Kiera

 

 

Les préparatifs de Samain ont commencé depuis quelques jours. Les villageois font des aller et retour afin de nous apporter tout ce dont nous aurons besoin pour le rituel.

 

L’arbre aux messages ploie sous les objets sculptés, les morceaux de tissus, les offrandes de plantes destinées aux morts. Son tronc disparait presque sous les petits galets où sont gravées les runes sacrées. Durant cette période si particulière, notre monde et le leur se rejoignent.

C’est l’occasion pour chacun de faire le bilan. La plupart des hommes et des femmes en profitent pour leur adresser une prière ou un secret. Les morts sont très réceptifs à ce moment de l’année. Je sens leurs présences derrière moi. Parfois, une vague de chaleur me recouvre. D’autres fois, lorsque mon corps faiblit, c’est la force de ma lignée qui m’aide à me relever.

Je ne me fais pas d’illusions. La vie me quitte par lambeaux et je vais m’éteindre bientôt.

Les nuits s’allongeant, j’ai revisité mon existence. J’ai fait ce qui était juste pour moi, j’ai suivi l’air du vent. J’ai fait de mon mieux pour aider lorsque je le pouvais. J’ai accepté de l’aide quand j’en avais besoin à mon tour.

J’ai honoré la vie, notre Mère, sous toutes ses formes. J’ai eu la joie de voir grandir ma file et la sienne. Je suis en paix.

Il ne me reste qu’une dernière chose à faire avant de partir; transmettre la clé de notre lignée à ma fille Erine. Elle accédera ainsi à la connaissance et la sagesse que nous avons toutes accumulées durant nos années d’existence.

 

Tout est prêt maintenant. Je revêtis pour la dernière fois ma tunique noire, j’incarnerai la Vieille une dernière fois. Sa force et Sa bienveillance me guideront pendant cette ultime nuit. Puis, elle m’accueillera en son sein et je retrouverai mes chers disparus. Je rejoindrai la longue lignée des femmes dont je fais partie.

A mon tour, je pourrai influer sagesse et force à ma descendance. Je serai le châle qui réchauffe durant l’hiver, le courage face à la tempête, la douce caresse d’une brise les jours d’été.

Les flammes vacillantes des bougies disposées le long du sentier qui mène au cercle de pierres guident mes pas. Je sens Sa présence, Sa puissance monter le long de mes jambes, allumer un feu de joie dans mon ventre et déposer un doux baiser sur mon front.

Le cercle est illuminé par des centaines de feux follets qui dansent au son du tambour.

Les voix cristallines de mes soeurs honorent les morts et les invitent à nous rejoindre.

Lentement je m’approche de l’autel. Chacun de mes gestes est précis et sûr. Je verse l’eau de l’étang sacré sur la pierre et le reste dans le bol de divination. Mon regard plonge dans le reflet de lune et la vision m’envahit.

 

Un incendie ravage plusieurs maisons du village, les hommes et les femmes s’agitent en tous sens et tentent de l’éteindre. Un peu à l’écart, quelques villageoises donnent les premiers soins aux blessés. Je plane au-dessus d’eux pour évaluer les dégâts et heureusement il n’y aucun mort à déclarer.

 

L’air du vent souffle sur mon visage et je m’éloigne lentement portée par les courants.

Je me pose sur la hutte d’une de mes soeurs et je l’entends crier. L’enfantement se passe normalement.

Le temps s’accélère et je découvre que c’est Alana qui a mis au monde une jolie petite fille.

Je déploie mes ailes, surplombe notre communauté. Mes soeurs accueillent de nouvelles novices et au fil du temps, elles forment un grand nombre de jeunes femmes.

Les voix de mes soeurs me ramènent dans le moment présent et je quitte la vision.

De retour dans mon espace temps, je découvre que les disparus nous ont rejointes.

Le cercle de pierres sacrées n’accueille plus uniquement les prêtresses mais aussi celles qui furent.

Cette nuit, je ne festoierai pas avec les autres.

Je m’approche d’Erine qui resplendit de la beauté de la Déesse et la serre sur mon coeur. Je lui confie dans un souffle ma vision de l’incendie. Les yeux dans les yeux, je lui tends le sachet de cuir qui contient la clé de notre lignée. Une larme coule le long de ma joue. Ma fille comprend l’importance de cet instant. Dans un hochement de la tête, elle accueille délicatement le sachet comme si elle tenait un oisillon entre ses mains.

Erine sait ce qu’elle doit faire et avec une toute dernière caresse, je me détourne.

Puis j’enlace Alana dans mes bras et sent la vie qui palpite dans son ventre. Je suis reconnaissante à la Déesse de m’avoir laissée entrevoir mon arrière petite-fille.

Je lui murmure à l’oreille: « Tu es la voix de l’eau, Alana ! Ecoute-la ! ».

 

Il me reste juste assez de force pour rejoindre l’étang sacré. Nul besoin de lumière pour me guider dans cette épaisse obscurité. Je suis entourée de mes ancêtres, elles m’entrainent doucement vers le lieu que j’ai choisi, il y a de nombreuses années.

Ma vieille couverture compagne de tant de moments essentiels git sur le sol comme un vêtement abandonné. Je m’y allonge et mon regard se perd dans la voie lactée qui scintille. Dans un souffle, je prends finalement mon envol.

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