleyna ! me dit-elle en souriant.

– Parfois j’ai l’impression d’être en colocation avec ce bébé. Je vis avec une autre personne dans mon corps. C’est une sensation difficile à décrire. Cet enfant a une telle présence énergétique que je ne me sens jamais seule avec moi-même. Je me demande si je ne suis pas un peu folle ou si ce sont les hormones qui parlent….

 

– Ne t’inquiète pas ! J’ai aussi ressenti cela pendant ma grossesse. Tu étais bien présente et je sentais ton énergie vitale presque constamment.
– Tu ne m’en jamais parlé, pourquoi ?
– Parce que chaque grossesse est différente et que je ne voulais pas t’influencer ou t’inquiéter si ce n’était pas le cas pour toi. Il y a des expériences qu’il nous faut vivre pour les comprendre ou prendre conscience de l’existence de choses qui dépassent notre entendement.
– Oui, tu as raison. Je n’aurai certainement pas pu comprendre sans l’avoir expérimenté moi-même.

 

Nous traversons le jardin en silence. Tout est si calme comme si le monde était encore endormi. J’aime le crissement de mes pas sur l’herbe givrée. La silhouette des arbres noueux se découpent nettement sur la toile azur du ciel.

Au fond du verger, nous passons par le petit portail de bois à la peinture verte écaillée puis nous suivons le sentier de terre qui sillonne entre les champs.

Quelques centaines de mètres en contrebas, l’onde calme scintille. De l’étang bordé de quelques noisetiers se dégage une atmosphère magique. Je ne sais pas depuis combien de temps ma famille possède cet endroit. Il semble intemporel, hors du temps.

Au pied du bosquet s’étend un tapis de perce-neiges, les fleurs préférées de ma grand-mère. D’aussi loin que je m’en souvienne, elle en a toujours cueillis de petits bouquets qu’elle déposait près d’une grosse pierre couverte de mousse au bord de l’eau.

– Maman, pourquoi grand-mère laissait-elle des perces-neiges sur cette pierre ?
– C’est une offrande, Aleyna. Une manière de remercier la déesse pour ses bienfaits, de témoigner sa gratitude.
– Tu veux dire que grand-mère était païenne ?
– Oui, dans un sens, on peut dire cela. Elle était croyante aussi. L’un n’est pas en contradiction avec l’autre. Elle disait qu’il fallait vivre avec son temps et que cela ne voulait pas forcément dire tourner le dos au passé, à ses origines.

– Je ne suis pas certaine de comprendre. De quelle origine parles-tu ?
– J’ai froid ma chérie et j’ai besoin de me reposer. Nous reprendrons cette conversation plus tard.

Ma mère s’approche des clochettes blanches en prélève quelques unes puis sans un mot les pose délicatement sur la roche mousseuse. Quelques minutes plus tard, je la vois disparaitre sur le chemin.

Je reste plantée là avec mes questions et une foule de pensées qui tempêtent dans mon crâne. Je me sens comme une petite fille derrière la porte fermée d’une pièce interdite.

Ma mère me cache des choses concernant ma grand-mère et je ne comprends pas pourquoi. A quoi tout cela rime-t-il ?

Je décide d’aller me promener, marcher m’aide souvent à calmer mon esprit. Prudemment je m’engage sur le chemin qui mène à la forêt. Petite, je m’inventais des histoires sur cet endroit que je trouvais merveilleux. Les rochers couverts de mousse sur lesquels de vieux chênes appuient leurs racines me donnaient l’impression que des fées et des lutins y avaient élu domicile. Le sol printanier constellé d’anémones blanches, le parfum légèrement suave du chèvrefeuille me reviennent en mémoire. Aujourd’hui, même les arbres tels des squelettes que seuls du lierre habillent n’arrivent pas à dissiper cette vibration magique qui flotte dans l’air.

L’étendue des feuilles mortes étouffe le bruit de mes pas ne perturbant nullement le gazouillement des oiseaux.

La beauté de la nature, source d’émerveillement infini, bien souvent apaise mes maux.

Une douleur dans mon ventre me coupe le souffle. Assise sur une souche d’arbre, je peine à respirer. Une nouvelle contraction arrive. Un cri de douleur m’échappe.

J’inspire et expire le plus profondément possible priant qu’elles se calment. Je ne me vois pas accoucher toute seule dans cette forêt.

De longues minutes s’écoulent avant que je ne sente enfin mon bébé bouger, ses coups de pieds me rassurent. Lentement, je prends la direction de la maison.

Epuisée comme si j’avais couru un marathon, je m’affale sur le canapé. Mon dos me fait souffrir et je peine à trouver une position suffisamment confortable.

Le bruit des casseroles me réveille. Je mets quelques instants à réaliser où je suis. Ma mère m’apporte une infusion dont elle a le secret. Le liquide chaud et parfumé m’enveloppe d’une vague de douceur.

Avec un tendre sourire elle vient s’assoir à mes côtés. Tout en me caressant affectueusement les cheveux, elle déclare:

– Aleyna, ton bébé ne va pas tarder à naître. Il est temps de prévenir son père, tu ne crois

pas ?
– Je ne sais pas. La situation, entre nous, est compliquée.
– Laisse lui une chance de décider s’il veut ou non s’impliquer. C’est aussi son enfant. L’histoire n’est pas obligée de se répéter.
– Tu t’en es très bien sortie avec moi.
– Oui et ça n’a pas été facile d’être seule. Crois-moi si je le pouvais, je ne commettrai pas la même erreur.
– Tu as raison, je vais l’appeler.

 

Après le repas, je me décide à prendre mon courage à deux mains. Je fixe l’écran de mon téléphone comme si les nombres détenaient la clé de mon hésitation.

Les battements de mon coeur résonnent jusque dans mes oreilles tandis que la sonnerie retentit. Je ne sais pas si je préfère qu’il ne décroche pas ou au contraire qu’il me réponde. Je n’ai pas le temps de tergiverser plus longtemps, il décroche.

 

La route sur laquelle je marche semble se perdre dans le paysage champêtre. Il me semble familier sans que j’arrive clairement à savoir où je suis et pourquoi j’avance au milieu de nul part.

Au loin, j’aperçois un groupe de femmes. L’instant suivant, je suis à leur hauteur en les dévisageant une à une. Elles portent toutes des vêtements qui feraient fureur lors d’un carnaval ou d’une reconstitution historique. Elles me sourient et me complimentent pour ma grossesse. Elles ont toutes une lueur de malice qui me rappelle le regard toujours espiègle de ma grand-mère.

L’une d’elle tout de rouge vêtue, une longue tunique richement décorée de plumes s’approche et me prend les mains.

– Tu portes une fille. La lignée se perpétue, me dit-elle ravie.

Je veux lui demander comment sait-elle que mon enfant est une fille mais aucun son ne sort de ma bouche. Je me contente de lui sourire.

– La clé est en toi. N’oublie pas la clé est en toi, Aleyna.

 

Je me réveille le son de sa voix encore présent dans ma tête. Chacun des visages de ces femmes devant mes yeux. C’était si réel ! Comment est-ce possible ? Décidément cette grossesse a un étrange effet sur moi.

Mes pensées sont interrompues par une forte contraction qui m’oblige à me recoucher.

La douleur m’inonde et je suis incapable de formuler une quelconque pensée.

Je me concentre sur ma respiration en attendant que la vague s’apaise.

Lorsque je suis certaine d’avoir un peu de répit, je rejoins ma mère à la cuisine. A la vue de mes traits tirés, de la blancheur de mon visage, sans me laisser le temps de refuser, elle appelle la sage-femme.

Par la fenêtre, j’admire le jardin recouvert d’une fine poudre blanche scintillante au soleil.

La première neige vient de s’inviter en ce premier jour d’hiver.

Les contractions s’enchaînent et je perds rapidement la notion du temps. Une série de pensées passent dans ma tête mais je ne leur accorde pas d’importance. Elles filent comme les nuages dans le ciel portés par la brise printanière.

La lune pleine éclaire la chambre d’un rayon laiteux lorsqu’enfin je serre ma fille dans mes bras.

Son papa nous a rejointes. Nous sommes là tous les trois. A cet instant, je comprends que l’histoire des femmes de ma famille ne doit pas forcément se répéter, que je peux poser des actes nouveaux et choisir ce que je veux ou non garder de mon héritage familiale. Je peux décider de ce que je veux faire de ma vie, de mon destin. Kelya, notre fille, connaîtra son père.

fin

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