A Helena pour sa présence - (…) - Chronique de la vie par le souvenir des chanteurs et de leurs chansons …
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Tombe la neige
Salvatore Adamo chante « tombe la neige » depuis toujours dans sa carrière de plus de cinquante ans. Je l’écoutais enfant. C’était une chanson venue du ciel qui intégrait à la fois le monde et l’existence en confirmant la beauté profonde et noire de la vie. L’effet sans doute des rimes en « oir ». Comme tous les auditeurs, je voyais la neige tomber. La nuit sous les réverbères. J’en restais à ces mots et, dès les premières notes j’attendais cette mélopée originelle : « tu ne viendras pas ce soir ».
C’était triste et je ne savais pas qui ne viendrait pas. Il ne manquait personne, me semblait-il. Il y aurait donc un soir où quelqu’un ne viendrait pas. S’il le chantait, c’est que ça lui était arrivé et je ne voyais pas très bien ce que je pouvais faire pour lui, ni même en quoi sa chanson pouvait être en relation avec la vie des gens. C’était une affaire qui lui était très personnelle. J’entendais dans cette voix singulière et sincère une force qui me rassurait et j’en arrivais à me réjouir que la neige tombât assez confiant dans l’idée que ces problèmes d’absence allaient se résoudre.
C’est ainsi que me parvenait cette chanson passant à la radio et je l’aimais plus encore en pressentant que tout le monde aux alentours, et peut-être plus loin encore, appréciait à la fois la chanson et le chanteur. Le mot désespoir m’avait alors échappé ou peut-être l’avais-je rhabillé, assimilé au blanc de la neige. Désespoir, ce devait être espoir couvert de neige. Et même, enfant, je ne suis pas certain que le mot espoir ait eu très tôt le sens qu’il allait prendre plus tard. La neige tombait en suffisance sur mon enfance.
En écoutant la chanson, je vois un lieu disparu, entre deux immeubles, une place de village alors toute neuve et noire de goudron frais. Puis un portail et un chemin dans un jardin qui file entre deux maisons en bois rouge et gris. J’entends le portail s’ouvrir et se refermer. Je devine les espaces vers lesquels fuit le chemin. Je reviens au repas de famille et j’entends des voix. On prononce les noms des chanteurs.
Adamo, pour la gentillesse et le respect. Dans une autre chanson il demande à Monsieur, s’il permet qu’il emprunte sa fille. J’ai longtemps entendu et entends encore, « j’embrasse ». On est souvent distrait et songeur en écoutant une chanson. Mon imagination transgressait les règles de bonne conduite que s’imposait le chanteur et qu’il proposait malicieusement à son public. Mariage y rimait avec âge. Il était aussi question, dans ces discussions à table au salon, de Gilbert Bécaud et de Charles Aznavour. Chaque chanteur provoquait une réaction. Il fallait ou non apprécier et chacun disposait, en la matière, de sa force et de sa liberté d’appréciation qui allait, quand un avis était révélé, dire plus encore de qui aimait ou n’aimait pas que du chanteur et de ses chansons. Adamo passait bien la rampe. Pour les deux autres nommés et toutes les célébrités de la chanson, nouvelles ou anciennes, c’était différent. Quelque chose dans la personnalité de “la vedette de la chanson” pouvait déplaire ou séduire et le spectacle sonore, idéal et imagé, continuait comme par nécessité et par enchantement. La chanson française venue des ondes et des juke-box, constituait l’arrière fond de notre langage, de nos visions et de nos émotions.
Adamo, ce nom me fait penser à ma grand-mère maternelle qui dans mon souvenir disait du bien de lui. Elle était une femme qui, lorsqu’elle s’exprimait, disait du bien des gens. Je l’entends, écrivant ceci, en dire de Marcel Amont.
Avant Adamo, nous eûmes Alamo, Frank. Je vois mon autre grand-mère, qui n’avait alors pas cinquante ans, sourire sur le perron de sa maison sous le poirier en me demandant de chanter « Biche oh ma biche » en 1963. J’avais cinq ans. En chantant, je parlais à une biche et je la voyais ainsi que deux papillons bleus volant au-dessus de sa tête. Les yeux attentifs et doux de cet animal qui fuyait. Je chantais aussi « lorsque tu soulignes au crayon noir tes jolis yeux » ingénument mais avec une certaine délectation. Plaisir de la voix, de la découverte et de la prononciation, du rythme leste et vif qui s’imposait. On ne perçoit pas très tôt que c’ est construit à certaines fins. Une tentative de séduction publique à distance.
Une chanson était reçue comme une proposition naturelle que nous faisait sincèrement la vie, sans malice, ni facticité, ni moins encore de sentiment d’excellence ou de médiocrité. La femme se maquillant, la biche de la chanson, m’était alors étrangère. Plus tard avec les biches de Jacques Brel, j’ai connu une semblable difficulté pour intégrer la métaphore. Grand-maman m’a longtemps rappelé avec le même sourire mon amour infantile pour cette chanson d’Alamo qui ne m’est pas restée gravée dans le cœur.
Je me suis longtemps demandé si « Frank » et « Fort » avaient quelque chose en commun. Peut-être bien. Mais ce n’est plus important si jamais ce le fut. On parlait d’idoles et les chansons passaient sans qu’aucun chanteur ni aucune chanteuse n’ait acquis à mes yeux ce statut.
De l’estime et une sorte de reconnaissance affectueuse. Mais aucune idolâtrie pour ce qui me touche. Et j’ai été, je suis encore touché. La biche et restés biche, les papillons bleus reviennent parfois en été. Le crayon noir est sur la table. Ce rythme yé-yé me plaisait donc à cinq ans. Enfant on ne demande pas de texte dans la chanson, quelques mots suffisaient. Ils meublaient émotionnellement ma parcelle d’univers. Aux crayons de couleur de mes intériorités, je les soulignais pour la vie. Ils sont restés. Et je ne sais pas ce qui a changé.
Texte ou pas texte, je les réécoute aujourd’hui et cette chanson me réserve une surprise anecdotique, on y trouve l’expression « en un tournemain » qui m’avait échappé et qu’on laisse retomber par maladresse aussi souvent qu’on l’emploie. « Biche ôh ma biche » n’existe pas par elle-même. Quelqu’un avait écrit ces paroles. Il a utilisé les mots à sa disposition. Ils auraient pu être différents. La radio et le juke-box ne sont plus garants de l’authenticité de l’existence, mais de sa matérialité.
J’en parlerais volontiers avec grand-maman et chercherais entre autre à la convaincre de ne pas regretter la partielle évanescence de nos naïvetés d’enfance. Pour autant que ce soit important. Là, je laisse derrière moi la cinquantaine. Réécouter une chanson qui vit en nous depuis l’enfance c’est aussi donner à la magie qui est en elle l’occasion de s’effacer.
Ces nouvelles auditions sont aujourd’hui d’une étrange facilité d’accès. Nul besoin d’aller chercher le 45 tours aux puces ou dans les arrières boutiques. Il est inclus dans l’empire sans limites du tout numérique. A bien réfléchir, avant d’aller repêcher ces chansons là où elles se trouvent enfouies pour un temps compté dans notre chimie émotionnelle, on peut être amené à choisir de ne pas les débusquer pour ne pas les abîmer. « Et même si tu revenais », de Claude François. Avant ce refrain, la référence à une maison aux volets fermés. J’éprouve une sensation de chaleur en songeant à ces mots que j’ai dû entendre et réentendre pendant des vacances d’été. Le refrain est revenu souvent sur les ondes.
C’était bien fait et ça restait. La variété était alors un firmament. Le chanteur avait un problème avec le retour d’une amie qui pouvait ne pas revenir. Il s’adressait à elle sans que l’on puisse connaître ce qu’elle en pensait. Le si avait toute sa force. Je crois avoir très tôt perçu le problème. Il est toujours possible de se raconter des histoires. Ce défi, cette condition, n’avait pas d’écho. Il était bien seul dans la maison perdue. Amour et mort y sont prononcés, « à jamais ».
Ce sont des pistes. Il y avait de quoi s’interroger. Ces mots s’opposaient à tous. Je responsabilisais les chanteurs, au-delà sans aucune méfiance à l’égard de ce qui en ce monde est factice. « Je reviens te chercher » de Gilbert Bécaud faisait résonner moins de solitude et plus de détermination claire tout en évoquant l’idée d’un problème préexistant. Il aura fallu que je m’atèle à l’écriture de ce texte pour m’apercevoir que ces trois chansons tristes, d’avant ma période de latence, le « ne viendra pas » d’Adamo, le « si tu » de Claude François et le « je reviens » de Gilbert Bécaud ont pour axe le verbe venir avec une attente, un projet et une déception. C’était avant que j’écoute « Mathilde » de Brel qui, comme chacun sait, est revenue. J’aurais aimé m’apercevoir auparavant de ces similitudes afin de me permettre d’aborder différemment, ce qui eût été prématuré, les questions persistantes dans toute vie de l’efficience et des ratés de la présence attendue ou recherchée.
Jo Dassin n’avait pas encore « attendu attendu » et sifflé sur sa colline. Nous saurons plus tard, en 1969, que jamais elle ne vint. Madeleine non plus « ne viendra pas » ce qui fut tenu pour acquis par Brel depuis 1962 avec quelques regrets dans la voix. Je ne sais pas si j’ai entendu tout cela. Si je m’en étais fait une idée. Il me semble que oui, mais peut-être est-ce encore une idée. Leurs amours à tous semblaient avoir quelque peine à venir, revenir. « Où rester là » comme le chantera, une femme, Diane Dufresne, sur des paroles de Robert Charlebois, qui ne savait pas si elle devait déménager ou rester là. Cette question pratique m’avait d’abord parue anodine. Je me souviens m’être interrogé devant le poste de radio, au début des années septante lors des premières diffusions de cette chanson qui venait de la ville et ne tombait plus du ciel, de l’étage du ciel réservé aux humains. La chanson ne sera jamais le fait des Dieux, c’est en cela qu’elle nous transcende.
Tout nouveau disque venait briser le cycle d’évidence des anciennes chansons en les démodant. Mais revenons au verbe revenir, habillons-le de sa plus belle parure, la voix de Barbara chantant, « dis, quand reviendra-tu ?» dont la magie ne s’efface pas. Voilà une chanson, une interprétation, qui traversent la vie.
Carrefour, une émission de la télévision suisse romande, a enregistré une performance de Barbara en 1965, plus de sept-millions de personnes ont visionné ce bijou télévisuel. « Si tu ne comprends pas qu’il te faut revenir ». Elle envisageait d’aller se « réchauffer à un autre soleil ». J’ai des difficultés avec le mot sublime. Là, je n’en crains plus l’usage. Visage, voix, regard, mélodie, phrasé, Barbara. Le parfait désamour se décline ainsi, s’il se décline, à tous les temps du verbe venir. Serge Gainsbourg qui cherchait la perfection et se méfiait du désamour nous l’a confié en chantant « je suis venu te dire que je m’en vais ». Désespoir et dérision. Il a choisi d’être présent un instant pour signifier son absence à venir en citant Verlaine.
J’en reste là. Imitant Diane. Plus d’hésitation, avec ce verbe qui marque le mouvement, le déplacement ou l’absence et le retour quand on l’affuble du préfixe re -. Mon propos n’est pas du tout d’analyser la chanson française ni de percer les éventuels mystères de ses constances et de ses aléas. Laissons ces récurrences verbales et revenons à la magie toute autonome et fière de chaque chanson.
Toutes, ce ne sera certainement pas possible tant elles sont innombrables. Les succès, les faces b, les insuccès, le disque suivant, les reprises. En surface, il y a du monde et des notes, des paroles qui se perdent à l’horizon, celui que l’on voit fuyant en se retournant. Je ne me suis jamais fait le garde-frontière de la limite entre variété française et chanson du même nom. A l’écoute sur l’instant, et surtout dans la prime jeunesse, la chanson venait ou ne venait pas à nous. C’est ensuite, sans savoir quand ni où exactement, que l’on s’aperçoit avoir franchi des frontières lors de nos balades dans les bois ou visité différentes contrées et pays qui ne sont pas tous des pays, ce peut être « l’hiver » et des chemins qui sont « la terre ». Gilles Vigneault donnait de la force à sa voix qui n’en avait guère. La mélodie, les mots, la poésie répétitive s’inscrivait dans la vie, et s’y inscrit encore.
« Elle était si jolie » d’Alain Barrière. Chanson de variété qui évoquait un étrange espoir à l’imparfait. Le « doux visage » que Christophe avait dessiné sur le sable donnait lieu à un autre type d’espoir avec un même sentiment de fluidité provoquant la disparition. Programmateur était un « joli nom » comme camarade de Jean Ferrat. Il désignait le rôle de celui qui choisissait les chansons, parce qu’il les aimait et qu’il voulait nous les faire entendre. C’est ainsi que je le comprenais. L’artiste de variété, autre nom que l’on cherchait alors à fabriquer et à imposer, sortait un disque, passait à la radio et se produisait.
Les vedettes de la chanson ne sont pas toutes restées au firmament et ce firmament même est indéterminable. Ce qui existe, se sont des étoiles intériorisées dont la brillance est faite de musique et de langage avec autant de ciels que d’auditeurs. Semblables résonances sidérales à l’ombre de chaque personne.
Par la chanson française nous étions « partout à la fois », avec Gérard Lenorman, dans la rue, à la maison, au bord de la mer qu’on a vu danser par la voix Charles Trenet, sur la place rouge accompagnée de Nathalie et Bécaud. Peu à peu, je comprends mieux qui pouvait être Nathalie. Ce n’était ni un art ni un univers, mais un ensemble merveilleux de petits bouts de vie. Le hit-parade en était à ses débuts, nous intégrions la hiérarchie et faisions la part belle aux vainqueurs. Sur la semaine, il y avait un classement qui d’un siècle à l’autre n’importe plus. C’est une présence, une mémoire, une résurgence en soi de la chanson, de celle-ci et de celle-là, qui d’une période de vie à l’autre, demeure.
Oui, c’est bien par période qu’il faut comprendre ce qui s’est passé avec la chanson française. Les années cinquante, « un jour, tu verras on se rencontrera ». Mouloudji, confiant, mélancolique et convaincant. Le texte est de lui. C’est l’un des refrains auquel j’ai cru. Chanté par lui, mais surtout par nous et par eux, autour de la table, lors d’une fête ou d’une rencontre. Pas toute la table, quelqu’un dans le groupe. Mon père a dû le chanter ce refrain – il l’a fait, je le sais maintenant que lui aussi est parti. Il parlait de Mouloudji, du petit coquelicot aussi. C’était déjà une chanson d’avant.
Je l’écoute enfin attentivement après l’avoir souvent fredonnée. Je ferme les yeux en l’écoutant vraiment pour échapper au numérique. Comme l’on a dû fermer les yeux devant la radio en 1951. Elle est terrible cette chanson. Belle dans son lamento amoureux, avec l’image des lèvres tant appuyées sur le cœur « qu’à la place du baiser, il y avait comme une fleur ». Pour ceux qui ont essayé, le romantisme est plus réel, s’il peut l’être, dans la chanson que dans l’échange charnel. C’était donc une image. Mais c’est aussi une belle chanson d’amour qui parle de mort. De crime amoureux. La voix de Mouloudji, m’avait préservé, ainsi que mon manque de concentration, de cette issue tragique à laquelle je n’ai pas été attentif.
Remerciements à l’une et à l’autre causes. Mouloudji était important. Il l’est encore quand bien même son aura s’est éteinte doucement dans la foule. Par périodes justement. Il a chanté Boris Vian, son très fameux déserteur, demeuré problématique. Il y a de tout chez Boris Vian et surtout du talent. Je cherche pourtant et ne trouve parmi les plus connues, aucune chanson d’amour ou quelques vers doucereux sur les beautés de l’attente. Rien. Il a dû vivre cela différemment. Mouloudji et Vian, chanteurs émergents des années cinquante. On ne connaît jamais la chanson française toute entière, s’il existe une entièreté, comme pour tout art ou pour les “sphères étoilées” . Je le découvre plus encore en creusant dans mes propres connaissances, d’airs, de chansons, de noms, puis en découvrant enfouies dans mes réminiscences des richesses que je n’avais pas perçues. Les supports ont changé. Ils ont tout changé. Ceux dont nous disposons désormais, par l’écran, par l’audio et par le texte, on s’y perd déraisonnablement des heures entières, nous donnent accès à une malle numérique qui paraît sans fond.
« La complainte du partisan » a été écrite en 1943. Mouloudji l’a chantée. Une chanson de la résistance, qui ne permet pas à l’auditeur prendre conscience des réalités de la guerre, je pense à cela chaque fois que je l’entends, mais qui provoque tout de même une étrange sensation. Elle a été adaptée en anglais et en français mêlés par Leonard Cohen, « le partisan »… « j’ai changé cent fois de nom » qu’il a chanté partout dans le monde depuis les années soixante.
Il faudra revenir sur cette relation ténue mais bien réelle entre ces deux cultures si présentes dans combien de cœurs et d’esprits, la chanson française et le folk américain. Frères et sœurs, peut-être, et faux jumeaux. Les années cinquante sont le creuset de ma chanson française, celle qui m’a proposé un monde par les voix de ma famille et de ma société. Il n’y avait pas le choix.
Puis au cours de la vie, tout en acceptant qu’il n’y en a pas, on développe nos références et nos préférences. L’une des émissions dont j’ai entendu parler ou peut-être l’ai-je entendue directement, s’appelait « Le disque préféré de l’auditeur ». Puis le titre a changé, les dimanches se sont succédés, l’auditeur a vécu et les disques se sont multipliés, diversifiés, volatilisés dans un nuage binaire, un firmament numérisé.
Un ou zéro, noire ou blanche, comme les touches du piano de Barbara dont l’ombre et les réalités personnelles ou musicales triomphent dans notre siècle qui les célèbre. Elle est revenue, ne s’en va plus. Restent les mots de la langue, les notes de la musique, les souvenirs de scène et la fulgurance à l’écran devant être celle de l’instant puis s’avérant être celle que l’on retrouve dans nos caves et nos pyramides.
Elle est là, la chanson. Dans l’air venu au cœur de l’enfant puis de l’adolescent. Accessible dans une mémoire diffuse, intellectuelle et émotionnelle, aussi comme une promesse embaumée des cryptes, décodées du tout informatique. Oui revenir, sans cesse, aussi souvent que le « bien sûr j’arrive » de Jacques Brel, qui refleurit tous les automnes avec ses chrysanthèmes. Je ne sais pas si c’est moi qui suis triste. Il me semble que non. Mes tristesses se sont calmées. C’est la chanson française qui l’est. Une mélancolie diffuse révèle à l’auditeur beaucoup plus que le disque qu’il aura préféré.
Genève, le 10 mars 2018
Avec le temps
Dans les années qui suivirent sa mort et qui furent celles de mon enfance, Edith Piaf avait une présence d’une force étonnante dans presque tous les cœurs dont celui de ma mère. Parlant de Piaf, on parlait de sa voix, unique, puissante et bouleversante, puis de sa disparition, dans sa vie et par sa mort, son amour avec le boxeur Marcel Cerdan, son amour de l’amour, et son malheur en amour. Elle l’a beaucoup chanté, « Mon légionnaire », que l’on ne passait plus, c’était une chanson d’avant, mais dont on parlait sans cesse, « La foule », qu’on entendait souvent.
Puis sa rencontre avec Théo Sarapo, « mais toi t’es le premier, mais toi t’es le dernier, avant toi y’avait rien, après toi y’a plus rien ». J’ai vite trouvé cela excessif et j’y repense souvent. Mais il ne fallait pas raisonner ainsi devant une telle chanson, c’était là le langage du cœur. Et la goualante du pauvre Jean, « sans amour on n’est rien du tout ». Comme un défi lancé à la vie qui devait donner de l’amour à tous et à ces quelques-unes et quelques-uns qui vivent une vie sans que vive l’amour. L’hymne à celui-ci, par-dessous tout, a plu à tant de gens, « peu m’importe si tu m’aimes », chanté avec une telle conviction que l’on ne saurait y trouver quoi que ce fût à redire, mais aussi « laissez-le moi encore un peu mon amoureux », puis un étrange décompte, qui revient souvent dans toute vie un jour, deux jours, jusqu’à dix. Sa façon de repartir à zéro et de ne rien regretter devint plus qu’une chanson, une véritable philosophie de classe, un vade-mecum à l’usage de tout un chacun devant les épreuves de la vie et celles, s’il y en a, de l’amour. Une chanson éruptive qui m’aura laissé tranquille.
Nous savions que Piaf était unique. Elle a en effet connu une carrière qui constitue une superbe et tragique singularité. Superbe, par le chant, le cri admirable d’un petit corps de femme fascinante, tragique, par sa mort de désespoir, par le fait inquiétant qu’elle est, c’est notre sort à tous, plutôt arrivé à zéro que repartie de là. Je souffre pour elle, en écrivant cela, et pour tous ceux, dont ma mère, qui l’ont tant aimée. Avec Piaf, après elle, c’est le silence, en l’écoutant chanter, une évocation respectueuse, toute intérieure, un début de ferveur. Sa façon de parler à Milord, de lui prodiguer de chaleureux encouragements, sur des paroles de Georges Moustaki. Piaf, c’était aussi France Dimanche et toute la chronique de sa vie. Ses hommes, ses chansons.
Elle fut l’amie de l’un des Compagnons de la chanson. Elle est restée très proche d’eux et la séquence vidéo des « Trois cloches », de Gilles, chantée avec les Compagnons, permet de prendre la mesure de son art, de la parcimonie du temps et de son écrasement. Cet art qui n’appartint qu’à elle. Sur un extrait filmé, elle dit « come on Milord », à la télévision américaine et là, on ne marche pas. La langue chantée est aussi une affaire de cœur et la langue française sera pour toujours si amoureuse d’Edith Piaf qu’elle en sera jalouse, et nous avec elle. Il suffit, revenue en France, de l’écouter prononcer chaque mot si magnifiquement dans « La foule », les r, et toutes les consonnes, jusqu’à la folle farandole. Chaque mot chanté, comme justifiant la beauté marbrée de notre langue.
Tiens cet homme dans la foule, elle ne l’a jamais retrouvé et se rapproche en cela des « Passantes » de Georges Brassens « mais quand on a manqué sa vie, on songe avec un peu d’envie ». Texte d’un poète inconnu. Prophétie retrouvée aux puces. Chanson pour la vie et les suivantes. J’oubliais, « La vie en rose » qui n’est pas faite pour tromper, pourtant essentielle. Quand il l’a prend dans ses bras, qu’il lui parle tout bas, elle voit la vie en rose. Je demande aux femmes de ce temps-là de nous raconter leurs histoires en précisant, si c’est possible, en quoi elles se retrouvent ou ne se retrouvent pas, dans les chansons et dans la voix de Piaf, unanimement – nous ne vérifierons pas -, unanimement considérée comme admirable.
Edith Piaf n’a peut-être pas pensé à tout. Qui l’aura fait ? Mais elle a tout ressenti du désarroi amoureux d’à travers guerre et d’après. Paris, Panam, l’Atlantique, le retour en France et la vie qui continue le voyage sans elle, depuis le 10 octobre 1963. Elle n’avait pas quarante-huit ans. Sa voix aura beaucoup parlé au cœur de ma mère et je n’aurai perçu ni de l’une ni de l’autre les mystères émotionnels et romantiques .
« Du plus loin qu’il m’en souvienne », Barbara, sa plus belle histoire d’amour, c’est nous. Oui, nous, le public. Nous sommes le public. « L’ombre de mes amours anciennes », voilà une chanson qui ne perd aucune force en revenant. Une chanson parfaite, s’il en existe. Il en existe. Elle ne perd aucune force sinon celle de l’amour en lequel elle croît. Un jour ça ne passe plus d’y croire autant. Elle le chante avec une telle délicate conviction et son jeu d’esprit, s’agissant d’amour permet de comprendre qu’elle n’était pas dupe, de l’amour qui jamais ne fut ni ne sera une vérité de l’esprit. Maman y voyait là l’essentiel de ce qui peut être dit. Je fais le fort et l’effort en tachant audacieusement d’aller plus loin en sachant que je n’en reviendrai pas. C’est vers nous, le public que Barbara aurait fait le chemin à genoux en évoquant admirablement une histoire qui était la plus belle et ne pouvait être que d’amour. Barbara, je la comprends comme ayant formidablement chanté la demande d’amour. On n’en connaît pas le résultat, on le devine, sa voix au Châtelet en 1981 faisait mal au cœur. Comme un éraillement.
Elle avait chanté au cœur de sa jeunesse, « mourir pour mourir, je ne veux pas attendre, partir pour partir, je choisi l’âge tendre ». Mais elle prit le temps de chanter son aigle noir et de tendre un bras vers le ciel sur scène. Un geste furtif qui à lui seul exprimait le salut et les adieux. Barbara et tout est là et tout s’échappe. Elle fut l’amie de Brel. Je les vois à vélo dans la campagne (pendant le tournage de « Frank »). Une photographie longtemps restée sur une étagère de ma chambre d’adolescent. Mais rien n’était possible entre deux êtres si exclusivement seuls.
Et puis les chanteurs et les chanteuses ont osé la rencontre et les sexualités, sous couvert d’amour. Ils ont leurs histoires et leurs mythes paroliers, le sentiments des ingratitudes de la vie qui ne mène à rien sinon à zéro. C’est ainsi que nous remplissons la nôtre et qu’ils vivent la leur.
Barbara est partout en ville en ce printemps 2018. Un film sur son œuvre et sa personne, Depardieu qui tourne pour elle comme il l’avait fait avec elle. Avec Barbara, plus vivante que jamais. Je pense à cet ami qui, il y a trente-cinq ans, me parlait d’elle vingt ans plus tôt. Toujours cette volupté et cet écrasement. De Barbara, je choisi de ne garder que, et c’est très riche, la saveur de son aigle proposé pour la première fois à la radio. L’entendre à l’entrée de mon adolescence, fasciné, prononcer « lac » en prêtant à cette voyelle rencontrant une consonne dans la bouche de Barbara, l’un des secrets du monde, l’une des vertus possibles des actions humaines devant les infinis qui attendent et qui entendent. Secrets et vertus potentiellement accessibles avec une pleine félicité physique et émotionnelle.
Peut-être pour elle et pour certains de ses auditeurs fût-ce un décevant contraire?
Puis aussi, garderai-je vivant en moi, tant que faire se pourra, l’accessibilité parfaite et en tous sens des chansons proposées sur trente-trois tours, avec couverture offrant de fines roses rouges, l’extrême délicatesse de son courage et de sa présence et le fait d’avoir osé, et su, être Barbara. Quand « l’heure des voluptés » sonnera, j’irai encore, dans la nuit de mes anciennes et jeunes années écouter chanter Barbara et croire en elles sans autre passion ni dévotion mais un simple et irrésistible plaisir. Une langueur lucide, une inconscience tue, par elle suggérées.
En écho à « Ma plus belle histoire d’amour », je choisis « La chanson des vieux amants », ç’est la seule chanson que j’aurai chantée à pleine voix dans la rue. Lors d’une fête en ville, dans le bruit d’une nuit foraine. J’en ai un souvenir précis. Je ne devais pas avoir franchi depuis longtemps le cap de mes vingt ans. « Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour », je le pressentais, il allait falloir s’accrocher. Brel nous prêtait ses textes et, fantasmatiquement, sa voix et sa présence sur scène pour chanter à la face du monde, potentiellement attentif, les vérités d’un jeune adulte avide d’espérance et de réalités enthousiasmantes.
Questionne le cœur, questionne la mémoire « L’amour est un bouquet de violette », Luis Mariano. Chanson et chanteur d’opérettes. Ne le prenez pas mal. Ecoutez. Il le chante si gentiment. Si correctement. Impossible de dire quand je l’ai entendue. Elle fleurissait cette chanson entre les orages. Pas de souvenir intellectuel, mais un solide ancrage dans la mémoire émotionnelle. Jusqu’à l’obsession, du refrain, de la croyance naïve en lui, et du cœur heureusement tant qu’il continue de battre avec ou sans amour. L’opéra répond à l’opérette et l’amour devint « enfant de bohème », même dissémination de la mémoire. Là nous nous rapprochons d’une certaine vérité qui pour l’amant de Carmen finira dans le meurtre. A tout choisir, pour chanter vrai, de Luiz Mariano j’en viens à Dario Moreno et deviens Sancho Panza, sur son âne, aux côtés de Alonso Quichano chantant sa quête, par la voix et les mots de Brel, « aimer jusqu’à la déchirure, aimer même trop, même mal ». Il parle encore d’atteindre une étoile, évidemment inaccessible appuyé sur sa lance. Je me suis appuyé aussi. Dulcinée, Aglaé, Titine. Impossibilité de la quête et non du rêve.
Absence heureuse de toute logique dans les chansons et difficulté des allers autant que des retours dans la vie. Jacques Brel et Georges Brassens ont beaucoup chanté la mort et l’échec amoureux. C’est une évidence qui ne m’avait pas frappé – je les croyais joueurs et les trouvais si profondément vivants – mais qui me reste « Avec le temps ». Le désenchantement est-il sérieusement chanté. On peut s’interroger, « Avec le temps », Léo Ferré. Un ami m’a récemment confié qu’il n’avait pas abordé plus sérieusement Ferré par certitude qu’il l’aurait apprécié au point de s’y perdre. J’apprécie à mon tour cette confidence.
La semaine dernière – c’est toujours la semaine dernière – et c’était même l’année passée, 2017, j’ai vu Ferré à la télé dans un autre superbe et plus que précieux enregistrement du 17 février 1973, dans l’émission « Les oiseaux de nuit », chanter « Avec le temps ». C’est vrai à ce point cette histoire de temps qui « taille une de ces gueule ». Une voix que nous avons sublimée, malgré elle malgré nous, par souci de vérité, de plaisir et de qualité. Du son, de la tonalité, de l’intérieur des mélodies qui nous parlent parfois, partout où nous, allons, là où nous nous trouvons. On saurait mieux dire et Ferré a chanté. Très seul dans la vie de tous ses amours. Nous savons qu’il y a un singe dans cette histoire et que la vie de Ferré, comme les autres, a ses parts de rudesse, de douleur et de volonté. Le permafrost, c’est une affaire de géologie pas de réalité individuelle, ou alors après, quelques fois. Mais lui, Léo, qui ne nous a pas connus, seul dans son studio, chantant Baudelaire, disant Rimbaud, « Adieu », ajoutant « Merci Arthur ».
Il nous fait faire le tour du monde en 45 tours ou en CD. On les appelle comme ça. Durant tout un mois d’été, lors duquel, j’ai beaucoup roulé, c’était, l’année avant l’année dernière, j’ai laissé tourner le même CD, des chanteurs des années cinquante chantant Ferré, dont Catherine Sauvage. Une traversée de l’époque et de la langue et des certitudes, des découvertes, des champs de découverte de l’époque. Léo est partout, plus que jamais, il ne faut pas l’oublier chantant cette beauté dans la tristesse en contempteur sérieux et décidé du romantisme. « La servante au grand cœur » de Charles Baudelaire. Ferré chante et là, je ne sais pas, l’auditeur est encore à la recherche de son disque préféré. La chanson française s’entend avec eux. Ferré chante Baudelaire, « ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver ». Tout revient. Revenir justement, en écoutant « La servante ». La vie qui fut réelle et puissante, l’absence, la misère et l’humilité d’une variété surprenante de sentiments. Et ces présences, et ces absences, ces flux et ces flots de désir et de peur. De perdre. Puis cette force quand on a perdu, que la mère de Charles Baudelaire et la femme – une autre qui le gardait enfant – parlent deux siècles après leur arrivée dans la mort ou leur départ de la vie. Les mots du poète ne disent pas tout et le chanteur n’a fait que ce qu’il a pu. Un classique. Une faille qui sublime la richesse par eux retrouvée de mes instants perdus. C’est lui Ferré, avec Ferrat, qui a dressé un pont entre chanson et poésie. Peu empruntent ce passage. Mais il existe. Poésie, chanson, variété, diversité du pays. Auteur, compositeur, auditeur. Histoires à travers temps.
Genève, le 10 mars 2018
Voir la suite Maxime et Brassens
Commentaires (1)
Emeraude
22.02.2022
Comment oser commenter? C'est si riche, si beau, si intensément ressenti et si bien dit, que toute parole reste forcément en dessous de la ligne de flottaison... on voudrait à notre tour mettre en musique tant d'émotions vécues et décrites "en immersion" ; il faudrait une symphonie. Merci, André, merci, sur des millions de notes.
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