Créé le: 16.04.2018
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Quelque chose de nous

Histoire de famille, Roman, Voyage

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© 2018-2024 André Birse

Faire un tour

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Je l'avais proposée par histoires séparées et le fais ici d'une seule traite. Mes voyages en 2cv avec grand-maman dans les années quatre-vingt, leur évocation, tours et détours, ce qui en a résulté. Trois chapitres, le reste à venir.
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Nous allions parfois faire un tour en voiture avec grand-maman. J’allais la chercher chez elle, devant sa maison sise au pied d’un crêt que dominent une église et un imposant tilleul, si vivant dans mon souvenir. Elle avait le sourire. Elle aimait ces départs. Nous partions, de village en village, puis par d’autres vallées. C’était vite ailleurs, d’autres noms, des lieux familiers et différents. Installée dans la voiture, elle exprimait un réel contentement, une sereine disponibilité devant l’instant à vivre. Née en 1913, elle n’avait jamais conduit, je le comprends mieux aujourd’hui. Le plaisir de bouger, le dépaysement près de chez soi et la confiance qu’elle manifestait à l’égard du chauffeur, donnaient à ces petits tours des accents de conquête tranquille de notre coin de pays, le Jura. Dans la réalité immédiate de ces instants, j’étais tout aussi fier et confiant. L’intérieur de la voiture était un univers qui donnait mécaniquement accès à des endroits que nous aimions revoir ou découvrir. Jeune adulte, j’étais au volant le nouveau petit maître de cette parcelle de pouvoir que mettaient à ma disposition la vie et grand-maman, dont le regard sur le monde qu’elle traversait à ces occasions avait une acuité et une force que je devinais à peine et dont, précisément, je n’ai jamais fait le tour. Cela aussi, je le comprends maintenant du haut de ma cinquantaine finissante que n’abrite plus le même tilleul.

 

Les gorges de Court, menant à Moutier, creusées par la rivière qui nous vit naître et grandir, étaient le passage obligé, à l’extrémité est au bas de la vallée, pour filer vers le Jura puis d’autres contrées. Un tunnel autoroutier permet désormais de les éviter. Profondes et impressionnantes, elles jaillissent et s’arrêtent tout net, comme des flammes figées dans la pierre gris bleuté. Leurs sombres découpages racontent des histoires tragiques à n’en plus finir. Goethe parle de ces gorges avec admiration dans ses récits de voyage. Elles ont fait partie de ses mondes, profondeurs, instinct de découverte, petits pas d’un grand homme que je ne connais pas. Lui aussi, se faufila dans ce feu gelé, exiguïté de l’horizon, mouvements différés de la pierre, des eaux et des arbres. J’ai la sensation d’avoir emprunté ces gorges avant le premier jour de ma vie et certains recoupements me permettent de comprendre que sensation vaut ici réalité.

 

Avec grand-maman, nous ignorions allégrement cette ancienne et illustre présence de l’auteur de Faust dans la région. Situé ailleurs en Suisse, vers le Gothard, le pont du diable était plus fréquent dans nos évocations que le pacte avec icelui. Mais c’est indiscutable, on retrouve bien, dans la partie nomade de ses écrits, une description de l’endroit par Goethe qui aura inclus les gorges de Court dans sa constante scrutation des âmes et des pays. Grand-maman, comme tous ceux de la vallée, connaissait par nécessité leurs rochers abrupts et indifférents, du bas vers le haut, montants descendants, vertiges et retournements. La route autant que les falaises. Volontairement discrète à propos des histoires réelles ou populaires que renvoient les échos et les silences de ce lieu, elle parlait avec plus de mystère et d’attachement des gorges du Pichoux qui, plus modestement, proposent une autre issue vers le nord en haut de la vallée après être passé par Saule, Saicourt et Le Fuet.

 

Ce nom, Pichoux, donnait vie à des sensations d’inconnu, des promesses de profondeur et d’ouvertures. Au vrai, un passage pour l’eau, le vent et la lumière, une échancrure bleue et forestière dans une petite montagne. Pour les gens du pays, un autre lieu de transition, de voyage et de continuité. Attendre que ça passe en défiant du regard les cimes et les sommets ou se laisser guider par les reflets et les vivantes surprises de la rivière. Je parviens encore à faire défiler le souvenir d’une remontée de ces gorges au retour d’une escapade avec grand-maman.

 

Tout en conduisant, j’avais un œil sur le cours d’eau, la Sorne, qui, vivante et subtile, nous suivait puis se faisait oublier, disparaissant même de notre vocabulaire. Nous nommions pourtant les gorges, le Pichoux, pour mieux les approcher et les traverser. Nous étions tout à la fois dans la perfection et dans la mouvance du temps. Je refais, à l’occasion, ce parcours avec le même réflexe de regards vers le cours d’eau animant mes souvenirs accessibles qui, à chaque évocation, s’affadissent par phénomène de renouvellement des images vivantes en soi. De tels paysages offrent plus que l’instant vécu. Ils sont un discours que l’univers tient aux vivants. Nous n’y prêtions pas consciemment ou directement attention. Il y avait une émotion, une préscience de l’écoulement non seulement d’une rivière mais d’un tout furtif rendu tangible pourtant. Le tout. Grand-maman croyait en Dieu. Elle voyageait sans pensées tristes. Plutôt avec une joie retenue et une attitude de curiosité et de reconnaissance. Elle avait bien raison. Ces gorges n’ont pas été creusées pour engendrer chez ceux qui les traversent une mélancolie mêlée d’impatience. Certainement pas. Enfin, c’est ainsi que nous le vivions en les traversant.

 

Elle nommait les villages et les lieux. Avant chaque départ en balade, leurs noms revenaient dans ses propos avec une force qu’elle savait leur donner par la clarté de sa prononciation syllabique : Les Ecorcheresses, La Haute-Borne, La Caquerelle, l’étang de Bolleman, Rebeuvelier, Chez-le-Baron. Cela peut paraître saugrenu aujourd’hui, mais ces noms, désignant des endroits à vingt minutes de chez elle ou guère plus, étaient des échappées belles et proches, autant de moments d’évasion concrètement désignés et vécus, « on pourrait y aller cet après-midi », qu’elle savait laisser vivants en son cœur.

 

Lors d’une escapade plus au loin, à Lucelle, au-delà du col des Rangiers, autre lieu de référence régionale et d’histoire, nous nous étions arrêtés devant l’abbaye que nous connaissions de nom et qui eut le mérite de se trouver là, de répondre à l’attente et de proposer une réalité perceptible et accueillante, une bonne raison de s’arrêter et de prendre acte et connaissance d’un autre endroit dans le monde. Nous avons visité ces vestiges, admirés tranquillement par grand-maman avec une curiosité naturelle qui, ici encore, ne m’apparaît qu’aujourd’hui dans toute sa force et sa qualité.

 

De mon côté, j’avais des attentes dans la vie et des connaissances à développer, plus encore devant le mot « cistercienne », désignant le type d’abbaye par ses origines, qui promettait beaucoup par ce qu’il comportait à mes yeux de richesses culturelles exigeant un effort pour être dévoilées. C’est ainsi que je le voyais. Un livre d’histoire sur l’abbaye dans une solide édition avec une couverture blanche, me rappelant une bible, est là dans ma bibliothèque. Je l’ai peu ouvert au cours des ans. Je dois l’avoir acquis lors de cette balade qu’il m’est difficile de dater. L’une des dernières peut-être en 1988. Lucelle devenait pour elle instantanément un lieu précieux, une source d’attention joyeuse, un moment de vie à prendre comme il vient, une confirmation géographique rendant possible un retour. Elle était dans le juste et dans le présent. C’était si vrai et ça l’est devenu plus encore au fil du temps.

 

Lors de ces balades, nous avons franchi la frontière vers la France dont, à une occasion, dans l’automne d’Alsace, rattrapés par la pluie avec, toujours, les noms, Gérardmer ou d’autres de villages en « eim », tous ne me reviennent pas, mais celui plus loin, d’un hôtel, « La boîte à sel », l’enseigne étonnante par laquelle grand-maman me rappellera ce voyage et l’endroit où je lui avais présenté des amis venus courir un marathon à Neuf-Brisach – c’était alors une autre histoire –  que j’avais profité de saluer. Elle avait pris à cette occasion sa petite caméra Kodak des années soixante, qui rendait l’âme. J’ai vu quelques images super 8 aujourd’hui égarées. Les photographies d’avant-guerre dans les boîtes à biscuits et les petits rouleaux de films en couleurs, postérieurs à l’assassinat de John Kennedy, pourraient constituer, si je les retrouvais, autant de supports pour ma mémoire. Je fais ici le choix de m’en passer. C’est en pensée que je nous revois, sans petit cinéma, redescendre un col sous la pluie, dans l’abondance des couleurs automnales d’un pays voisin qui, pour elle, sera longtemps demeuré éloigné, par la guerre et les restrictions. En cherchant autre chose pourtant, je tombe sur une enveloppe brun rouille venue du droguiste chez qui elle faisait développer ses photos. « Splendide tournée » a-t-elle écrit avec une date, « 1980 ». Je reçois avec surprise cette confirmation manuscrite du tour, des détours et des bonheurs rencontrés. Mots oubliés et revenus. L’autre versant des souvenirs. Ceux de cette balade alsacienne s’estompent cependant et je pourrais les confondre avec de plus récents.

 

Il n’en va pas de même d’une autre escapade hors frontières, dans la Vallée de la Loue, en allant vers Besançon. Nous avions dormi dans cette ville le soir, le seul probablement, lors duquel Léonard Cohen s’y produisit. Suzanne, Marianne, Jane, prononciation également syllabique, automne 1980. Je crois avoir vu le concert, mais n’en suis plus sûr. C’est curieux, un tel oubli. Je me vois approcher une halle blanche, et revenir. J’ai dû laisser grand-maman seule à l’hôtel ce soir-là. Nous en avions parlé. Elle m’avait encouragé. Sur l’instant c’était important, j’avais vingt-deux ans. Leonard Cohen, a gardé cette importance, « dans les villes et les forêts, ils sourient comme toi et moi ». J’ai accepté ses rendez-vous. Je me souviens d’un concert au Palais de Beaulieu à Lausanne dans les années septante et d’un autre à Genève en 2008, sa génuflexion. Mais pas de celui de Besançon alors que tout m’indique que j’y étais, par les hasards de cette escapade.

 

Semblables risques d’évanescence et de confusion pour la vallée de la Loue, au sud de Besançon. Ce qu’il m’en reste est pourtant plus précis. Grand-maman me reparlera beaucoup de ce voyage et de Gustave Courbet dont nous avons, à cette occasion, visité la maison natale. Elle le faisait avec une sorte de passion. Je lui avais raconté ce que je savais de ce peintre qu’elle semblait aussi connaître. Lors d’un voyage à Paris, en 1977, j’en étais venu à m’intéresser à une exposition Courbet qui était présentée au Grand Palais. Une cribleuse agenouillée vêtue d’une robe d’un rouge très dense, jusqu’au désagrément pour l’oeil, constituait la figure de l’affiche que l’on voyait partout en ville. Pour des raisons que je n’ai jamais définies cette figure carmin, ce geste, ce visage inaccessible m’avaient à la fois intéressés et rebutés. Ici encore, je ne peux pas dire aujourd’hui si j’ai visité l’exposition. Il me semble que oui. Ce qui est clair, c’est que Courbet ne m’a plus quitté, sans que je l’aie à vrai dire étudié. Mais j’ai dû en parler beaucoup avec grand-maman. C’était un partage. Elle se réjouissait de me voir intéressé, et profitait de mes histoires à propos de cet artiste, ce personnage, pour récolter quelques informations, se donner les éléments d’une imagerie issues de la réalité de la vie fameuse et productive de ce peintre. Courbet, Gustave. Il y avait des Gustave dans les branches de la famille mais je ne saurais plus les désigner.

 

Nous parlions de lui, de ce que nous disaient ses œuvres, ce qu’elles représentaient et des faits de sa vie. Les grottes peintes par Courbet, que nous retrouvons ou devinons dans sa vallée d’enfance, sont un symbole de vie, de réel et d’infini, très fort et à vrai dire angoissant comme ses scènes de chasse et ses poissons mis à terre ou les « Sources de la Loue ». Visions oppressantes de toutes les sources, quel que soit le nom de ce à quoi elles donnent cours. J’ai eu ce sentiment lors d’une nouvelle visite en ces lieux et dans son œuvre. A cette première occasion, avec grand-maman, pas de place pour le sombre. Courbet avait été vivant, il avait peint, il était reconnu, son œuvre est puissante. Nous n’avions pas eu d’autre approche sensible. J’ai dû lui parler de l’« Enterrement à Ornans », ce grand tableau de cérémonie funèbre devant la tombe, tout un village, qui m’avait marqué, là où je l’ai vu. Conjonction encore, d’intérêt et de rejet, face à cette scène qui impudemment saisit l’attention.

 

Nous y étions à Ornans. Dans cette maison d’origine que nous visitions et qui faisait rêver ma grand-mère dont l’intérêt immédiat pour Gustave Courbet n’était pas né du hasard. Cela aussi, je ne l’ai compris que plus tard. Il n’est pas nécessairement paradoxal de dire que si l’on ne sait que deux ou trois de choses à propos de Courbet on sait beaucoup de lui. C’est ainsi que je le vis, avec d’autres et avec lui. Pour d’autres aussi. Le chêne qu’il a peint, les voyages qu’il faisait à pied, « Bonjour Monsieur Courbet », ses autoportraits, sa révolte, la prison et ses couchants rouges sur le Léman, ses multiples Châteaux de Chillon et son origine du monde (qui n’est pas le tableau qui me rattache à Courbet et dont naturellement nous n’avions pas parlé). Quels que soient le rythme et la densité de travail, il faut plus qu’une vie pour étudier son œuvre et le cours dramatique de ses jours. Il lui aura fallu au demeurant plus d’une vie pour la constituer, homme déchu, artiste comblant, portrait attentif, fragile et massif du père vieillissant venu lui dire bonjour dans son exil lémanique. En une journée vécue dans son village, on perçoit la force et la richesse du personnage, la singularité de sa place dans l’histoire de l’art et celle du dix-neuvième siècle. Une vie créative et de révolte au sein de la nature, dans les champs et dans les villes. Réalisme revient toujours dans le texte avec lui. Je pouvais dire avec assurance, et une toute subjective approximation, ce que réalisme signifiait, ce dont il s’agissait. Aujourd’hui, j’hésiterais.

 

Grand-maman, avait un jour retrouvé dans son galetas, où elle me fit monter pour prendre connaissance de sa trouvaille, un tableau représentant le château de Chillon dont elle disait avec assurance aussi qu’il pouvait être de Courbet. Je n’étais pas expert mais avais pourtant souri comme si je l’avais été, pour lui signifier qu’il ne fallait pas croire qu’il était de lui, peut-être de l’un de ses émules et d’entre eux le plus amateur. Je sens les planches du galetas craquer sous mes pieds et le regard de grand-maman m’exprimer passivement que ce n’était pas la réponse qu’elle attendait.

 

J’aurais dû être plus discret et plus prudent sur ma propre opinion qui n’était certainement pas fausse, mais aurait pu être plus respectueuse des rêves et des espoirs de grand-maman. Quand et jusqu’où doit-on être le garde-barrière de l’imagination de nos proches ou, plus justement, de sa transposition dans la réalité ? Tiens voilà une question qui demeure grande ouverte, à laquelle je n’ai pas ne serait-ce qu’un début de réponse. Totalité lucide n’ira pas. Désespoir de cause pourrait ici reprendre vie.

 

Les notions et les pratiques du voyage dans le pays évoluent « plus vite qu’on ne le croit » au gré des périodes de la vie individuelle et sociale. Elle n’aurait pas voyagé ainsi à vingt ans, son âge en 1933. Mes escapades d’aujourd’hui dans la région pourraient ressembler à celles que j’ai faites avec grand-maman au début des années quatre-vingt, mais ressembler seulement. Le pays se réduit, les paysages se transforment, terrain perdu, terrain gagné, par surcroît de civilisation. Aurais-je fait une observation de ce type, qu’elle m’aurait répondu en respectant entre chaque phrase un temps de réflexion qui d’aujourd’hui me semble si précieux. Certains silences, les plus riches et les plus dynamiques, prennent une valeur essentielle et intime au fil des décennies écoulées. C’est ainsi que nous chiffrons dans nos vies le passage du temps. La réalité de l’évolution des paysages est pourtant là. Elle ne retient pas les chiffres. Chaque regard vers l’horizon était unique. Chaque coin de pays est comme un oiseau envolé. Chaque instant … Il faut faire preuve d’imagination et de lenteur pour se perdre dans sa région. Nous le faisions.

 

Alors que j’étais enfant, elle m’avait emmené dans un périple en Suisse, un voyage organisé, en car, passant par de grands cols. Ce devait être en 1967. Le Grimsel, la Furka, le Susten. Il y avait eu une nuit à Davos. Sa sœur Angeline était avec nous ou, plus justement, j’étais avec elles. Mes souvenirs sont limités aux noms de ces cols, à certaines discussions sur la banquette arrière du car avec une jeune femme qui souffrait d’une maladie altérant son comportement. Elle avait vingt ans et sa relation avec grand-maman avait tout de suite été simple, d’une naturelle et souriante authenticité. J’ai le souvenir aussi, assez précis, d’un mal de tête qui m’avait saisi lorsque nous étions arrivés à Davos dans un hôtel isolé sur une pente de montagne. Je l’ai recherché cet hôtel, quarante ans plus tard, lors d’un passage dans la région, mais n’ai pas revu la pente, ni éprouvé l’impression du lieu perdu. Tout au plus ai-je ressenti le même mal de tête en arrivant, souffrance qui m’avait tenu certains jours d’enfance et me laisse tranquille depuis lors.

 

Un soir d’été 1979, nous avions fait une brève escapade à Saulcy, qui domine, au loin,  l’entrée des gorges du Pichoux. Je la revois, assise sur un banc, pensive dans cette atmosphère de village, église, hôtel, cimetière, et de chaleur qu’apaisait la proximité de la forêt. Les champs de foin fauchés, la suite de la saison à portée de cœur et de main. Je repasse parfois à cet endroit avec quelque peine encore à, justement, desserrer tout à fait mon cœur. Je me dis qu’elle n’aimerait pas ces grandes ailes d’éolienne qui sont venues posséder l’endroit, le ciel et l’horizon.

 

A une autre occasion, même année probablement, nous avions regardé couler le Doubs depuis une terrasse à St-Ursanne. L’auberge est connue et son nom inspirant, « La Demi-lune ». C’est un lieu médiéval plutôt fréquenté, mais il est possible de s’y offrir quelques instants de solitude aussi solide que les pierres de l’endroit en contemplant le tranquille passage de l’eau. Là, mêmes souvenirs mais le cœur se desserre effectivement. L’instant immuable ne s’en laisse pas conter. Il est parlant et comporte en lui une sorte de juste retour des choses vers lequel je vais parfois me rafraîchir.

 

Grand-maman s’est, quelques années plus tard, beaucoup amusée à la Haute-Borne. Un incident, une erreur de parcours, un malentendu que j’ai eu avec un personnage, je ne le reconstitue plus. Avec l’aide de l’écriture, je revois un homme gesticuler. J’étais sorti de la voiture, nous avions eu un échange, ma réponse, le grotesque de la scène. Plus, j’inventerai. Mais la petite route montante entre les arbres, puis vite redescendue, et la gaîté de grand-maman, le côté plutôt manqué de notre sortie, cela a existé, nul besoin de l’inventer.

 

Chez-le-Baron, dans le Clos-du-Doubs, qui n’était alors pas encore à lui seul une commune, mais une fin de pays pour les habitants de nos vallées, et plus encore pour les enfants, une ferme-restaurant avec un musée de vieille horlogerie, destination classique de nos virées en famille, quelques fois par génération, avec les cousins et les oncles revenus pour l’occasion dans la région. Ces dimanches ont longtemps été vivants dans beaucoup de mémoires. Ils se raréfient. Lors d’une récente randonnée, je m’y suis arrêté, seul. L’endroit s’enfuit, dislocation due à la multiplication des loisirs et des saisons. Ma première histoire de furtive amitié avec un âne, qui a dû en provoquer d’autres, c’est là que je l’ai connue. Il doit y avoir une photo. 1983, j’ai vingt-cinq ans. Blancheur de la chemise, corps et crâne de jeune adulte, à l’aise sur l’instant. Derrière le nouvel appareil photo de l’époque, grand-maman sourit. Du soleil sur les collines, de la force, de l’instantanéité, elle, parlant à l’âne vers lequel je tends la main avec, sempiternellement, une part inconnue entre le conscient et l’inconscient qui guettait l’effectivité de la fuite du temps et sa duplicité, les variations de son éclatement. Infinitif présent. Les temps sont variablement composés, vrai pour les verbes, vrai dans la vie. Nous ne cessons de l’apprendre aux dépens du moment à venir, et à venir toujours, sur lequel nous n’avons aucun pouvoir sinon celui, si c’en est un, de se rendre disponibles.

 

A mes yeux, grand-maman était horlogère. Dans la vraie vie, elle a travaillé dur à l’établi. J’ai dû lui proposer durant l’été 1981, je devenais adulte, elle avait pris sa retraite, un voyage de cinq à six jours, en septembre, jusqu’à Paris en passant par le Morvan. C’était l’idée. J’avais vingt-trois ans, elle en avait soixante-huit. C’était le moment. Il fallait « en profiter ». Nous savions que nous ne savions pas ce que la vie nous réservait, conscients pourtant que l’avenir avait ses contraintes. J’étais disponible sans être mature. Assez loin de mon acmé que je peine encore à identifier. Il me vient à l’esprit qu’elle était l’un et l’autre : au faîte d’une expérience et d’une volonté de vie qui la rendaient partante pour ce voyage dont l’idée lui plut dès que ma proposition fut formulée. C’est ce à quoi je pense en refaisant abstraitement ces routes et ce cheminement, notre aptitude à la force de l’instant, à se laisser saisir par elle. Celle de grand-maman, je le conçois aujourd’hui, était supérieure à la mienne. Pour s’en inspirer seulement, il ne sera pas trop tard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers le Morvan

2

La 2 CV orange était prête. Elle attendait grand-maman. Ce matin de septembre 1981, nous nous engageâmes docilement dans un parcours campagnard qui, depuis notre Jura suisse, devait nous mener à Paris par les petites routes exclusivement. Nous avions imaginé de « passer par le Morvan » et de nous arrêter à Château-Chinon, village dans lequel, quatre mois auparavant, François Mitterrand avait appris son élection à la présidence de la République française et, dans la nuit, s’était rendu à Paris en voiture entouré de motards de la sécurité présidentielle qui l’avaient rejoint à l’instant de sa victoire. Ce retour vers la capitale m’avait intrigué. Je le voyais alors comme un moment déterminant de l’histoire et avais proposé à grand-maman d’emprunter ces routes tout en se laissant le loisir d’allonger le parcours au gré de nos envies.

 

La Loire devait lui plaire, me disais-je, et la Beauce aussi, avec, peut-être, un passage par le Combray de Marcel Proust. C’était le projet que j’avais en tête. Nous l’avons magnifiquement réalisé et cette magnificence me surprend encore. Je voudrais ici refaire ce voyage, écouter aussi ce qu’il dit, trente-cinq ans plus tard avec l’émotion et mes mots d’aujourd’hui qui, bien qu’ayant fait d’incessants détours et quelques expériences ou acquisitions, demeurent essentiellement ceux d’hier, d’une autre génération et de celles encore qui l’ont précédé. Les pays, les langages, les générations et les souvenirs vivants, le devenant plus encore par l’écriture.

 

J’entends encore le moteur, en ressens le vrombissement. J’étais à l’aise dans ma 2cv et m’étonnais que grand-maman le fut aussi à ce point. Une fois suffit pour m’en assurer. Sa réponse fut aussi claire que ses silences étaient apaisés. Sommes-nous passés par le haut ou par le bas du Jura pour nous diriger vers la frontière des Verrières? Je ne m’en souviens plus. Il me semble lire en ma mémoire que nous avons longé les lacs de Bienne et Neuchâtel puis réemprunté les routes de campagne par le Val-de-Travers. Le pays nous accueillait. Nous le traversions comme si chaque arpent de terre ou flanc de montagne avait été de la famille, un cousinage de loin en loin, jusqu’à s’y perdre. Le tout a défilé à la fois tranquillement et prestement, jusqu’à la frontière.

 

Les Verrières, pour les gens de toutes les régions environnantes, ont longtemps évoqué « les Bourbakis », cette armée réfugiée dans le pays en 1871. Sur un meuble chez grand-maman, était posée une reproduction d’un tableau d’Albert Anker. Les pieds gelés et emballés des soldats allongés ou assis dans la paille, leur uniformes colorés, le regard des vieux paysans, celui de l’enfant, une atmosphère de détresse et d’accueil qui très tôt dans la vie m’avait imprégné par la vue de cette reproduction. En atteignant Les Verrières, ces faits et cette image nous étaient à peine revenus à l’esprit, « c’est ici que les Bourbakis … », que la frontière était franchie. Dès que nous arrivions en France, dans ce type de périple, nous guettions la différence qui pouvait s’observer dans ce même Jura géologique entre l’un et l’autre pays. Je visais du regard les toitures des fermes, et le fait encore, pour prendre acte du changement.

 

Près des Rousses nous nous sommes arrêtés pour le premier thé du voyage. « Un thé citron s’il vous plaît ». Bon chaud, venu de loin, partagé de tout temps. Il m’arrive de retourner à cet endroit et d’y ressentir la sérénité qui était la mienne, et la nôtre, au début de ce trajet vers le Morvan avec, toujours, les effets d’effacement dans la mémoire sensible, de ces ajouts actualisés. Et nous y reviendrons, et ça repartira. J’avais, avec le chef comptable de l’entreprise qui m’employait alors, des discussions que j’appréciais, de celles que l’on dit riches ou intéressantes quand il faut les qualifier. Ces moments ont gardé leur valeur mais je cherche encore le qualificatif : formatrices, encourageantes, précieuses, édifiantes. Des entretiens, plus rares qu’on ne pourrait le souhaiter dans une vie – quand Narcisse se fait plus discret, apaise ses tourments – invitant au rêve et à la curiosité tout en instillant chez l’interlocuteur plus qu’une invitation, une exigence de présence personnelle dans la relation et dans la discussion. Physiquement handicapé, il appréciait voyager en voiture dans les régions de France voisine. Il accompagnait sa description d’un mouvement de sa main, comme s’il avait peint des vagues : « Vous filez par les forêts, ce Jura, cette Bourgogne, Mâcon, la roche de Solutré ».

 

J’y étais dans ces vagues avec grand-maman dans la 2cv. Nous n’avions pas de trajet précis, ni d’hôtel réservé, juste du temps, de l’envie et des idées. Elle me rappellera souvent, « tu te souviens sur les petites routes, tu avais arrêté la voiture pour laisser passer un escargot ». Ce rappel m’embarrasse et m’amuse. Il s’était en effet passé quelque chose de ce type. Nous roulons lentement, pas très sûr du trajet entrepris, je vois l’escargot et je ralentis. Grand-maman sourit et s’en souviendra toujours. C’est la seule fois de ma vie que les petites routes m’ont à ce point réussi. Je dois avoir encore une carte retraçant le parcours exact dans je ne sais quel panier d’archives. Au retour, j’avais refait, en le dessinant, le chemin accompli sachant que je ne le connaîtrai pas indéfiniment par cœur et c’est bien le cas désormais. Le Jura changeait de physionomie, de Suisse en France, il devenait autrement escarpé, la beauté modifiait ses apparences, créait de rocheuses étrangetés qui faisaient danser le ciel. Cela nous a pris un bout de journée avec des moments silencieux, des virages auxquels il fallait résister et des contours de campagne inattendus. Je redoutais d’écoeurer grand-maman par le choix de ces routes, mais elle n’exprima aucun désagrément. Tout au contraire, une patience et cette immuable détermination qui me surprend et m’aide encore.

 

Nous sommes, par le chemin le plus long, arrivés sur Mâcon. C’est un luxe mémoriel que de repenser longtemps à ces quelques moments de silence et de les savoir de qualité. C’est ainsi que je me souviens de grand-maman. Si son silence est de tous les ors, c’est ainsi qu’aujourd’hui je veux l’entendre encore, c’est que certains de ses mots ont une véritable vie en moi. Une phrase entre toutes garde une force particulière. Le fameux, le biblique, « Je m’en lave les mains » de Ponce Pilate. Je devais avoir entre six et huit ans. Les premières vacances scolaires que j’aimais passer chez elle. Elle me racontait des épisodes de l’histoire, son histoire universelle à elle, mythique et lucide à la fois, pleine d’enseignements et de signes. Je la vois de ses mains, après m’avoir exposé les circonstances du procès de Jésus, prendre, en mimant le savon qu’on apporte à Pilate rendant sa sentence, « je m’en lave les mains », prononcée avec force et lenteur. Ces mots me sont revenus récemment en songeant à la notion de jugement et d’autorité, puis lors de la lecture d’une revue philosophique dans un article sur la notion précisément, de vérité, la question de Pilate, la réponse du Christ. L’article est le fruit d’une dense érudition. Le débat poursuit lui aussi son cheminement et l’on peut lire de passionnantes créations, tout en virtuosité, qui ne sont pas dénuées d’intérêt ni d’importance sur ces mots: vérité et réalité. Mais la première version du jugement de Pilate dans la cuisine de grand-maman garde en elle une force personnelle, originelle et démonstrative, par le geste que dictait son cœur, qu’aucun génie à mes yeux ne reproduira.

 

Nous avons passé Mâcon, vu la roche de Solutré où nous avons dû nous arrêter pour une autre collation. Je n’ai pas de souvenir précis. Le suivant, c’est à St-Point. Dans la journée, il y eut le lac de St-point, que nous avions longé et vers le soir un autre lieu du même nom où se trouve le Château de Lamartine. Nous sommes arrivés trop tard pour la visite. Je ne voudrais pas trahir les faits, surtout pas, mais dans ma mémoire, nous n’entrons pas dans le château. Il fait un peu frais et bientôt sombre, j’ai arrêté la voiture dans un champ vers le mur de l’enceinte et nous regardons ce château. Nous ne connaissons pas l’œuvre ni la vie d’Alphonse de Lamartine, qui fut député de Mâcon, sinon par ce que nous en avait dit Henri Guillemin, pour grand-maman à la radio, pour moi par ses conférences à la télévision. Henri Guillemin était de la région de Mâcon. Tiens, j’ai dû oublier de le dire à grand-maman.

 

Là, nous étions devant le château d’un homme dont la notoriété historique participe à la gloire de la France. Portes fermées, jour déclinant, l’heure de mettre une laine, situation touristique plus que culturelle, au sens où j’aimais l’entendre, et grand-maman avait le regard conquérant et ravi. Je connaissais surtout un poème de Lamartine « oui … à Chambéry, sur le lac » … : « Le Lac ». Ses œuvres sont là, mais je ne les ai que bien vite et si partiellement parcourues. N’empêche. Nous étions devant une superbe propriété romantique, dont nous nous sommes imprégnés, ayant appartenu à l’homme qui a écrit, « ò temps suspend ton vol ». Les huissiers et les siècles ne nous laissaient pas rentrer, mais dans ce coin de pays illustre et discret, l’entreprise avait réussi. Notre temps aussi, à cette heure pourtant assombrie, avait harmonieusement interrompu son cours.

 

Grand-maman aimait visiter. Elle ne s’en sera pas privée lors de ce petit voyage et d’ici, si je le pouvais, je souhaiterais rendre plus libre et valeureuse, en la reconnaissant plus encore, sa belle curiosité. Je ne crois pas qu’elle lisait beaucoup. Elle a été ouvrière toute sa vie avec un micros sur le front. Les soirs d’été lorsqu’elle travaillait et que j’allais, enfant ou pré-adolescent, la chercher à sa fabrique, elle me disait en chemin parfois, au retour du travail, après une journée à l’établi, qu’elle aimait marcher en levant la tête jusqu’à regarder les étoiles pour rester bien droite. Je trouvais inconfortable l’exercice, que je refais parfois, mais surtout, je n’ai pas oublié ces mots et leur donne encore du sens et de la force. La force que leur donnait grand-maman et le sens qui reste en moi et qu’il m’arrive de récupérer dans mes rues et mes actualités.

 

Ses références n’étaient que rarement livresques bien qu’elle m’ait fait d’authentiques comptes rendus de lectures de Guy Des Cars et qu’elle aimait parler de Victor Hugo. En poésie aussi, elle m’avait surpris un jour en déclamant, de mémoire et fort joliment, profondeur d’âme et prononciation, quatre vers d’Alice de Chambrier que je ne retrouve plus, tout en sachant qu’ils sont gravés au-dessous de son buste dans un parc à Neuchâtel où, lors d’une balade du vivant de grand-maman, je les avais reconnus. Instant de cristal, il faisait sombre, j’étais sidéré et j’acceptais ce qui venait à moi, cette complicité entre deux Alice. L’avait-elle appris à l’école ou plus tard à une autre occasion ? A l’école probablement, au-début des années vingt. Elle l’avait restitué avec force mémoire, en cachotière, de ce souvenir, de cet intérêt et de son aptitude à la déclamation. Je vois son regard à la fois sérieux et souriant. Une minute, vécue ainsi, de poésie intemporelle.

 

Nous sommes remontés dans la 2cv et avons franchis les quelques kilomètres qui nous séparaient de Cluny où nous avons trouvé un superbe hôtel qui semblait nous attendre, pour ensuite apprécier tranquillement et cérémonieusement le repas du soir.

 

Dans la galerie des personnages de l’histoire que m’a présentés grand-maman, il en est un dont j’ai tardé à percevoir la pertinence. Je n’y étais pas tenu, enfant, et c’est bien plus tard, progressivement, que cette pertinence m’est apparue : Rossinante, le cheval de Don Quichotte. Sous toutes réserves de mémoire déformante, la radio suisse romande (alors nommée Sottens) avait, au milieu des années soixante, proposé un feuilleton, à l’heure de midi, sur le Chevalier à la triste figure. Grand-maman avait écouté avec attention ce théâtre radiophonique. Je dois aller chercher, creuser dans ma mémoire, si je le peux. Je l’entends me parler de Rossinante, avec compassion et amusement. Je me fie à ce souvenir car depuis lors, à chaque fois que Don Quichotte survient dans ma vie, j’ai le réflexe de m’intéresser à Rossinante à la façon de grand-maman. Qui était-elle, cette « rosse efflanquée » représentée telle quelle par Picasso ou Daumier puis par le cinéma et la télévision ?

 

Elle n’était pas nourrie par Cervantes qui ne nourrissait pas non plus Don Quichotte. Leurs sorts physiques, à Rossinante et à Don Quichotte, étaient équivalents. C’était certes pour grand-maman l’amour des animaux qui l’avait amenée à prendre soin de Rossinante par l’attention et par les mots et à parler d’elle plus que de Don Quichotte. Rossinante est un vrai personnage. Elle a un caractère, un état d’esprit. Elle supporte Don Quichotte physiquement et psychologiquement. Elle l’endure et lui obéit. Elle n’a pas de rêves fous, mais l’aile du moulin la projettera à terre avec lui. Ils se relèveront. Elle avait, avec l’âne de Sancho Panza, une complicité que l’on ne perçoit pas d’emblée mais qui s’impose, à qui aura le coeur riche, comme un aléa bienvenu dans de rudes circonstances de vie.

 

On a dû écrire cela souvent s’agissant d’une œuvre aussi essentielle, classique et donc commentée, avec maîtrise et créativité la plupart du temps. Mais la compassion de grand-maman pour ce cheval, à une époque où l’on n’entendait pas le mot résilience, a mûri en moi et m’a accompagné. Il y a de tels messages dans l’éducation, indéchiffrables par l’enfant qui enregistre une attitude, un sentiment, d’un être proche et l’emporte avec lui pour le faire revenir inconsciemment dans son adulte et périlleuse confrontation avec le monde. C’est ce qui m’est arrivé avec la Rossinante de Don Quichotte et de grand-maman et je m’interroge encore, par les mérites de l’être au monde de ce cheval, sur les limites de l’absurde et de la souffrance telles que perçues dans le grand spectacle romanesque et réel qui nous tombe dessus.

 

Nous avions résolu de ne pas lésiner sur les moyens pour nous héberger lors de ce voyage et j’ai un beau souvenir du repas du soir dans cet hôtel de Cluny. Les plats, les déserts, le plateau de fromage que je regardais alors avec un œil neuf et surpris. Grand-maman aussi probablement. Je ne n’étais pas conscient, cela ne me vient à l’esprit que maintenant, en l’écrivant, de ce que pouvait représenter une telle semaine de voyage pour elle, ouvrière retraitée. Le mot juste, le geste juste, la conscience bien ajustée ont dû me manquer. Ce n’est plus à refaire, mais cela ne m’empêche pas d’y penser. Le lendemain matin grand-maman était de fort bonne humeur. Elle le sera toute la semaine. Elle était en grande forme aussi. Je ne sais pas qui en a eu l’idée, « toujours est-il » que nous avons décidé de monter au sommet d’une tour nommée Tour des fromages au centre de Cluny. Grand-maman a gravi ces marches avec une vigueur qui m’impressionnait et m’inquiétait aussi. L’effort était concret. Peut-être excessif. Nous nous sommes retrouvés au sommet de cette tour médiévale disponible pour les touristes, que nous étions – partis faire un tour – sans vraiment nous considérer comme tels. Nous y étions dans ces jours choisis. Je me souviens de l’effort pour gravir ces paliers, du plancher, des pierres constituant la tour et du moment vécu au sommet. « Ne l’oublie pas celui-là, retiens-le, il est unique ». Je revis, sans y accéder vraiment, cet exercice spontané de méditation. Nous ne pouvons pas retenir l’instant, le rendre perpétuel, accessible à la mémoire, à l’émotion. Le laisser là et venir le récupérer. Pas possible, ça ne se fait pas. Au haut de cette tour, je me souviens avoir ressenti très intensément cette émotion de l’instant unique et disparaissant.

 

Nous ne le referons pas. C’est maintenant, ce regard sur l’abbaye de Cluny, les bâtiments ancestraux, ce centre du monde, ce milieu du temps, ma grand-mère et moi, le contemplant. C’était un mardi de septembre 1981, il faisait bon, j’étais riche, audacieusement, du temps à vivre et de ce qu’il pouvait en advenir et triste certainement de ne pouvoir me défaire de l’idée que ces instants de contemplation s’épuisaient en se réalisant et que cet épuisement était plus avancé au gré des personnes qui se trouvaient au sommet de cette tour. La personne de grand-maman ne s’éteindra pas en moi. Je le savais déjà. Oui, la tour, quoi la tour ? Elle offrait une vue traversant les siècles de la vie. Que pouvais-je y faire ? « Tu ne l’emmèneras plus en ces lieux ». Grand-maman avait ses silences aussi. Elle m’a beaucoup reparlé de cette tour et de cet instant à son sommet. Nous nous sommes attardés à Cluny toute la matinée puis nous avons repris la 2cv pour entamer, jusqu’au « village de Mitterrand », la traversée du Morvan.

 

L’épisode Lamartine avait été apprécié par grand-maman. Un grand nom, l’histoire, la réalité et la solidité apparente du château. Il ne nous avait pas fait faux bond. J’ai un autre souvenir d’un poème de Lamartine, la chanson de Georges Brassens, « Pensée des morts ». Le texte est de Lamartine, le titre aussi. « Voilà le vent qui se lève et gémit dans le vallon ». J’aimais cette chanson. Comme si elle nous avertissait et nous protégeait, nous, auditeurs vivants. Il n’en est rien. J’ai fait écouter cette chanson à grand-maman quelques temps après notre voyage. « Quand je pense à ceux que mon cœur aime, je regarde le gazon ». Elle savait ce que cela exprimait et ne voyait pas très bien, par pudeur, par prudence et réticence aussi, en quoi la chanson pouvait être belle. Elle n’avait pas ainsi souhaité partager mon intérêt. J’apprécie toujours la chanson dont le thème est particulièrement obsédant chez Brassens. Sa voix infiniment chaleureuse et les mots de Lamartine me semblaient, par richesse et par défi, parler de la vie plus encore que du tombeau, mot qui revenait douloureusement sur le vinyle que j’avais fait tourner. Je suis amené désormais, par les mêmes principes d’existence qui fuit en se réalisant, à comprendre beaucoup mieux les réticences de grand-maman, certes tues mais si claires en son regard resté muet. Je lis le poème, il reste superbe et résiste au temps bien sûr. La tristesse qu’il exprime a surmonté et comme absorbé le sens des mots et ce que nous pouvions en retenir, vu le temps de vie imparti et la force inaccessible des émotions. Je vivrais volontiers là, maintenant, un moment d’insouciance, simplement à regarder avec grand-maman, les fleurs de son jardin. Oh, jeune homme apprend à saisir, en le vivant sans impatience, le temps dont le vol n’est jamais suspendu. Où étions-nous ? Nous abordions le Morvan. Le fameux parc naturel du Morvan.

 

Nous avions l’habitude des forêts et des routes qui les traversent. En 1981, j’étais de ceux, dans ces foules, que Mitterrand inspirait. Grand-maman aussi l’appréciait. Il était le socialiste qui s’était battu et avait gagné. Elle avait 23 ans en 1936, Léon Blum, 68 en 1981 Mitterrand. Nous étions dans l’histoire, un moment d’histoire pour nous alors réjouissant et significatif. C’était un personnage impressionnant, par sa posture et son langage. Il promettait. Je crois que grand-maman avait confiance en lui tout en sachant déjà que le pouvoir ne sera jamais un ami. J’avais moins de réserve à l’endroit du ce nouveau roi habillé de noir une rose à la main que Barbara chantera. Mitterrand était cultivé, ça tombait bien, je voulais l’être aussi, il suffisait de suivre. Il aimait les arbres, je vous voulais les aimer et les connaître comme lui.

 

Cette liste de verbes à l’infinitif que je me souviens avoir dressée, je l’ai détruite. Elle a dû me déplaire par la suite. Il y en avait sept ou huit. Les verbes que le personnage Mitterrand m’inspirait. Aucun ne me revient. Peut-être « lire », peut-être « agir », « comprendre » probablement. Aujourd’hui, je suis plus distant avec ce souvenir d’admiration mais je sais la place que le Président Mitterrand a si opportunément laissée à Robert Badinter qui la semaine suivant notre voyage allait, le 17 septembre 1981, plaider l’abolition de la peine de mort devant l’Assemblée nationale avec un succès qui gardera sa force et sa nécessité, son retentissement humain et politique. Alors que nous roulions dans le Morvan et que nous y rêvions, le garde des sceaux relisait le texte de son discours historique. Singuliers et pluriels de l’histoire et du destin.

 

Les arbres, justement. Pour qui les aime, voyager à travers le Morvan est un plaisir unique et apaisant. J’éprouve, trente-cinq ans plus tard, ce plaisir et cette douceur. Mais on ne peut s’arrêter à chaque arbre et chaque virage, il faut avancer et c’est ce que nous avons fait pour nous retrouver avant le soir à Château-Chinon. L’auberge dans laquelle Mitterrand, député de la Nièvre, avait ses habitudes jusqu’au soir de son élection, dans un petit monde personnalisé et symbolisé par une sorte de profondeur des apparences qu’il savait se constituer, nous a parue finalement très ordinaire ainsi que le village, calmement posé sur une colline anodine. Nous étions venus partager une ferveur, nous avons apprécié un silence modeste et intemporel. Là encore, marchant dans ses rues, je cherchais le nord, le graal, le sel, le juste ciel de la vie, et ne voyait rien que l’ordinaire magnifique. Les auspices restaient silencieux. Leur message pourtant était déjà ancré dans le réel. Le lendemain, il fallait poursuivre à travers le Morvan, jusqu’à Vézelay. Il y avait du chemin à faire, par les petites routes toujours. Nous avons pris au matin quelques photos dont une devant la Mairie où avait été prononcée le 10 mai, quatre mois auparavant, l’allocution du triomphe; décidément, je m’en aperçois en l’écrivant, c’était un voyage de vénération. Pas tant que ça finalement, après les photographies prisrs sur les escaliers de la mairie, nous en prîmes peu, étrangement, durant ce voyage. Je n’en ai plus aucune. Nous avons continué en oubliant Mitterrand qui présidait pourtant à la destinée du pays que nous visitions.

 

Je ne crois pas avoir vécu en idolâtre. Des œuvres ou des personnages nous inspirent, nous séduisent. J’ai certes en réserve, dans ma galerie, quelques « que ferait-il à ma place ?». Mais depuis que j’ai déchiré la liste des infinitifs, je ne crois plus avoir, de « je veux faire comme lui ». La maturité nous en guérit. Grand-maman avait ses hommes de gloire. Elle a admiré John Kennedy et admirerait certainement Obama, sa prestance et sa distance dans les effroyables scènes qui nous sont médiatiquement distribuées, ses larmes aussi après la tuerie de Charleston. Mais ça, c’est aujourd’hui. Le temps de tourner une page.

 

Elle m’avait parlé de Jules César, pour le pouvoir, de Gengis Khan pour la cruauté, de Martin Luther King, pour la grâce, et de Job, pour des raisons qu’il me reste à déterminer. L’adversaire était Gessler, dont Guillaume Tell avait refusé de saluer le chapeau. Je le vois ce chapeau. J’étais enfant. Le refus de ce salut humiliant quoi qu’il en coûte, j’en perçois précisément la scène telle qu’elle me l’avait décrite. Elle m’avait aussi fort bien présenté et expliqué, de façon très convaincante, cela m’est resté, l’expression « passer sous le joug » qui se perd alors que l’on devrait la faire perdurer et l’enrichir. C’était arrivé aux Helvètes et ce fait historique, pour elle, ne devait pas être oublié. Il ne l’est pas et l’image se fait plus nette au gré des actualités. La case de l’oncle Tom, aussi, par elle m’a été racontée, dans mes premières années. Le personnage était devenu homme en moi, autre homme à connaître, à considérer, dont les émotions avaient force et valeur. Elle semblait l’avoir connu et le respectait. Ce n’était pas Google, ce n’était pas l’université, ce n’était pas toute la vie, mais quel beau champ de Mars ai-je traversé en écoutant grand-maman. Ma seule véritable attention à l’histoire de David et Goliath, je dois l’avoir réservée au moment où elle me l’a racontée. Ce devait être vers 1965, un soir d’été dans sa cuisine.

 

Depuis lors, si constamment utilisée, cette métaphore ne m’a plus fasciné. Nous devons être quelques-uns dans cette situation. Mais à l’instant où David charge sa fronde où sa bravoure s’accomplit, l’histoire universelle, je ne le comprends qu’aujourd’hui, me devenait accessible par la voix, le regard et la conviction de grand-maman. Je ne sais plus que dire de cette pierre lancée. La signification de cet acte me semble parfois se diluer dans l’omni-violence qui rejette les mots. Pour grand-maman, David avait peut-être la solution. Il devint roi. Un monde sans exercice du pourvoir n’était pas envisageable. C’est toujours vrai. Nous roulions à sa recherche, c’est à dire à la recherche d’une figure solide dans l’histoire des hommes et des sociétés. “Tu dois te faire une armure” me disait-elle parfois, ou « une carapace ». Ce n’est pas tout à fait la même chose. J’appréciais modérément l’image mais perçois mieux son origine et sa nécessité.

 

Entre Château-Chinon et Vézelay, nous traversons le Parc naturel du Morvan. Le souvenir s’affadit. Nous nous arrêtons devant une colline au loin que gravira la route. Nous humons l’automne et le pays. Cette 2cv orange. Une sorte de plénitude. La route faite, la route à faire. Grand-maman regarde haut et respire. J’ai été enfant, jeune homme et je pourrais être grand-père. Le mélange des âges de la vie. Nous ne disions rien par moments. J’ai du mal m’exprimer ou peut-être que non. J’étais celui que j’étais, peu importe aujourd’hui les promesses. Je pourrais lui raconter tout, mais apprendrais plus encore à ne pas le faire. Elle ne m’aura bien sûr pas tout dit. Elle serait surprise. Mais ça n’arrive jamais. Ces silences vivants, par les virages et les collines.

 

Au pays, elle était une séparatiste résolue. Le Jura suisse devenu indépendant, partiellement détaché du canton de Berne. Toute cette histoire. Depuis 1947, c’est la date que j’ai retenue, le Jura se voulait autonome. Il y a eu beaucoup d’incidents et de tensions. Un grabuge incessant. On percevait le malaise à volets clos, mêmes les soirs tranquilles se voulaient coeurs bruyants. Une ville fédérale, un sud et un nord, le pays fuyait sous mes pas. Deux équipes en faisaient quatre et les fanfares villageoises perdaient leurs justes notes dans des après-fêtes avilissants. Les votations permanentes, alors que je parachevais mon adolescence, dont le plébiscite du 23 juin 1974. Nous étions séparatistes en famille. Pour la plupart. Grand-maman était la seule militante. Elle le clamait, avait installé un grand drapeau sur sa maison, contre lequel une boule de Noël remplie de goudron avait été jetée, s’était créée des inimitiés et façonné des admirations. Sa partie de canton, dite Jura-sud est restée rattachée à Berne. Ce fut une période tourmentée qui explique probablement cette réticence, tout le contraire d’une aimantation, que j’éprouve à l’égard de la politique, des débats qu’elle engendre en boucle avant les votations. Ses adversaires s’appelaient « Force démocratique », ses amis « Rassemblement jurassien ». La question, dite jurassienne, est résolue, pour quelques générations. Rien de bien certain. Le nœud est là, discret, presque effacé, mais présent dans mon histoire. Moutier est en proie à cette froide incandescence. Je ne sais toujours pas de quel canton sera la ville où je suis né. Gelures et brûlures dès l’origine et autour d’elle

 

« Comment convaincre et dialoguer à l’inverse et à l’infini », c’est ainsi que j’ai vécu au centre de cette affaire politique et sociale. Je suis certainement sévère avec un épisode historique qui a sa part de mérite et d’intérêt, mais c’est ainsi que me reviennent ces souvenirs. Le dialogue impossible, les aigreurs, la ténacité, les débats qui n’en sont pas, les mots qui forment des impasses. Nous étions l’une des régions d’Europe que tourmentait un conflit séparatiste. Il a abouti, dans la démocratie, de façon peut-être exemplaire, bien qu’il y ait des perdants ou parce qu’il y en a, si l’on va au bout de la définition. Au plan individuel, dans le rapport à autrui, interlocuteur ou autorité, la résonance fut et reste mauvaise. Grand-maman abordait le tout différemment. Elle a mené son combat politique rudement et joyeusement, se délectait du journal politico-satyrique « La Tuile » et nous parlait, avec beaucoup de constance et d’adhésion, de l’action de Roland Béguelin, meneur de cette cause et orateur de grand talent. Seule, fière et en mouvement. Je lui avais demandé pourquoi une telle ardeur au combat. Sa réponse ne me revient pas. En y songeant, je vois des pâturages, des lisières, des orées et les cimes des arbres bouger sous un ciel appropriant.

 

De la traversée du Morvan, je ne garde qu’un souvenir discret. Les sapins jurassiens, blancs et rouges, ont cédé la place à d’autres arbres tout aussi fiers dans leurs forêts qui m’ont semblé plus variés. Entre Saint-Point et Saint-Point, le premier jour, nous étions passés par la forêt de Lajoux, impressionnante, dense et belle dans ses verts et bleus, profondeur et couleur épicéa. Le Morvan c’est autre chose, autre profondeur, certaines promesses, un côté vient par ici; nous ne reconnaissions pas l’atmosphère, nous étions intimidés et attentifs. Ces routes, le bruit du moteur, le confort, nous le vivions comme tel et la confiance en l’avenir immédiat, nous faisaient voyager sereinement.

 

Je reviens sur la valeur de cette présence attentive de grand-maman, sur son siège passager avant de la 2cv, et la chance qui fut la nôtre de vivre cette petite épopée sans ambages ni incident. Elle se réjouissait de visiter les endroits qui l’attendaient et l’a fait avec un état d’esprit si positif qu’aujourd’hui encore j’en suis étonné et même bluffé. A posteriori. Plaisir de l’avoir été. Admiratif à vrai dire, disponible à la force de son souvenir. Elle me parlait dans mes toutes jeunes années des déceptions que je pouvais éprouver devant un événement dont j’attendais beaucoup. Elle m’avertissait en me demandant de ne pas céder à une trop vive ou trop facile déception quand les lampions de la fête attendue n’étaient pas assez lumineux ou merveilleux.

 

Le sentiment de confiance qui va d’une personne à l’autre par les mérites du regard, de l’existence et de l’affection. Il est aisé d’édifier avec les mots ce sentiment trans-générationnel comme un arbre géant blessé que de petits hommes s’apprêtent à sauver ou à détruire en le disséquant. Il est sain. Il ne l’est pas. Il est solide et vivant. Il ne l’est pas. Et l’arbre est au soir debout ou en morceau. La sève, ces arbres, leurs couleurs, et leurs saisons, ce qui les fait vivre et les laisse vivants. Grand-maman regardait les arbres du Morvan, appuyait son regard sur leurs silhouettes et les horizons qu’ils dessinaient. Elle y puisait de la force, leur force, un échange entre elle et eux, dans les secrets de la nature. “Tout le monde a son jardin secret » disait-elle, avec une digne et modeste détermination. De ce voyage, ne me revient pas chaque hectomètre visité. Il est présent dans mon histoire mémorielle et émotionnelle, sensorielle aussi suis-je amené à comprendre, à ressentir. Je sais que je l’ai fait, qu’il n’est pas une illusion. Il fait partie, chaque mot compte, de mon expérience. Mais les images précises sont rares. M’en revient une, que j’ai voulu saisir en moi, sur l’instant et pour la vie. C’est presque réussi. Je ne sais pas si ma mémoire l’a ou non transformée. Nous sommes sur la route, peu après Château-Chinon. Vézelay est le prochain but. Peut-être était-ce pour prendre une photographie. Grand-maman a souhaité que nous nous arrêtions dès les premiers hectomètres du matin comme pour éterniser ce départ. Un cadre à la fois anodin et merveilleux. Un champ, un poteau, une route hasardeuse et fuyante, le présent, le possible, au loin une colline qui nous attend, de nouvelles forêts. Ces instants à la fois banals et transcendants, comme une vérité dans l’agréable fraîcheur de l’air. Un automne plus prometteur que définitif, c’est ainsi que je reviens à ce sentiment d’alors qui, de diverses façons, s’est laissé griser par les tourmentes du chemin. Superposition des sentiments. Nous avons fait quelques pas. Je revois grand-maman, oui, avec son appareil photo qui avait remplacé sa caméra kodak super 8. Son sourire, juste un moment au milieu du voyage, pour saluer à la fois le pays et l’éternité, qui par moments coexistent. C’est ce qui nous est arrivé.

 

Une photographie de François Mitterrand le représente contemplatif et méditant dans la basilique de Vézelay. Il y retournait souvent. Je dois avoir lu que c’est le seul endroit où il n’était pas, à ses yeux, le centre du monde. Ai-je été influencé par ces chroniques mitterrandiennes autour de ce lieu, le pays, le village, la sensation qui nous saisit quand on l’approche, l’intérieur et l’extérieur des murs de la basilique. Il n’y avait que peu de monde, personne même, dans ma mémoire. J’avais un doux frissonnement intérieur, une certaine force aussi, mêlée d’insouciance. Grand-maman a visité le tout calmement, sereinement. Comme chez Lamartine, je ne sais pas si nous sommes entrés dans l’abbaye. Il me semble que oui. J’avais ce souvenir et je nous revois à la sortie. Si je nous revois à la sortie, c’est que … Non. Aucune certitude, mais un sentiment de plénitude. Pas le mien – je n’avais pas atteint cette plénitude – mais celui de grand-maman. Elle était tranquille et fière, voyageait certes avec moi, mais vécut ce moment également seule, par et pour elle-même, son passé, sa vie, sa foi, sa confiance. L’écriture me permet de mieux prendre la mesure de cette réalité, cette vérité peut-être, toute intérieure qui était la sienne durant cette fin de journée puis, au-delà de la nuit à l’hôtel, ce début de matinée à Vézelay. Elle était croyante, m’avait appris le “Notre Père”, comme si elle n’avait dû m’apprendre que ces mots, venus du fond des âges de spiritualité. Que ton règne vienne était prononcé par elle avec une détermination faite d’espoir qui m’a longtemps échappé. De même pour les mots puissance et gloire, énoncé avec une éloquence volontaire et naturelle. Il faut plus qu’une vie pour retourner souvent à Vézelay. Il faut tout une vie pour comprendre et apprécier comment et en quoi une personne comme grand-maman peut mettre autant de force et d’espoir présent et concret dans ces mots venus pour elle de la bible et des cultes protestants. Rien de contradictoire au demeurant dans l’idée d’admirer un lieu catholique. Aucunement. Elle me parlait de la chapelle sixtine avec une sorte de respect extatique en prononçant le nom de Miguel-Ange. Grand-maman s’est réjouie à mes yeux mieux que personne – elle me dirait avec raison de ne pas écrire cela – de la force et de la beauté qu’il peut y avoir dans le monde.

 

Un jour, bien avant ce voyage, j’avais pris sur moi de dire à grand-maman ce qu’elle savait déjà, savoir que je n’étais pas croyant. Elle me répondit, avec la même confiance que c’était bien ainsi, pour autant que je me comporte en chrétien – avec l’emploi du mot comme – et tel lui semblait être le cas. Je dois avoir insisté sur le fait qu’il était, par la raison, difficile d’être croyant. Nous étions à table chez elle, par la fenêtre de la cuisine, vers le haut on voyait l’église qui dominait sa maison. “Si tu penses à la façon dont est fait un oeil, il est difficile de croire qu’il n’y a pas …” . Plusieurs années après, même après son décès, qui survint en 1996, je lui répondais intérieurement, “ton exemple de l’oeil ne m’a pas convaincu”. Et je persistais. Si nous en parlions aujourd’hui – ce n’est plus possible – à sa table, au pied du crêt de l’église, je lui dirais que cet exemple de l’oeil était un bel exemple, une image pertinente.

 

Je n’ai toujours pas été gagné par la foi mais je ne suis plus vaincu par la certitude. Comment l’être. Si du néant survint la vie et dans la vie, à titre d’exemple l’oeil, c’est que la complexité est de ce monde, qu’elle est le monde. Associée à la puissance sans la gloire et à on ne sait quelle volonté, le possible reste possible. Je ne sais pas si je me suis comporté en chrétien comme l’espérait grand-maman, mais à chaque nouvelle brasse dans la réalité, avançant avec elle, m’y laissant absorber, je gagne des espaces d’incertitude et d’humilité. A l’époque du voyage vers le Morvan, l’impatience et l’exigence de mon âge prévalaient naturellement. Enfin. J’ai dû regarder la basilique comme si je m’apprêtais à en reconstruire une, tout aussi belle, au cours de ma vie, ce qui n’aura pas été le cas. Des pierres ont été posées, mais aucun homme seul ne crée l’édifice physique ou mental permettant à d’autres de regarder le ciel ou l’éternité aux sens spirituel de chacun de ces termes.

 

Au sens physique, le ciel et l’éternité, c’est déjà très intéressant. Mais à Vézelay cette contemplation-là, physique uniquement, d’un tout qui fût accessible, n’est pas envisageable, grand-maman et moi, le savions pertinemment. Nous nous consacrâmes dès lors à une visite  immédiate et intériorisée de ce que nous offre l’immensité en un lieu simple et magnifique qui nous salue.

 

Je suis trop sévère avec le chauffeur de la 2 CV que j’étais et qui eut au moins l’idée du parcours. Mais, c’est bien l’état d’esprit, une impatience avide, que j’observe d’ici. N’est-ce pas, toutefois, une absurdité que de vouloir partager, longtemps après et en pensée, avec sa grand-mère, son propre âge de maturité, son autre ciel, ses recoins, ses champs de ruine? La réalité biologique l’interdit, mais avec la pensée, on peut refaire les voyages, et c’est l’un d’eux, superbe et particulier, que je refais ici. Nous ne nous étions pas attardés à Vézelay, la Loire et la Beauce nous attendaient. Dans ce texte toutefois, pour des raisons que je cherche à mettre en lumière en l’écrivant, j’éprouve le désir d’y rester encore un peu. Les souvenirs pourtant n’abondent pas, l’arrivée vers le village, l’approche, le surgissement du lieu, le plaisir de la vue, sur la colline, puis l’accueil silencieux des pierres. Grand-maman souriait, acceptait, ravie, la  surprise somptueuse et me semblait dialoguer avec les siècles. Elle marchait, allait ici, regardait là. Elle n’attendait plus. Elle humait et prenait acte de la beauté du monde et plus encore de certains lieux. Elle avait cette force de l’instant et Dieu sait si elle fit bien “d’en profiter”. C’était l’une de ses expressions. “Belle journée”, “en profiter”, “bien respirer”, “elle s’est faite toute belle”, ces mots me reviennent. Ils ont tout leur sens et toute leur portée. Cette acceptation de la vie telle qu’elle se présente, acceptation tout en agissant, car « vie vaut et génère action » – je ne dois pas avoir lu cette expression mais elle si ordinaire qu’il est juste de la citer – est aussi une leçon au sens le plus heureux du terme, que l’on est ou non amené à transmettre.

 

Je ne suis jamais retourné à Vézelay. Il est juste de le dire, comme il est juste aussi de dire que je ne n’ai plus quitté ce lieu. Un sentiment, une sensation qui s’animent positivement. Ce doit être le moment où nous étions devant la basilique, une fraîcheur matinale de septembre, grand-maman et son expérience de la vie, mes attentes devant le monde, le regard des pierres, le discours tout en silence de ce village. Nous avions repris des forces, ensemble et chacun de son côté, c’est ainsi que ce devait être et ce” devait être” était déjà un moment de spiritualité ou de foi, chacun de son côté. Je n’ai rien dit et ne dis toujours rien, en deçà de ce que j’écris.

 

Un moment de vie et de complicité vécu avec quelqu’un d’important pour soi, c’est l’envol d’un oiseau surpris et grand-maman était attentive aux oiseaux. Notre 2 CV devait être perdue entre deux autocars. Je les vois d’ici mais n’ai aucun souvenir du monde qu’il pouvait y avoir autour de nous. Je nous vois seuls. C’est bien ça, ces jours-là nous avons eu de la chance. Il faut repartir. Des segments de vie nous attendent, comme d’autres nous ont menés là. Cette patate chaude qui est soi, c’est ainsi que j’ai récemment parlé du narcissisme à un jeune homme détenu qui m’interrogeait sur ce mot. Aujourd’hui, je peux en parler de ce narcissisme, cet égotisme jusqu’au solipsisme, qui nous font bouger dans la vie et ne choisissent pas tous leurs chemins . Paroles et silences mêlés, affection tue et vécue, évidence de soi et du monde, nous nous sommes installés dans la 2 CV, orange et, comme tout geste définitif, ce n’était pas anodin, j’ai tourné la clef. Le moteur s’est mis en marche pour quitter le Morvan, le laisser derrière nous, en faire un après.

Au-delà du Morvan

3

Notre déambulation par les routes du Morvan nous a mené Clamecy. Je nous revois à l’arrêt vers un parc, dans la voiture, intéressés par un buste comme s’il nous avait attendu. Seule une vérification des personnages historiques de cette localité – sur Wikipédia que grand-maman n’aura pas connu – me permet de retrouver qui fut statufié. Ce doit être Romain Rolland, que nous ne connaissions que de nom. « Ah ! Romain Roland ». Nous poursuivîmes avec, dans nos pensées, le pays, le moment, l’histoire. Tout était à notre portée et tout nous échappait. Grand-maman savait se délecter du présent – qu’elle ne nommait pas – et le respirer. Je m’y essaye encore, depuis longtemps. Chanceux de ce défilé des instants, endurci aussi, sans toutefois distinguer une carapace, j’ai fait quelques progrès depuis Clamecy.

 

En laissant dernière nous le Morvan, j’ai dû éprouver le sentiment d’une étape franchie qui ne se représenterait plus. « Nous n’irons plus jamais » aura été l’un des refrains répétitifs qui s’est incrusté dans les mémoires des auditeurs de variétés françaises des années soixante que nous fûmes avec grand-maman, elle quadragénaire, moi enfant. J’entendais les chansons d’amour comme des ballades philosophiques destinées à tous. Peut-être est-ce pour surmonter cette sensation constante de l’évanouissement du temps que j’apprécie à ce point les répétitions d’instants vécus, leur renouvellement, tout en percevant que cette affiliation mentale, ces suites organisées, ne modifient rien. Une courbe, des chemins qu’on laisse filer dans notre vision sans les emprunter, une clairière, un autre ciel, une autre frondaison et nous n’étions plus dans le Morvan.

 

Il n’y aura pas, comme celles du président d’alors, d’image de grand-maman se recueillant en l’abbatiale. Elle n’est désormais illustre que dans mon cœur. Mais je sais la densité, la force spirituelle de ce que fut son recueillement. Je ne doute plus de sa présence dans l’église. Bien sûr qu’elle y était. Logique mémorielle. Cette puissance vécue de et à l’intérieur, je ne l’avais pas perçue sur l’instant, par impatience, volonté d’immédiateté, souci de providence, dans l’urgence, mais l’ai compris depuis lors, au fil des ans, par reconstruction, toute intérieure aussi, de mon abbatiale non aboutie à ce jour et qui ne le sera jamais. Ne jamais dire jamais ? On a dû prononcer avant et après les trente glorieuses, nous y étions, ces quelques mots dépourvus de spiritualité. Grand-maman a fait quelques prières à sa façon lors de sa vie et de ce voyage. Elle a trouvé à Vézelay un lieu qui lui parla, comme rarement, du monde, de l’univers et de la croyance, en la vie notamment au sein de cette église, voûtes, piliers, arcanes, vers un ici et un au-delà qui justifiaient que l’on ferme les yeux en aspirant. A la sortie, vers la 2 CV, son silence s’était encore enrichi.

 

L’écriture aussi est une visite solennelle de certains lieux uniques qu’il faut aller trouver. Ce moment à Vézelay m’est revenu souvent. Puis, il reprendra du champ et s’en ira. C’est pour mieux saisir de telles réminiscences que j’écris. Mais je ne sais pas quoi en dire exactement. Il y avait de la force, de la furtivité, du bonheur et, en embuscade, des vallées de tristesse éclairées qui m’ont attendu. Passant par Neuchâtel, après avoir écrit ces premières pages, je suis allé retrouver inscrits sous son buste, les mots d’Alice de Chambrier, que grand-maman me récitait par cœur :

 

« Et comme la brebis au sentier solitaire

Laisse aux buissons sa laine en flocons blancs et doux

Les lieux où nous avons vécus sur cette terre

Gardent toujours quelque chose de nous ».

 

Sortis de je ne savais où, ces vers avaient été porteurs sur l’instant de leur déclamation par grand-maman, d’une vérité qui, pour une fois surgissait du langage. C’était un soir, je devais être adolescent. Elle les récita avec un sourire serein. Mon esprit vagabonda dans de vastes et éternelles profondeurs pour revenir, avec effort, je le ressens encore, dans la réalité immédiatement perceptible de cette soirée avec elle.

 

C’était vrai dans mon esprit, pour la brebis, pour la laine, le buisson, les mots et le regard de grand-maman. Le langage eut à cette occasion une force supérieure et créatrice. Je ne suis pas sûr qu’il l’ait absolument perdue. Mais le temps a certes passé. « Flocons blancs et doux », dit beaucoup. Alice de Chambrier est morte à la fin de son adolescence. Et « sentier solitaire », pour une brebis ou pour quiconque se sent parfois pareil, c’est bien trouvé.

 

Depuis le Morvan, nous avions en tête les châteaux de la Loire et nous nous sommes arrêtés à Blois. J’ai l’image d’une terrasse, il faisait beau, ce voyage continuait dans nos réalités confondues. Je ne sais pas grand-chose des châteaux de la Loire. Quelques mots, devenus une expression courante qui à son seul énoncé fait que l’on voyage et se cultive. Il semble que les ayant visités nous pourrions connaître l’histoire de France. Nous en avons visité deux et n’en sommes pas ressortis érudits pour autant. Grand-maman a apprécié. Elle avait cette curiosité tenace et discrète. J’avais pris des revues et des prospectus avec les noms et les périodes. Je ne me souviens plus de la visite, mais de la route longeant la Loire et de la sérénité qui nous habitait. Si cette visite avait lieu aujourd’hui, je lui parlerais, le risque existe, de Charles d’Orléans qui fut comte de Blois, comme les Louis avant et après lui, de ses vers appris à l’école et jamais repris, ni étudiés plus précisément. « Le temps a laissé son manteau, de vent, de froidure et de pluie … ». L’ai-je évoqué ? Je n’avais pas comme aujourd’hui, de mémoire électronique à disposition dans la poche. Il fallait faire la relation. Peut-être, au moyen des prospectus. Nous avons dû parler, avec prudence, des rois de France, des Charles, des François, des Louis, sans bien les connaître, ni les distinguer.

 

Il y a cette expression, « vouloir tout savoir » qui parle d’arrogance et de difficultés relationnelles en société. Savoir définir ou définir le savoir. A bien y réfléchir aujourd’hui, grand-maman n’était pas en conflit avec cette idée de culture non acquise, elle acceptait et avançait avec détermination et attention. Cette hiératique et naturelle attention – je n’en n’ai plus revu de telles – qui fut la sienne tout au long de ce voyage et de la vie, incommensurablement.

 

Je n’ai jamais, pour ma part, résolu le problème de cette accession à la culture qui crée plus l’abîme de ce qui pourrait être su que la maîtrise de que l’on croit savoir et de ce que l’on en fait. Il faut là aussi s’appuyer sur des principes venus d’une culture plus spirituelle transmise à tous, qui serait avant tout la conscience de notre vulnérabilité, un « tu retourneras poussière » – qu’elle citait le doigt sur les lèvres – actualisé et amélioré, et par conséquent accepté. Je comprends que c’était le cas pour grand-maman qui disait parfois, doucement, discrètement, ne pas vouloir de pierre tombale, juste une pierre de la montagne et une branche de sapin. Autre message, essentiel et bref. Intimité du deuil – qui vivra verra – ainsi que de l’approche de la mort.

 

« Et s’est vêtu de broderie, de soleil luisant clair et beau », nous avons dormi à Blois en étant très contents de la qualité de l’étape. Mais, je ne me souviens pas précisément, voire pas du tout de l’hôtel. Une image seulement, comme un clic photo involontaire. Nos discussions étaient nourries et intéressantes. Je m’exprimais franchement. Peut-être aujourd’hui serais-je plus attentif, moins dans la puissance nécessaire de mon présent et de mon devenir, dans une vanité – que grand-maman ne me reprochait certes pas, comme par confiance à distance – mais dans la générosité affective. Générosité sonne en moi tel un mot bateau, un mot religieux, un mot perdu qui, au gré des années et des expériences, pourrait ne plus être creux. La simple disponibilité, apaisée avec une attention intellectuelle qui ne soit pas superficielle ou de pure réaction et l’on a déjà redonné du sens à ce mot. Je ne vis pas dans la contrition mais en repensant à ce voyage, j’aurais aimé … , cette phrase ne peut avoir de fin, peut-être une suite.

 

Les heures en voiture, le pays qui défile, s’annonce, se précise disparaît. La 2cv était très confortable, nous l’admettions ainsi, grand-maman le soulignait. Trente-six ans plus tard, je le tiens encore pour vrai. Elle regardait le fleuve, les bâtisses, les villes, ce monde qu’elle avait deviné et qui s’offrait à son regard, saluait son passage. Elle appréciait l’idée que nous quittions un château historique pour aller vers un autre. Elle était en confiance, le dialogue se poursuivait et nous notre chemin.

 

Elle était lectrice de la presse populaire que j’avais lue aussi chez elle en vacances. « France-Dimanche » et « Ici-Paris ». Elle recevait aussi « L’illustré », notre hebdomadaire romand et « Le messager boiteux » qui m’intriguait et semblait venir de très loin. Je n’y mettais pas le nez. Dans les « Sélection du Reader’s Digest », non plus. Je ne ressentais aucune invitation à leur lecture, qui, à mes yeux était celle, secrète et étrange, de ma grand-mère. J’avais tort, c’était pour elle une fenêtre sur le monde qu’elle a ouverte, pour elle, pour d’autres, et pour moi qui ne le savait pas. Les rubriques criminelles, des journaux de la presse de boulevard, exerçaient une réelle attirance à mon endroit. Avec les autres piégé. L’affaire de Bruay en Artois, un notaire, le meurtre d’une jeune femme, des photos de terrain vague, la tristesse qu’inspiraient ces faits. De ces lectures de chambre plus que de salon,  je retirais un sentiment d’étroitesse d’esprit, de méchanceté et de grisaille, sans pouvoir dire, pas plus que les chroniqueurs boulevardiers, qui avait fait quoi.

 

C’est revenu longtemps dans les rubriques, comme aussi, auparavant, le drame de Chappaquiddik. La femme tuée dans un accident de voiture s’appelait Mary-jo. Une voiture tombée dans la rivière. Edward Kennedy en est ressorti vivant. L’image de cette voiture tombée du pont sur l’île, revint si souvent, si longtemps au côté de Sharon Tate dans mon souvenir. Même été 1969, 18 juillet pour Mary-Jo, 22 août pour Sharon et ses amis. Je percevais la déception de grand-maman qui ne voulait pas accabler le cadet des Kennedy, gardait pour elle son avis et même son jugement. En parlerions-nous aujourd’hui que je soulignerais, « sans avoir à revenir sur ces faits », que Ted Kennedy a été un grand sénateur avec un vrai travail perceptible par tout citoyen, notamment en matière de soins médicaux et qu’avant de mourir, en 2009, il a pu soutenir Obama au début de sa première campagne présidentielle. Je ne parviendrais probablement pas à la convaincre. Pour une escapade amoureuse, perdant la maîtrise de soi en tant qu’homme et que chauffeur, il a fauté, et, pour ces instants de lâcheté, n’aura pas rencontré son destin, ni amélioré le sort du monde et moins encore tenu les promesses de son frère. Mais nous conviendrions vraisemblablement qu’en travaillant aussi assidûment, dans un bel esprit démocrate, il a su accomplir son deuxième destin. Et puis, je n’en sais rien. Pas plus de ce qu’en aura véritablement pensé grand-maman.

 

Bien qu’ayant grandi, travaillé aussi et mûri, de toutes histoires dramatiques, populaires et médiatiques, pour ne parler que de celles-ci, je ne possède aucune clef. Par les mots et les silences, par la force de ce qui fait notre présence, il existe une façon de répondre, cas par cas, évocation par évocation. A et par tous les temps. Je continue de m’y essayer et je sais le devoir à grand-maman qui ne me demande plus rien. Pas tout à fait sûr, là non plus.

 

Elle n’était pas dupe, ces présentations boulevardières, ce sont des sornettes. Elle n’y croyait pas un instant tout en cherchant à distinguer ce qui pouvait tout de même être vrai. Mais elle ne parlait pas facilement de ses lectures du dimanche. Une façon de les déconseiller. Ça allait pour elle, mais pas pour un préadolescent. La presse populaire peut faire des dégâts dans le monde. Je ne crois pas avoir, plus tard, eu l’occasion de parler à grand-maman de ma lecture jubilatoire, durant les années quatre-vingt, de « La culture du pauvre » de Richard Hoggart, une histoire de vie valant étude sociologique, ou peut-être est-ce l’inverse ? Une description lucide des réalités de la presse populaire en Angleterre au milieu du 20 ème siècle. Un classique, qui a donc eu du succès, mais que l’on est seul à lire, avec un phénomène d’intégration et une sensation de connu. Elle avait sa conscience politique, forgée par la vie, socialiste, séparatiste et chrétienne. Peu me choit le grief de dithyrambe, perdu dans le vent d’entre les tombes, elle était une femme fière et franche autant que libre.

 

De sa lutte de séparatiste, je m’en suis affranchi, par une sorte d’absentéisme et d’éloignement. Plus de déception que de révolte, par la volonté de ne pas perdre la raison dans un vain combat. Grand-maman, me rétorquerait, elle ne se gênerait pas, qu’elle ne verrait pas pourquoi on devrait y perdre la raison et en quoi ce combat serait vain. D’autres l’ont livré. Elle les citait, admirait leurs convictions et leur détermination quotidienne. Elle souriait à ses adversaires qui devaient recevoir ce sourire comme un message glacial. C’était le cas, mais je ne lui connus pas d’inimitiés. Une ténacité démocratique comme on en rencontre peu. Plus, pour ce qui me concerne. Nous étions nécessairement différents. Il ne pouvait en être autrement. Elle avait son évolution mais n’était pas influençable. Son message de confiance, sa force, qui me dépasse encore et sa façon d’être au monde ne m’ont pas quitté et je ne cesse d’y découvrir des valeurs. Pas de mot valise ici, ni bateau, ni vide de sens, des mots éperdus, de régénérescence, en moi avec le souvenir de grand-maman.

 

Récemment, un jour d’été, je me suis rendu sur la place de l’Hôtel de ville à Delémont. J’étais seul, alors qu’il y avait foule aux grands jours de cette épopée régionale. Au haut des marches menant au premier étage, se tenaient les orateurs à chaque fête du peuple jurassien, le 23 septembre, et aux soirs de votations. Grand-maman ne s’y rendait pas mais elle savait ce qui se passait « à Delémont » et les propos tenus venaient à elle avec une rapidité et une force qui ne doivent rien au numérique. La sensation était bien celle-là, voisins, cousins, réticences, discrétion ou complicité, les informations arrivaient jusqu’à nous comme venues des charrières.

 

Sur cette place aujourd’hui, lorsqu’elle est vide, je perçois l’intensité des propos et mesure celle du combat. L’inimitié, quand elle éclot dans les vallées, par-delà les montagnes c’est autre chose que dans les rues citadines. Plus rude, plus physique, pas de venin, le sang de la vie suffit. Le combat est à demi gagné, on a parlé de demi-canton. Il n’y en a plus, il y en a deux, il n’y en a qu’un. Aujourd’hui, on vote encore, il y a tout en processus en marche, et l’on aimerait que ce soit fini. Certains défendent leur bien-être, d’autres leurs âmes, d’autres encore qui n’auront pas souffert de cette demi-identité démocratiquement estampillée, défendent leur histoire d’avant et d’après la vie très brutalement résumée par le mot identité. Les regards étaient serrés plus encore que les mâchoires.

 

L’éloquence, ce devait être quelque chose dans ces fêtes du peuple quand un peuple vibre alors qu’un autre n’écoutera pas. Je me suis éloigné de ces districts mais pas du souvenir des combats jurassiens de grand-maman, de sa joie de les mener et de son plaisir à la lecture de son journal satirique dont elle nous rendait compte. On perd tous de nos forces et cet épuisement n’efface rien du souvenir de la vigueur et de la ténacité quand l’un ou l’une parmi nous les exerce avec autant de roideur que de droiture. Grand-maman aimait faire des farces. Tous n’appréciaient pas. Elle en en riait sur l’instant et je l’entends rire encore. Sa vie témoigne pourtant que, si le rire fut parmi ses réponses, il n’aura pas été la seule. Entre éclats et composition. Mais personne ne devine absolument la suite. Vrai aussi en politique démocratique.

 

J’ose l’écrire, mais ne sais plus comment je lui en avais parlé. J’ai dû pourtant le faire, tout en discrétion sur ce sujet. Elle aura vu en nous des hommes libres. Ses exigences ne se vérifieront que dans un avenir désindividualisé.

 

La question jurassienne a connu un nouveau pic d’intérêt et d’activité durant le mois de juin 2017, avec cette ultime votation nous dit-on, à Moutier, ville où je suis né, qui a rejoint le nouveau canton. Deux générations plus tard. Les deux camps, l’ivresse, la tristesse, détermination, défaite, de l’autre et de soi. Grand-maman s’en serait réjouie. Elle aurait trouvé des mots forts et fermes pour dire sa joie qui venait de si loin.

 

1815, Congrès de Vienne, Pictet de Rochemont, nous avons sa statue à Genève, devant la tour qui abrite l’exécutif aux abords de la place de la Treille où se promenait l’enfant Rousseau. Pour des motifs religieux, les terres des pays environnants ont été laissées à la France qui n’en voulait guère, si je ne me trompe. Protestants, catholiques. On ne s’imagine pas. C’est à la même époque que les terres jurassiennes avaient été données à Berne pour compenser d’autres pertes, par quelqu’un dont je ne connais pas de statue, et dont j’ignore à vrai dire le nom. Grand-maman aimait son pays, la Suisse, d’un sentiment aussi vaste que profond, opposable à tous. Au sein de ce pays, elle avait ses villages, ses frontières et ce nom, Jura qui définissait le tout. Je m’éloigne et me rapproche, c’est le cours de la vie. Fallait-il ou non rester ?

 

Cette question-là se pose naturellement, comme un oiseau dans les ramures du verger et s’en va aussi vite, vrai ou faux, au-delà des horizons. Qu’avais-je dit ce soir-là ? Je ne m’en souviens pas. Mais les effets de la réaction de grand-maman agissent encore en moi, de façon embarrassante. Il était question de réprobation. Je devais être adolescent et n’avais pas la réponse. Peut-être est-ce arrivé plus d’une fois. « Infatuation de soi », l’expression m’était inconnue. Grand-maman levait le doigt, son désaccord emplissait l’espace. Le doigt et le regard.

 

Aujourd’hui, je n’ai pas toute la réponse, mais des éléments, une réflexion sur ce qui est insolent, arrogant, narcissique – ou désigné comme tel – et peut-être excusable, par insignifiance, banalité ou complexité. Son désaccord me sert, je ne dois pas si souvent transgresser ce principe de bonne éducation. Parfois c’est trop, tard, mais l’on peut en sourire tout en gardant, en héritage, cette exaspération légitime et vive. Les échanges subsistent, je m’y réfère encore, c’est si naturellement vivant, tant et aussi longtemps, aux mots, faits, gestes, regards et silences de cette femme qui fut ma grand-mère.

 

Le château suivant c’était Chambord. Références des siècles et des régions. S’y rendre c’est monter sur un paquebot, partir en croisière sur le François 1er, ajouter un étage à sa maison, s’ouvrir un accès à des générations, avoir de quoi rentrer au pays, parler à ses frères disparus. Nous y sommes facilement parvenus. Grand-maman buvait son voyage à grandes gorgées maîtrisées. J’étais plus retenu, soudain conscient du défilé de touristes. Et rétif à l’idée d’en endosser l’identité. Je me souviens m’être dit « tu visites Chambord mais l’amour te fuira ». C’était un peu bête de penser ça, là, à ce moment-là, mais c’est bien ce qui m’est venu à l’esprit, ou à je ne sais qu’elle autre part de mon être, et ce qui, d’une certaine façon, m’est resté de cette étape au château. Expérience de la vie. Grand-maman ne pouvait pas tout partager. Moi non plus. Souhaiter le meilleur, transmettre des forces, garantir le présent ou proposer à cette fin sa disponibilité, voilà tout ce que l’on peut faire.

 

Chambord, je ne l’ai plus en tête, sinon par sa blancheur. Je regardais les forêts par la fenêtre, il était question de chasse, de rois et de pouvoir. J’étais certains de rattraper un jour toutes ces dates, ces évocations, ces noms au milieu de l’Histoire et ne l’ai jamais fait. Plus chevreuil fuyant dans les bois, que ce roi-ci ou ce roi-là.

 

Grand-maman embrassait du regard un tout qui ne s’en laisse pas compter, mais qu’elle a dû impressionner. D’ici et de maintenant, pour se référer infidèlement, au titre d’un livre de Mitterrand, je lui reconnais une vraie puissance sur les instants. Il me plaît de le faire sans autre préoccupation que celle de l’acceptation. Etais-je ou suis-je ou non dans l’erreur ? De ces souvenirs, la force et la présence me suffisent et me reviennent comme un don qu’il est agréable de ne plus interroger. Une évidence biologique marquée par et pour la vie.

 

Nous avons repris la 2CV. C’était le troisième jour du voyage, il y avait une fatigue, il faisait beau. L’idée était d’avancer un peu, de faire de la route. Un nom de ville en tête pour s’y arrêter et s’y reposer. On quitte le fleuve, la carte en tête, l’après-midi touche à sa fin. Un moment comme un autre, lors d’une virée, et j’allais vivre, quelques instants aussi éternels que fuyants, en direct et par procuration. Nous roulons. Il y a des champs de blé. Le soleil se couche sur un début d’automne. Je devais être préoccupé. La prochaine étape, puis Paris, et ce qu’il y avait à faire et la vie, si quelqu’un m’attendait, ou autre élucubrations intimes de ce type. J’ai ouvert la demi-fenêtre pour fouetter ma fatigue. Le pays était clair. Il est vrai qu’il l’était, je m’en rendais bien compte. Grand-maman regardait vers le soleil, d’un silence extasié mais serein. Au-dessus du champ, une grande boule rouge que nous regardâmes en roulant. L’horizon devint sublime, une cérémonie de la nature, d’autres voitures nous croisaient, ça roulait, il fallait faire attention. Je ralentis et m’arrêtai dans un chemin que je voudrais d’ici mieux choisir. Avons-nous ou non fait quelques pas ? Je ne crois pas.

 

L’émerveillement de grand-maman devant ce coucher de soleil sur la Beauce, fut un instant magique par ce qui se passait à l’extérieur, qu’elle me désignait du regard, les images de la réalité d’un pays à un moment d’exception féérique, et, plus encore, par sa capacité à observer en souriant cette lumière exquise sur ce pays, l’un et l’autre enchanteurs, qui se présentaient à elle pour lui confirmer l’existence du beau et de la vérité. Le monde et soi, notre capacité à le vivre pleinement, comme un devoir existentiel, sans rien refuser, souvenirs pour elle de ceux, les siens, dont elle était, cette transhumance des âmes qu’elle me communiquait. Elle n’en voulait pas aux prédicateurs qu’elle remerciait au contraire quand ils avaient bien parlé.  Nous le vécûmes ainsi ce couchant, sans le texte, dans la force de l’instant qui, sans rien dire de sa furtivité, eut l’heur de se faire réel.

 

C’est un moment matériel aussi, le bruit, l’air dans les fenêtres, les voitures que l’on croise, la fatigue et la confiance faite au hasard et à l’égard aussi des roues et du moteur. Les lignes blanches, continues ou espacées, les panneaux, l’évocation d’un drame ou d’un accident, un risque avec ce tracteur là-devant. Ce qui peut arriver et ce qui va bien, les blés, ces étendues. Un autre pays, qui évoque la présence d’un fleuve et la proximité des océans, tous les ailleurs en un coup d’œil. Mais nous ne sommes pas marins, ni le pied, ni l’œil, juste des passagers de la 2 CV filant à travers la Beauce qui nous laisse des images classiques que nous n’attendions pas, scrutées d’un regard d’airain et d’innocence par grand-maman.

 

Les sièges de la 2 cv étaient vissés comme des chaises, spartiates, fins dans ce plastique d’artisans, plus rien à voir avec ce qui se fait désormais. J’ai peine à le croire, et donc à l’écrire, mais ils convenaient parfaitement. Grand-maman l’avait souligné et répété. C’était bien comme ça. Nous étions conquérants durant cette escapade et ce moment dans les étendues de blé fauchés de la Beauce aura constitué notre Amérique au sens où on l’entendait encore, nouveauté, surprise, possible vers les infinis.

 

L’étape de Chateaudun fut la plus banale ou vécue comme telle. Je me souviens de l’hôtel, en-dessous de la qualité de ce que nous avions connu jusqu’alors dans notre semaine, d’un début de migraine et de mon regard perdu sur l’horizon de la ville. Pas d’excitation, pas de déception. Une volonté de repos pour être disponible le jour suivant, après la Beauce, avant Combray.

 

Le lendemain matin, après un bref trajet, quelques routes, quelques villages, l’une ou l’autre idée d’anticipation du voyage, nous nous sommes retrouvés dans le Pré-Catelan. J’avais commencé la lecture de l’œuvre de Marcel Proust dont un libraire de Neuchâtel m’avait fait la présentation – un privilège quand j’y repense – en me parlant beaucoup d’Illiers, « le Combray de Proust ». La maison de Tante Léonie est encore là, ainsi que le Pré-Catelan. Nous y étions, assis sur un banc. Plus loin, sur un autre banc, se tenait un personnage auquel je refusai dans un premier temps de prêter attention. Etrange et dérangeant, il ne me permettait pas de prendre la mesure de ce lieu et de mieux encore entrer dans le monde de Proust. L’heure était sérieuse, la tâche essentielle. Grand-maman n’eut pas les mêmes préoccupations. Le personnage l’intéressait. Elle lui prêta joyeusement attention et engagea la conversation ou, plus précisément, le laissa venir à nous. Il n’était pas, à mes yeux, dans cette galerie abondante de portraits de « La Recherche », pas du tout. Il souffrait d’un fardeau que je ne peux décrire de mémoire. Solitude, rires, manières, visage, un homme dans la trentaine atteint dans son développement psychique ou très ralenti au plan psychologique. Nous avions des mots durs à l’époque – à l’exception de grand-maman – qui ne conviennent plus. Et la rudesse saumonée d’indifférence n’a pas disparu.

 

Elle lui sourit et s’en souviendra avec beaucoup de respect, amusée, non par la personne, mais par le moment vécu. Je n’ai pas dû être très sympathique à l’égard de cet homme, mais j’ai donné le change, quelques mots, une réplique de sa part, surprenante et il nous rejoint sur le banc. Je regarde les arbres, l’étang, m’imprègne de la tranquillité du matin, respire mon capital proustien, apprécie l’endroit, puis nous partons. Je n’avais que modérément apprécié le dérangement de notre voisin. Grand-maman au contraire en avait fait joliment l’évènement dont elle se souviendra, et qu’elle ne manquera pas d’évoquer, tout en convenant de la beauté du lieu. Si je m’en souviens, si « ça m’est resté », c’est bien par la générosité du regard de grand-maman à l’égard de notre surprenant interlocuteur valant une grande part de culture et bien plus encore, la vie ne cessera de me l’apprendre. Point de Swann, ni d’Odette, pas de narrateur, mais ce Monsieur qui amusa sincèrement grand-maman, en plaisantant avec elle, et me laissa un souvenir non-idéalisé d’une visite au Pré- Catelan qui devait se dérouler comme ceci et se déroula comme cela.

 

Nous avons visité la maison de tante Léonie et la Chambre de Marcel. Nous y étions. J’en ai conçu une importance que cette présence sur les lieux nous donnait. Un sentiment trompeur pour quelqu’un qui recherchait la culture et l’authenticité. A l’Ile de Saint – Pierre, au pied du Jura, nous avons la chambre de Jean-Jacques Rousseau durant le séjour qu’il décrit dans l’une de ses promenades. Son parfait et ancien bonheur de l’instant. Les chambres des grands hommes dans toutes l’Europe. Celle des grandes femmes s’entendaient alors comme chambre de la Reine. Je n’allais pas plus loin. Ne suis pas allé beaucoup plus loin. C’est à faire autant qu’à refaire. Avec le mot solitude pour les uns, les unes et les autres. Dans notre imaginaire, nous avons la chambre de Vincent, rouge et ocre, qui imprègne toute sensibilité solitaire confrontée à cette image. A Combray, nous y étions, se trouve la chambre d’enfance de Marcel Proust. En entrant, je fus saisi d’une impression de lourdeur. Le visiteur présent, l’auteur absent, curiosité, rencontre manquée, le visiteur s’en va, recalé, une sorte vertige. Excès de concordance des temps.

 

Grand-maman ne se gêna pas, s’avança et s’écria, « La petite Fadette de Georges Sand, le livre sur la table de nuit. Je le reconnais ». Je lui fis remarquer que cela m’étonnait, nous parlions de Proust, pas de la petite Fadette. Elle insista. Cela ne me paraissait pas correspondre (elle avait pourtant raison, c’est moi que l’ignorance tenait dans ses bras), et ne me sentis pas très à l’aise. Il aurait fallu faire apparaître l’auteur et calmer le prétentieux mal éclairé. L’œuvre de Proust me paraissait immense de beauté et d’intérêt, c’est bien sûr encore le cas. La vie aussi, dans le même ordre d’idée, ça s’est un peu estompé. Je comprenais mal que ma grand-mère vienne à cet instant-là nous parler de la petite Fadette que je ne connaissais pas, c’est toujours vrai, et qui surtout ne me paraissait pas apporter au débat le vrai plus culturel que mon impétuosité mentale exigeait.

 

Grand-maman a tenu bon. Et cela aussi est toujours vrai dans mon esprit. S’il existait un mot qui désigne à la fois l’esprit, le cœur et cette émotion secrète autant que silencieuse qui doit nous accompagner tout au long de la vie, je choisirais ici ce mot qui semble toutefois ne pas exister. Pas encore.

 

Dans la maison de Proust, le lieu de ses séjours d’enfance, grand-maman s’est montrée très curieuse et très fière. Bien qu’elle n’ait jamais lu cet auteur, personne ne lui en voudra, elle s’est d’une certaine façon montrée à sa hauteur. Elle était un personnage potentiel de « La recherche » – il ne l’aurait pas autant mal traitée qu’il l’a fait avec Françoise – c’est ainsi que je la vois, et un personnage réel de ma vie; c’est ainsi qu’elle ne me quitte pas, bien au-delà de son départ en 1996. Les pages de Proust sur la mort de sa grand-mère, je ne peux les lire que maintenant avec la distance voulue. Le passage sur la voix de la grand-mère du narrateur que, tout soudain, il ne reconnaît pas au téléphone et tous les paragraphes à forte prégnance psychologique qui s’ensuivent, je les lis aujourd’hui avec bonheur et intérêt, mais sans confusion intellectuelle ni émotionnelle, dans le texte et entre les personnages.

 

C’est un travail. Il a son génie. Je me contente, dans la réalité et dans l’absolu, du privilège de le lire et de quelques exercices d’écriture dont celui-ci. Il avait sa grand-mère, j’ai aussi naturellement perdu la mienne. Le temps, dont il décrit le passage et ce qui pourrait nous en rester, le temps, nous laisse encore un peu de place pour les mots, les souvenirs, et les mouvements de la pensée, du corps en action et des émotions. J’avais lu à grand-maman cette fameuse première phrase de la recherche qui commence par « Longtemps, … » et d’autres qu’elle a semblé apprécier sans toutefois manifeste aucune volonté de s’y engouffrer.

 

Les grands de ce monde ne l’effrayaient pas. Elles les tenaient à distance tout en prenant acte de leur puissance. Mona Lisa, le nom de la Joconde, c’est un boulevard des temps modernes sur-fréquenté, qui ne dit plus rien, que l’excellence, le génie ici encore, d’une œuvre et la récurrence de sa représentation. Était-ce ma sensibilité d’enfant, ce devait l’être, et ça l’est peut-être encore, ou son talent pour l’évocation, mais ce prénom me revient à l’oreille, tel que prononcé par grand-maman avec le sentiment tout naturel que Mona Lisa pourrait venir nous dire bonjour un de ces soirs. En très grande Dame qu’elle devait être. Avec Proust, il n’en allait pas de même. Elle était contente de la visite et de ce qui lui sera resté. Elle s’en remettait à mes goûts et mes projets de lecture, sans toutefois accorder à ce grand écrivain – auquel elle préférait Victor Hugo, qu’elle connaissait de façon beaucoup plus concrète, notamment par le feuilleton radiophonique « Notre Dame de Paris » inspiré de son œuvre, qui lui plut beaucoup et dont elle me parla souvent – une présence aussi familière que d’autres personnages de sa galerie, nous en avons tous une, prêts à bondir et à servir à tout instant dans une vie. Je vois ici son sourire et celui de la Joconde sur mes phrases proustiennes, donc maladroites pour qui n’est pas lui, ou de l’un des pasticheurs qui font mine de le connaître encore.

 

Nous poursuivîmes vers le soir, après Combray, pour arriver à Paris. Chartres, les routes nationales, et l’entrée de Paris. Dans cette 2cv, à tort, vraisemblablement, ou à raison, acceptons-le comme tel, je me sentais conquérant. Ce devait être, la première fois, que grand-maman se rendait à Paris. Depuis trois ou quatre ans, j’avais découvert, le quartier latin et nous avons trouvé un hôtel « vers le Luxembourg ». J’entretiens depuis lors le souvenir, c’est étrange, d’un hôtel Lutetia. Mais en vérifiant, ce n’est pas du tout ça. Erreur de mémoire, faux souvenir, que sais-je ? Nous avions pourtant beaucoup parlé de cet hôtel pour avoir passé devant et peut-être avions-nous atterri ailleurs. Vers l’Odéon, la place, le théâtre, là j’en suis certain. Si grand-maman répétait ce nom, Lutétia, il me semble qu’elle l’a fait, c’est qu’elle devait en avoir entendu parler souvent. En 1981, eh non, je ne savais pas pourquoi.

 

L’histoire, telle qu’elle l’avait vécue dans sa vallée, par sa radio, son savoir, acquis et ressenti. Si je pouvais le lui dire, maintenant, ce savoir, je le considère comme immense et valeureux. Les grands personnages et les évènements qui font le monde, en levant la tête, en étant attentive, elle avait su les absorber beaucoup plus que je n’ai su le comprendre et le respecter. Au cours de la vie on se fait de branche en branche écureuil de sa propre réalité et de celle de toute la forêt, à portée de regard et de sautillements. Ces petites bêtes ont d’immenses mérites existentiels dont celui d’avoir émerveillé grand-maman.

 

J’avais osé un soir chez elle lui demander, sans je l’espère, et c’est un vœu pieux et tardif, trop de maladresse, si les personnes qu’elles avaient perdues, ses parents, son frère, étaient très présentes en elle. La résonnance tranquille et limpide de sa réponse me sidère encore. Ils étaient là, je ne les connaissais pas, vivants dans son esprit et son corps, proches, animés, inoubliables. Grand-maman a beaucoup veillé, la nuit, le jour. Dans tous les sens du terme. Elle l’a fait avec une tranquillité de début et de fin d’univers. Où trouvait-elle sa force ? Pas une semaine, par une circonstance découpant dans mon esprit les évidences de l’effort humain, sans que je revienne à cette question, la voir remonter la route pavée vers sa maison, porter ses commissions, avoir parfois courbé le dos dans l’effort, mais jamais le regard. Je ne suis pas le seul à éprouver cette sensation constante de force vécue par une autre personne proche avec un sentiment de message et de transmission. C’est peut-être même courant, banal. Sa force dans la vie, et devant elle, toutefois ne le sera jamais. Tu es et je te vois. Tu n’es plus et je te vois. Et ainsi d’aucune suite sinon de toi.

 

Elle a puisé elle aussi, je le sais, je l’ai vue, chez d’autres personnages. De ses parents, je ne sais pas grand-chose. Son père mort de la grippe espagnole alors qu’elle avait six ans, – 1919 donc – son frère qui fut maire du village, un politicien, un industriel, un jeune prometteur dans le village, vif parlant et portant bien. Mais c’est dans l’histoire, le savoir, les mythes qu’elle a trouvé ses exemples incarnés qu’elle voulait grands et forts. Un amour de la puissance, celle qui domine pour protéger et instruire.

 

Leonard de Vinci était son ami elle en parlait avec un vrai bonheur, celui de savoir qu’il avait vécu et crée. Elle s’arrêtait à un certain degré de connaissance et ne voulait pas aller au-delà d’un réel rassurant. Elle s’était ainsi, dans un autre contexte, étonnée du fait que l’auteur des « Misérables » ait eu autant de maîtresses. Un documentaire radiophonique lui avait permis d’en prendre mieux conscience. Cet étonnement, que je n’avais pas partagé sur l’instant, aussi m’a aidé. Leonard de Vinci était celui qui a peint Mona Lisa. Un homme capable de donner vie par la peinture à une femme aussi belle, aimante et distante, proche et pénétrante tout en étant secrète devant laquelle femme et hommes s’interrogent. La Joconde était dans sa chambre, une superbe reproduction (je la vois comme telle). Toute le monde en parle, elle est l’effigie mondialisée, c’est à ne plus l’évoquer. Mais en silence, en subconscience, dans la lumière matinale ou les ombres du soir, elle et grand-maman se sont beaucoup parlé.

 

A l’étage de sa maison, elle s’était installée une télévision au début des années septante. Elle avait mis du temps à s’autoriser à la regarder et limitait cet abandon, elle a dû le considérer comme tel, aux nouvelles et aux débats, ne disposant que d’une seule chaîne, la télévision suisse romande. Je me souviens du téléjournal du premier de l’an 1970. Roland Christen, Gaston Nicole, José Ribeaud. Les journalistes accompagnateurs. De mémoire, ce journal du nouvel an était présenté par le dernier nommé (qui était jurassien et amoureux de son pays, je ne le comprends que plus tard à la lecture des chroniques qui font suite à son décès). Toute cette nouveauté, et ces évènements, sempiternels soubresauts du réel, le début des années septante, grand-maman venait d’avoir cinquante-six ans. Il faisait froid. Il devait y avoir de la neige.

 

Si tout est faux, tout est vrai, comme l’était mon sentiment de passage d’une époque à l’autre, l’instantanéité, le devenir, et les récurrences futures, celles de l’antériorité. Je ne l’exprimais pas ainsi à douze ans, seul devant la télévision alors que grand-maman préparait à manger, mais l’ai assez exactement ressenti alors pour, aujourd’hui, l’exprimer par ces termes a peu près choisis. Le bruit à l’extérieur, venu du village, le calme aussi, les flocons, quelqu’un vient, fragilité des jours, ces pétales de fleurs tombés. Il y aura d’autres nouvel-an, mêmes et différents. D’autres périodes de vie, d’autres sentiments de puissance, de possession et de potentialité, avec en soi une propension à l’enchaînement, la suite, le tout de suite. « Vous pouvez mettre ça là ».

 

La décennie suivante, elle s’est autorisée à beaucoup s’amuser d’une série télévisée : Starsky and Hutch. Je m’en étonnais, plus réticent – là encore « aurait pu mieux faire » – alors qu’aujourd’hui cela m’amuse d’y penser. Ces deux-là reviennent en force ai-je lu récemment. Elle les trouvait drôles, leur complicité, cette façon de tomber sur le capot des voitures, leurs mimiques et leur humour de circonstance, un premier degré à l’infini du présent dans le quotidien policier. On me demandera encore si j’aime les séries et j’esquiverai à ma façon en omettant de préciser que je ne possède plus de télévision, mais Starsky and Hutch, je connais, je suis parti en mission avec eux, j’étais jeune adulte et grand-maman prenait plaisir à m’en parler.

 

Il y avait de la circulation. Chartres, par la départementale, puis l’arrivée à Paris, ce devait être un vendredi. J’en garde un souvenir ravi, nous réapparaissions dans le flux civilisé, quelques ralentissements, et ma 2 CV s’est faufilée sur les bords de la Seine, Quai Kennedy. J’avais éprouvé, c’est ridicule, je le sais bien, plus encore avec le temps, mais j’avais éprouvé, et l’éprouve encore en l’écrivant une certaine fierté à l’idée, réalisée mais restant une idée, celle de permettre à grand-maman, d’arriver dans Paris, sans embûche par le Quai Kennedy. Le nom, probablement, un quai à lui, ce qu’il a pu représenter, plus que le portrait sur assiette trouvé « Dieu sait où » que grand-maman avait affiché dans son salon, l’hommage ainsi rendu à un homme assassiné qu’elle n’a, je crois, jamais démystifié. Je n’ai pas non plus, pris le temps de le faire. L’air frais de ce soir de septembre, la présence de la Seine, nous étions arrivés et nous avions accompli un voyage, ma grand-mère et moi, à ce moment-là de la vie. Le quai se déroulait sous nos modestes mais solides roues, les routes se souvenaient de nous, nous y étions et nous savions par où nous étions passés. Elle surtout.

 

J’étais, à cet instant précis, maître d’un monde en devenir. J’allais connaître les noms de tous les ponts, les rues, les livres avec lieux de naissance et de mort des auteurs. Rien n’était trop haut et les siècles attendaient de m’en dire plus. Grand-maman n’était pas dans cet état d’esprit, ses conquêtes étaient concrètes, à chaque seconde de sa vie, le fleuve qu’elle connaissait et regardait paisiblement, qui était au rendez-vous. Notre-Dame, qu’elle allait apercevoir, non « peut-être une fois si l’occasion se présente », mais sur le vif, d’un instant à l’autre.

 

« Notre Dame de Paris », un lieu, une référence, un feuilleton radiophonique, un roman de Victor Hugo, une cathédrale à Paris. Casimodo, un nom qui dit tout, dont je ne sais rien, un personnage de l’enfance. Nous participons tous, à bien y penser, à une mythologie. Des histoires transmises entre nous, en famille, entre familles. Casimodo, me parle autant sinon plus que les Titans. Mythologie grecque, sumérienne et autres, mais pas seulement. Par un mot, un nom et le souvenir de l’animation que le seul fait de sa prononciation provoquait sur des visages familiers (dont celui de grand-maman), nous créons des références significatives, qui se présentent en nous et à nous constamment. Je ne pourrais pas refaire aujourd’hui une telle entrée dans Paris. Mais le pourrais-je que la part mythique serait toujours prépondérante et ne le serait-t-elle plus, que seule l’expliquerait l’absence d’intérêt pour la vie et le monde. Tant qu’il y a un intérêt, une demande de connaissance, c’est le mythe qui domine l’esprit. Au cours d’une vie, nous pouvons faire les efforts utiles pour nous en libérer. La raison s’interpose, puis se nourrit, s’interroge, et cède encore à un savoir mythique. C’est vrai pour tout ce à quoi l’on croit et ça l’est tout autant pour le refus de croire érigé en faux savoir absolu. J’ai ainsi parfois le sentiment qu’après une phase d’apprentissage et de connaissance pouvant être qualifiée de culturelle, tout devient mythologique.

 

Je n’ai jamais vu la Tour Eiffel aussi gracile et joviale que ce soir-là. J’aurais envie d’écrire qu’elle aussi nous voyant arriver est allée faire un tour dans Paris. Mais ce n’est peut-être pas vrai. Je ne peux ainsi l’affirmer comme il ne m’est pas possible de dire si c’est la première fois que grand-maman visitait Paris. Il me semble que oui. Mais je suis facilement dans l’erreur en affirmant des faits de façon spontanée. Grand-maman ne m’en tenait pas rigueur. Je me suis toujours senti par elle encouragé à « continuer comme ça ». Confiance toute personnelle et générale. Entre affection et amour. J’y voyais une demande et un soutien de comportement et d’évolution. Sans que j’en sois redevable, sinon à l’occasion de respirations lentes et de pensées ralenties qu’il m’arrive de tenter.

 

Il y avait dans sa maison, une photo d’artiste, prise par l’ami de l’un de ses neveux, ou le neveu-même, en noir et blanc, un petit diable ailé de pierre regardant la ville. J’ai en tête encore, par analogie probablement, le nom, Casimodo. Une voix à la radio. Grand-maman a dû beaucoup regarder cette image, longtemps accrochée dans son salon, qui comportait sa part de réalité, de mystère et de profondeur nous faisant rêver. Elle était d’une humeur régulière qui lui permettait de dépasser sans les regarder tous les petits diables perchés aux alentours, fût-ce sur la Cathédrale la plus célèbre du monde, mot à mot reconstruite par Victor Hugo qui, comme Kennedy quelques autres, reposait dans son panthéon personnel et pour partie secret.

 

Jean Valjean aussi fait partie de ma mythologie plus que de ma culture. Grand-maman me l’avait présenté avec un respect dont je ressens encore la force. Puis, par ricochets, l’évocation du personnage par tant d’autres personnes, à tant d’autres occasions durant l’enfance, en ont fait un juste pour la vie. La référence, certes, s’éteint, perd de sa superbe selon les interlocuteurs ou les milieux. Il essuie, lui aussi, quelques commentaires, mais son existence originelle, dans beaucoup d’esprits dont le mien, due au prestige qu’elle avait acquise dans le cœur de ceux qui nous l’ont transmise, n’a pas perdu une once de valeur. Le bien et le mal nous livrent leurs parts de réalités et de variabilités au cours des ans. Ils nous réservent des surprises dans leur dévoilement et de l’effroi, pour le mal exclusivement, qu’il faut ici distinguer et isoler. Quelle que fût son incarnation, sa mise en image, Jean Gabin, en 1958, puis Lino Ventura, 1982, Jean Valjean venait du bagne. Il allait se comporter d’une manière que Victor Hugo et grand-maman ont voulue juste, voire admirable, et reconnue comme telle. A titre d’exemplarité et de défi, s’il devait persister quelque mauvaise volonté ici ou là dans le monde.

 

Le souvenir de ces deux jours à Paris s’est disséminé. Nous avions fait le même soir des détours dans la ville. J’étais son guide et la 2 cv notre attelage. Nous étions de tous les siècles et de toutes les sociétés, de passage avec la possibilité de toucher du regard les lignes d’horizon. Je n’avais pas éprouvé de grandes sensations, quelques années auparavant sur les manèges, chez les forains, mais ce premier soir avec grand-maman dans Paris toutes les images rêvées étaient, sur le champ, réalisables et réalisées. Le réel, la féérie et le fantastique ne nous manifestaient aucune hostilité et, chacun dans nos vies différentes et différées, nous les avons traversés en traversant Paris. Les instantanés me reviennent. La recherche des mots crée, recrée ou donne simplement accès à des images, dont celle de la 2cv qui fait le tour de la Place de l’Etoile, l’une illuminant l’autre.

 

Je lui racontais les années vingt, les trente dont pourtant je ne savais rien – et c’est encore vrai, sous réserve de quelques à peu près – pas la guerre, mais Saint-Germain des Prés, j’en revenais. Si elle l’avait souhaité, nous aurions pu y retourner. Je n’ai dû être très fou qu’en moi-même. Grand-maman était sereine à mes côtés, confiante et cette confiance est un métal des plus purs qui m’ait été confié. Les images, les avenues, les perspectives, les noms, l’exceptionnelle normalité de ces endroits. La 2cv a aisément trouvé une place. Je dirais, rue de l’Ecole de médecine. Un Dieu, le Président, une bonne âme ou le monsieur du Pré-Catelan, quelqu’un avait dû nous la réserver. Grand-maman l’aura remercié. Par avance autant que par reconnaissance.

 

 

Plénitude de l'absence

4

 

La visite de la ville ne me laisse pas de souvenirs précis. Peut-être l’arrivée vers Notre-Dame, la nuit. Nous marchons vers la Seine. A un coin de rue, la cathédrale apparaît dans sa lumière. C’est important et le pas suivant le devient aussi.

 

On peut voir Notre-Dame et être fatigué, penser à autre chose, n’avoir pas éludé tous les mystères, en désirer de nouveaux ou tous les abstraire. Huit ans après, j’allais vivre le même instant avec ma mère. Etre allé à Paris, c’était immense. Notre-Dame l’était aussi, puis se faisait plus discrète et laissait enfin quelque place dans nos émotions et nos esprits. L’image qui sans cesse me revient est celle de grand-maman dans l’une des grandes galeries du Louvre, devant les très grands tableaux, le « Radeau de la méduse », de Géricault, le « Couronnement de Napoléon » par …,  il me faut  vérifier.

 

Grand-maman avait comme changé de personnalité tant elle était attentive. Elle avait ici rendez-vous avec l’histoire. Celle du monde et la sienne. Majuscule, minuscule, les deux à la fois. Je ne pourrais plus dire, pas à sa place en tout cas, ce qui pour elle méritait une majuscule. Elles sont en moi ses majuscules, dans les silences plus que dans le langage. Pluies, soleil, chaleurs et grands beaux. Elle nommait, pour mon grand plaisir. J’entends aujourd’hui les sons de ses mots par d’autres voies, en m’arrêtant dans la rue, en me retournant, ou plus simplement allongé, l’index sur les lèvres. Elle regardait les tableaux, faisait de plus petits pas pour aller vérifier les notices explicatives au bas de ceux-ci, puis reprenait de la distance et levait la tête à nouveau.

 

Je regardais cette scène à mon tour stupéfait. Elle m’avait oublié, dévorait ces secondes, était à la hauteur de l’instant. J’ose à peine l’écrire, ou plus justement, c’est parce que je l’écris que j’ose l’observer, elle intimidait les personnages, les artistes et les siècles. Un dialogue s’instaurait auquel je n’étais pas invité. C’est étrange bien sûr, d’avoir éprouvé cette sensation et développé ce souvenir. Le début d’un vrai décrochement psychique. Jusqu’à vingt-cinq ans, le jeune homme peut connaître des mouvances en lui. Ensuite, nous serions plus solidement structurés, pour ceux qui en ont réchappé, avec blessures et failles, mais structurés. D’autres mots conviendraient, sans doute, mais “structuré” a gonflé ses voiles dans les flottes verbales et sociétales – autre nouveauté – depuis que nous sommes allés à Paris.

 

Grand-maman abordait le tableau suivant. Petits pas, lecture, on revient et l’on toise les siècles avec admiration sans perdre un brin de sa personnalité. Je ne regardais plus les tableaux et me suis impatienté, l’ai beaucoup et souvent regretté. Ces grandes galeries me fatiguaient, et je ne comprenais pas que grand-maman entreprenne ce travail culturel de fourmi. L’idée, pas très simple à développer, et je n’y suis au reste jamais parvenu était de distinguer approche culturelle et tourisme. A Chambord, je n’en avais pas été gêné. Mais au Louvre c’était différent. Si la scène se déroulait maintenant, sûr que je ne perdrais pas patience. J’attendrais, chercherais les toilettes, regarderais, resterais à distance, engagerais quelques réflexions ou songeries. Je ne pourrais partager sa contemplation car elle souhaitait vivre par elle-même, dans toute sa densité, sa rencontre avec certains grands de ce monde. J’ai dû la laisser un moment dans cette galerie, convenir avec elle d’un endroit où se retrouver.

 

J’ai accéléré le pas. Ce doit être à l’étage que se trouve le portrait d’une jeune femme par Emile Deroy dont il est dit qu’il aurait inspiré Charles Baudelaire lorsqu’il écrivit « A une mendiante rousse ». Lors de mes premières visites à Paris, j’avais pris rendez-vous avec ce tableau, souvent dans la précipitation et une certaine confusion d’esprit. Le poème que j’avais lu avec attention et un début de pertinence ou d’intuition, en poésie il y a moins de frontières, était « A celle qui est trop gaie », l’un de ces vers surtout, en prêtant moins attention aux trois dernières strophes, terribles, qui ont valu à ce poème de figurer parmi ceux que la justice avait interdits.

 

Dans une sorte de decrescendo, Baudelaire chante l’émotion amoureuse « ta tête, ton geste, ton air », répète le mot beauté et l’applique à paysage, puis le visage, la fraîcheur « dans le ciel clair ». Le jeune homme a d’heureux jours devant lui. Puis ça se gâte, du « passant chagrin » que frôle « celle qui … », le poète en vient à la santé jaillissante, à la clarté, au retentissement des couleurs, à l’image d’un ballet de fleurs, pour en arriver à « folle dont je suis affolé », de quoi être inquiet, et tous les mots du poème avec ces vers qui alors m’inspiraient et me troublaient.

 

Un véritable embarquement vécu intérieurement pour je ne sais où dans le défilement des petites galeries. La musique de ce poème de tout temps, m’est revenue, « Quelques fois dans un beau jardin, Où je trainais mon atonie, J’ai senti comme une ironie, Le soleil déchirer mon sein ». Grand-maman était réservée quant à mon intérêt pour Baudelaire. Elle n’éprouva pas, lorsque je lui lu ce poème en prenant un café devant le Jardin du Luxembourg (juste un extrait, vraisemblablement pas les dernière strophes), la même joie qu’elle manifestait  en évoquant déjà Vézelay, le coucher de soleil sur la Beauce ou les maîtres du Louvre.

 

Nous nous sommes, je crois, baladés au Jardin du Luxembourg et je lui ai présenté le buste de Baudelaire en lui parlant un peu du peu que je savais de lui. Les titres, quelques strophes, « Elévation » et ses problèmes avec son beau-père. Le fait aussi qu’il fut un homme mélancolique, sans pouvoir en dire plus ou mieux le dire. Silence de grand-maman. Respectueux pour Baudelaire, plus inquiet pour ma jeune personne. Mais elle me fera confiance.

 

Avons-nous vu ensemble l’ « Atelier du peintre » de Gustave Courbet. Je dirais plutôt que oui. C’était avant l’ouverture du Musée d’Orsay. L’ « Atelier du peintre » devait être exposé au Louvre, ou me suis-je limité à lui présenter une illustration? Baudelaire avait regagné à ses yeux quelques gallons étant présent sur ce tableau, bien que triste pensif, presque recroquevillé sur lui-même. Le peintre et le poète s’étaient connus et fréquentés. Je pouvais poursuivre mes recherches et en parler à grand-maman. Ce n’était plus seulement de la mélancolie ou « du mal » comme les fleurs (ce titre n’était pas fait pour lui plaire), mais l’histoire, de France, d’un autre siècle, du savoir. Des forces en plus.

 

C’est une des vertus de l’écriture, de l’acte d’écrire, mes doigts s’en aperçoivent à l’instant, faire revenir à soi des idées issues du réel, aller les chercher et les traiter aussi justement que possible. Entre honnêteté et richesse du vrai, indéfinissable, mais vécu ou ressenti, parfois je ne fais plus le tri. Nous avons en effet complété ensemble au Louvre –  j’y retourne à l’instant , sans aide aucune, virtuellement – notre découverte de Courbet qui prenait une autre dimension à ses yeux en étant à ce point fameux jusque dans la capitale.

 

Grand-maman faisait le même voyage que lui un peu plus d’un siècle auparavant. Elle connaissait le « Monsieur », à qui l’on dit « bonjour » sur un tableau qui s’est révélé à elle comme aux autres visiteurs par tant d’images si variées, issue d’un réel accomplissement personnel, ayant exigé de l’artiste un incommensurable travail. Ce tableau de lui jeune avec le chien noir et le regard qui, bien que vif, l’était, noir, tout autant. Une galerie, c’est le cas de le dire. Une stature, une action, un parcours, avec ses œuvres pour témoins. On n’échappe pas plus que lui a un épisode déterminant de son existence, l’artiste fier mais déchu se retrouvant emprisonné pour avoir mal agi à l’endroit d’un édifice napoléonien.

 

Il est venu mourir en Suisse non sans avoir avoir peint quelques somptueux couchants sur le Léman, vivants dans mon imagination et celle de grand-maman. De Courbet, nous pouvions parler autant que je le souhaitais. Je l’entends me questionner à son propos, me repousser dans les derniers retranchements de ma faible connaissance qui par ce dialogue trouvait de quoi évoluer un peu. Toujours vrai, ici aussi. Derrière ses barreaux à Sainte-Pélagie (devant, sur le tableau), son désarroi, son salut à la mer, ses rencontres, hommes, femmes, visages, émotions, couleurs, nature, morte. Tant de la toute la vie.

 

La présence de Baudelaire dans l’existence de Courbet est établie, ne serait-ce que par le tableau dans l’atelier, que je regardais comme s’il s’agissait d’une scène vivante, restitutive de cette ancienne réalité sociale et artistique dans Paris. On peut lire en 1855 chez Baudelaire journaliste parlant de « M. Courbet » que « lui aussi est un puissant ouvrier, un sauvage et une patiente volonté (…) » et que le « sacrifice héroïque » que d’autres font en l’honneur du beau, « M. Courbet l’accomplit au profit de la nature extérieure, positive, immédiate ».

 

Je n’ai pas lu ces lignes à grand-maman devant le Luxembourg ou lors d’un repas place de l’Odéon. J’aurais pu le faire. Elle aurait écouté. Mais je ne les connaissais pas. J’en étais resté à la présence du poète en bas à droite de « l’Atelier ».

 

Les discussions allaient bon train, les silences étaient agréables. Je n’en reviens pas. Les rêves de grand-maman étaient pour elle et pour moi précieux. Elle a su se contenter de peu et ce voyage était un plus auquel elle prenait part avec à-propos et justesse. Science naturelle.

 

La 2cv nous offrit un tour de la place de l’étoile, une descente des Champs-Elysées, les ponts de la Seine, une fois, deux fois, et un arrêt, une place de parc trouvée, vers les boutiquiers. Une discussion dans la voiture, un échange constant, je peine à y croire rétrospectivement, à accéder à cette réalité  passée que j’ai pourtant ressentie avec tant de forces profondes auxquelles je  ne peux revenir désormais que  par touches cognitives ou émotionnelles.

 

Elle avait son Paris, sa représentation de Paris, tout ce que l’on peut en dire au cours d’une vie, dans le Jura ou ailleurs. Je crains encore les clichés et les lieux communs, et les craignais déjà, tout en acceptant qu’ils intègrent la réalité et permettent d’en rendre compte, pour celui qui reçoit et celui qui observe. Avec les années cette réalité cède le pas à mille autres, elle est aujourd’hui pixelisée. Le Paris de grand-maman, son monde – elle ne voulait pas de l’univers, ne s’y attardait pas – avait une consistance qui ne me sera pas apparue. Une part de manque, une part de rêve et d’intériorisation du réel, une part de vigueur animée qu’elle aura su garder pour elle et révéler par sa seule présence que j’ai tant appréciée. Donnée et reçue. Je ne m’attendais pas, tout au long de la vie, à une telle plénitude de l’absence.

 

Son Paris récent était celui de Francis Lemarque dont la chanson a dû passer souvent à la radio. Il ne peut en être autrement. Brel et ses prénoms, Ferré à Paname. Elle a toujours écouté la radio et leurs chansons ont fait partie de son univers. « Sous le ciel de Paris s’envole une chanson », Piaf et Montand. Aujourd’hui encore, je me suis laissé envahir par cette chanson. Edith Piaf et Yves Montand.

 

Le duo, le couple. Sur les ondes et dans la presse, dans la conscience collective. Piaf était la chanteuse que ma mère aimait dire qu’elle l’aimait. Toutes les forces et les blessures du personnage. Une présence médiatique que l’on peine à s’imaginer, nécessairement différente. Le talent désespéré et une vie qui s’en va brillante et délétère.

 

Ce que l’on dit de Piaf dessine qui l’on est devant la puissance et les affres de l’amour qui « ne s’explique pas ». A et de Paris : Piaf.  Avec Montand, ils ont chanté le même ciel, avec la même emprise sur eux-mêmes et tant d’instants d’autrui, alors et aujourd’hui. Images peintes et repeintes. Vies absolues à forte connotations sexuelle, s’agissant d’amour, « mais toi t’es le premier, mais toi t’es le dernier, avant toi y’avait rien, après toi ya plus rien ». Si fabuleusement chanté pour un autre. Grand maman les aura entendus avec admiration et distance, en suivant leurs parcours de vie. Le vécu amoureux d’Edith et Yves, entre eux et avec d’autres confirmait toutefois ou annonçait la difficulté d’aimer longtemps et sereinement dans nos sociétés.

 

Et avant les années cinquante ? Je m’y perds, c’est perdu. Quel était le Paris imaginaire de grand-maman ? Entre deux guerres. Les mots. Pas encore de son radio. Le Paris, probablement, dont elle parlait alors en famille est aussi celui auquel elle a souri lors de ces deux jours de visite dans la capitale avec l’un de ses petits-fils qui s’est piqué de refaire par écrit ce trajet et les circonvolutions qu’entraîne   le  souvenir.

 

A un endroit précis, je crois avoir éprouvé un sentiment d’entre deux époques, de balancement. C’était une impression, une discrète sensation de rencontre, de conflit entre elles des couches du temps. Nous passions sous la Tour Montparnasse, immense et frêle, presque brinquebalante, amenée d’ailleurs, jamais vue par ceux du dix-neuvième. Récente et perdue dans son avenir. Un gratte-ciel comme à New-York mais pas d’ici. Quelqu’un lance des flèches sur la terre. C’est la première, mais elle ne tiendra pas. Le futur ne regardera ni le sol ni le ciel, il s’ancrera dans l’horizon. Le début des années quatre-vingt, celles qui devaient me rendre mature et voire grand-maman avancer dans l’âge, était porteur d’une puissance qui finalement ne s’imposerait pas.

 

Mitterrand, une pyramide dit-on, toujours pas de guerre, moins de tensions. Un âge étrange devait advenir, s’ancrer, et les quartiers de pierres et de bois qui allaient disparaître. On change la perspective, le matériel, les âmes et la nature des choses. C’était un sentiment et l’on doit se dire que c’est devenu réalité.

 

Starsky et Hutch ont fait du bon travail, mais les voitures transformées en monstres numériques et vainqueur se sont mises à marcher sur deux pattes. On voit quelque chose comme ça dans les publicités. Futurs petits-enfants de Goldorak . Nous sommes repassés devant la Tour Montparnasse avant de quitter Paris. Il faut écouter ses sensations d’inconfort ou de malaise. Elles prédisent l’avenir. C’est le marc de café de notre corps. Ce n’était plus Paris et ça ne l’était pas encore.

 

Le discours de Robert Badinter, devant l’Assemblée nationale a été prononcé le 17 septembre 1981, nous venions de quitter Paris. Grand-maman ne parlait pas de Badinter. Elle doit avoir connu son existence dès ce moment-là. Au retour, peut-être.  Un ministre de Mitterrand, une promesse de campagne présidentielle courageusement tenue. Elle m’avait, il est vrai parlé de Sacco et Vanzetti. Précieux, cet acte d’écriture qui permet de fouiller en soi. S’appauvrir de ce qui ne serait pas le meilleur, ne pas renoncer à le définir. Parmi les hommes remarquables qu’elle aimait citer, mieux dont elle s’est inspirée, j’aurais défendu cet avocat illustre, devenu Garde des sceaux et défenseur efficace de la peine de mort. Je n’aurais jusqu’à ce jour pas nommé grand monde. Bill Gates peut-être, non pour ses mérites, mais pour le gigantisme de sa puissance et ce que gigantisme dit du monde depuis que nous sommes, ensemble avec grand-maman, passés sous la tour Montparnasse avant de dire adieu à Paris. Elle aurait insisté sur Obama, d’ici je l’entends. Personne d’autre probablement sinon une surprenante référence que je ne sais deviner.

 

Elle aurait 105 ans, ajouterait que ce n’est plus son temps et je devrait lui donner raison.  De Badinter, je lui en aurais parlé avec plus de succès que je ne l’ai fait pour Baudelaire. Hauteur d’esprit et de vue. Capacité à donner à chaque mot écrit et prononcé un sens vif et pénétrant : « Demain grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube sous le dais noir, dans les prisons françaises ». Badinter eut ces mots audacieux devant l’Assemblée. Il avait, cinq ans auparavant, devant la Cour d’Assises de Troie, défendu en lui évitant la peine capitale – « tout condamné à mort aura la tête coupée » – un assassin d’enfant, qui fit toutes les unes révulsées. Nombreuses sont les occasions où un interlocuteur de rencontre me fait devenir Badinter en m’opposant ses réticences. Je bafouille et le plus souvent refuse ce jeux. Cette confrontation dans la nuit sidérale de l’esprit en nos actualités. Micro et macro.

 

L’affaire insoutenable était connue de tous. Badinter y revient superbement dans « L’abolition » en racontant l’exécution de Roger Bontemps, le 28 novembre 1972. Il avait salué son client avant la mort et avait assisté à son exécution. Je me réjouis des progrès qu’il nous a fait accomplir en droit et l’on pourrait ici ajouter en vérité, très rare perspective. En 2015, trois jours avant les attentats de novembre à Paris, j’ai assisté à Genève à une conférence de cet homme, né en 1928, qui a parlé du terrorisme et de la loi. La violence partout et la ténacité d’un homme, l’assise nouvelle et la profondeur qu’il donne à chaque mot. Oui, grand-maman, je t’aurais beaucoup parlé de Robert Badinter et je crois que cela t’aurait intéressée.

 

Certains voyages retours insistent en moi comme s’ils étaient à faire ou qu’ils n’en finiraient plus. Ce n’est pas l’éternel (Nietszche dont je n’avais pas entamé la lecture en 1981) mais le persistant retour. D’Inverness à Lausanne en train, novembre 1978, une histoire de franchissement de limites, Highlands, Ecosse, Angleterre, Nord de la France, Belgique, Suisse et de frontières que me suggéra une aube automnale. Un autre en avion depuis le Portugal en 1988 que tant de voyageurs ont fait si souvent, ou ce retour par la route depuis Valence en 2006. Ceux par lesquels on recommence, achève ou entame des moments de vie. Changement de voyageurs, terres rouges, frontières invisibles, l’Europe qui s’éveille et se rendort, un horizon à dépasser, des lieux à retrouver. Le trajet Paris-Jura avec grand-maman, ce qui s’y passa dans ma tête, les émotions véhiculées, n’en finit pas, bien qu’il se déroula simplement, sans ennuis. Nous nous dîmes au revoir et si, je l’ai revue souvent, notamment à l’occasion de quelques autres et plus brèves escapades, ce retour depuis Paris demeure un adieu. C’est ainsi que parfois, dans ma poitrine, je refais ces kilomètres. « Intérieur jour ».

 

Grand-maman avait une culture biblique. Elle prit soin à quelques occasions, sans insistance et non sans finesse de m’en faire partager certaines aspects. Le plat de lentille, la drachme perdue, David et Pons-Pilate me furent racontés avant que j’aie dix ou douze ans. Il y avait dans les chambres des images pieuses, un ange, un berger, le Christ auréolé. Une volonté et une demande de tendresse et de bonté, c’est ce que l’enfant retient de ces souvenirs imagés. Mon étonnante réticence aussi. J’aurais pu être sensibilisé. Pour des raisons que je peine à identifier, je n’ai jamais été ne fût-ce qu’intrigué. Les représentations, les textes, l’attitude religieuse, le fait que mes parents ne croyaient pas, m’ont retenu de tout engouement christique ou religieux. Ce ne fut pas possible pour la personne que je suis.

 

A l’inverse, je n’ai pas développé de sentiment antireligieux. J’ai toujours compris la nécessité de croire et trouvé le roman de la bible très révélateur, non de la foi, mais de la difficulté d’être né humain et d’avoir devant soi à considérer les intrigues de l’existence individuelle et collective. Je me dis à ce jour encore que si la vérité diffère du néant ou de l’aléatoire existentiel, elle pourrait ressembler à ce qu’en dit la bible sans les miracles ni la puissance personnifiée. Si je ne devais retenir qu’une expression ce serait « que ton règne vienne » en résonnance avec « au siècle des siècles », un avenir à saisir sans qu’il y ait dans le passé toutes les clefs de la connaissance. Héraclite aurait professé quelque idée de ce type.

 

La description que grand-maman me fit du personnage et de l’histoire de Job fut singulièrement intense. Les plaies sur le corps, les croûtes et les miettes qu’il devait ramasser, avec la présence du diable. J’ai dû m’étonner d’être confronté à un tel portrait, à cette réalité. Abstraitement, je regardais sous la table me figurant sa présence et ne savait que faire d’un tel désastre. Par la suite, dans mon parcours de vie, je ne me suis plus intéressé à lui, sinon par la sonorité de son nom, et ne procède à quelques lectures dans ce livre de l’ancien testament qu’à l’occasion de la présente évocation. Un tel malheur s’abattant sur un homme qui s’endurcit et le surmonta. Il va s’en sortir. Je me disais cela, j’avais confiance en grand-maman, mais comprenais mal, voire pas du tout, cette résurgence du corps et du sort.

 

La vie, nécessairement réelle et providentielle, nous laisse des marges que parfois la volonté ou le hasard nous permettent d’exploiter, mais ce « pauvre job » dont personne ne parle sinon par la bande, ou l’usage de cette expression, il est hors service et hors sujet dans nos actualités. Son histoire est repoussante, inconsommable. A vrai dire, durant toutes ces années, je ne m’y suis jamais intéressé. Bien que grand-maman, m’en ait parlé sérieusement. C’est resté, depuis l’enfance, une sorte de travail à faire, pour « plus tard ». Ce que plus tard on doit comprendre. Je ne crois pas que grand-maman ait utilisé beaucoup cette expression. Elle me parlait là, maintenant, une sorte de maintenant pour toujours. C’est ainsi que je le comprends, certes un peu tard et que je me souviens de son histoire de Job. Elle savait parler avec parcimonie et usait de ce savoir.

 

Nous avons donc quitté Paris et je peine à me souvenir d’elle en ville. Nous descendons ou remontons, le Boulevard St-Michel. Je voyais en ces lieux un potentiel, que je m’aperçois n’avoir pas exploité, y étant peu retourné. Je serai de Genève et m’en nourrirai. Le buste de Montaigne, je dois le lui avoir montré. Il m’intriguait et j’ignorais tout de lui. Les vestiges de Cluny. Visibles, devant lesquels nous nous sommes attardés. Cette connexion historique entre le début de notre voyage et le quartier latin. Elle en faisait moins de mystère que moi. Prenait date, prenait acte, et poursuivait son chemin. Les noms du quartier chantaient, pour nous. Les échoppes et les comptoirs, des scènes de films, mai 68, le panthéon, Mitterrand y avait déposé ses roses, les caciques se bousculant derrière lui, quatre mois auparavant.

 

Des moments d’histoires à foison, venus de tous les siècles, dont nous étions les spectateurs peu avertis, faisant, comme tout un chacun un bout de chemin avec des morceaux d’un savoir universellement répandu et plus sporadiquement partagé. Grand-maman n’avait aucune raison de ne pas sourire. Je n’ose pas écrire, par convenance rhétorique et pour échapper au pathos, terme très employé à l’époque de notre voyage, ou autres poncifs, mais le fais tout de même : j’aurais voulu être plus grand homme pour elle à cette occasion. Pour prendre date aussi. Après coup. Longtemps après. Quelques années plus tard, en 1989, j’ai visité ce même quartier avec ma mère. Les souvenirs se confondent et je peux désormais  m’en amuser.  Volutes persitantes mêlant entre autres la tristesse à la joie.

 

Même empressement de ma part à tout posséder par le déploiement de connaissances à venir. Même immédiateté de l’instant, devant les ruines des moines de Cluny. C’est dans le coin, une de ses rues, que Roland Barthes fut renversé par une camionnette, le 25 février 1980, et en mourut. Barthes a beaucoup et bien écrit sur sa relation avec sa mère. Il a aussi écrit « Fragment d’un discours amoureux » paru en 1977, que j’ai dû lire vers 1985, avec un vrai intérêt intellectuel. Le dire, l’écrit, le langage, les mots sur les plaies, mais peu de sérénité face au sujet. Répétition des attentes et des fuites.

 

Nous avions déjà fait des kilomètres sur l’autoroute du retour. Le temps d’y être et l’on voit un panneau: Avallon. A la hauteur de Vézelay, nous aurions pu prendre la sortie pour y retourner. Nous ne l’avons pas fait. Nous avions réintégré la logique du monde social. « », c’est le Morvan, comme « » c’est les Cévennes ou l’Esterel. Là c’est possible, avec un nom, et c’est encore ailleurs et autrement mais ce n’est plus le but. Grand-maman n’avait pas cet état d’esprit. Elle parlait volontiers de la Beauce et gardait pour elle son moment à Vézelay. Nous pouvions rouler. La vallée nous attendait. Je me perdis dans mes songes et m’appliquais à bien rouler. A un moment, je ne m’en étais pas aperçu, un chauffeur de poids lourd, s’amusait depuis plusieurs kilomètres de nos dépassements successifs. J’étais en train sans le savoir de faire la course avec lui qui me faisait signe et grand maman s’en amusait. C’était interminable. Je le distançais, l’oubliait et revenais. Grand-maman souriait. Je voulais faire un discours devant la vie, donner du relief avec les mots à ce que je ressentais. Des millions de voyageurs sur les routes, des vies qui se croisent et voyagent, à l’aller, au retour.

 

Les ambitions, les envies, les exigences et les attentes, envers soi et envers ceux qui sont avec nous. Je ne trouvai pas les mots mais les ai trouvés depuis lors. C’est l’occasion de les dire. Je les emprunterai à Baudelaire. Je lui aurais dit que le mal dans les fleurs n’est pas dangereux au cours d’une vie qu’il permet au contraire de sonder et d’éclairer le mal dans la vie, qu’il faut faire confiance aux mots de ce poète qui sont parmi les plus puissants que l’on ait écrit et que la souffrance ou la mélancolie ne sont pas le fait d’une œuvre ou d’un artiste mais le lot rencontré maintes fois au cours d’une vie que l’on s’intéresse à soi ou que l’on prête attention aux autres.

 

Grand-maman l’aura très bien compris avant que je ne tienne ces propos. « Que pourrais-je te dire plus tard ? » était la question non énoncée qui me taraudait. Que sera ma vie, qu’adviendra-t-il de toi, de nous, de ceux qui furent autour de toi? Confiance. Spiritualité de la confiance.

 

Durant tout l’hiver 2015, j’ai laissé dans ma voiture tourner une même musique. Ferré chantant Baudelaire, enregistré en 1960. Je l’écoutais, comme toujours parfois distraitement parfois attentivement, comme « Harmonie du soir » ou « Vies antérieures » avec ses « grottes basaltiques ». ça tournait, ça tournait et me revenait sans cesse un vers superbement déclamé par Ferré, « Sentent s’écouler les neiges de l’hiver ».

 

J’ai à nouveau ouvert le livre. Une ancienne connaissance qui ne m’avait pas tout dit, ne me dira jamais tout et m’a pourtant tant donné et appris. C’est son livre que j’ai repris.  Ce petit poème, une suite de mots parfaits et impérieux. « La servante au grand cœur ». Baudelaire parle à sa mère et lui remémore une femme disparue qui s’était occupé de lui enfant. Chaque mot compte et vient sans hasard mais par le fait d’une écriture de la plus grande justesse dire exactement ce qu’il en est de la compréhension vécue et ressentie du poète à l’égard de cette absente :

 

Lorsque la bûche siffle chante, si le soir,

Calme dans le fauteuil, je la voyais s’asseoir,

Si par une nuit bleue et froide de décembre,

Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,

Grave, et venant du fond de son lit éternel,

Couver l’enfant grandi de son œil maternel

Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,

Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

 

J’ai appris ces vers par cœur. C’est étrange,  ils me donnent de la joie, enfin une tristesse bien réelle et surmontable qui n’empêche pas une légèreté d’âme. Je n’aurais pas eu alors la force émotionnelle de dire ce poème à grand-maman pour couper court au silence qui s’était installé dans la 2cv après la course avec le camion. Mais le vague à l’âme qui m’avait saisi était tout entier exprimable par ces seuls mots. Aurait été tout entier exprimé.

 

Nous avons toujours reparlé avec bonheur de ce voyage. Plus vraiment de Baudelaire et quelques fois de Courbet. Grand-maman est partie en 1996, la même année que Mitterrand. Lui en janvier, elle en décembre. A ses funérailles, il y avait une jeune femme que je ne connaissais pas et qui pleurait beaucoup. Dans le voisinage, une entreprise n’avait pas interrompu ses travaux, et l’on entendait une scie sur un toit. Les dernières années ont été très dures pour elle. Plus que je ne sais l’imaginer. Nous avons été confrontés à toutes les difficultés de l’accompagnement d’une personne âgée et malade. Cette jeune femme inconnue devait être la petite voisine dont elle me parlait ou une infirmière, pour les derniers mois. Plutôt la voisine. Je ne sais pas pourquoi, mais le ciel m’a paru jaune ce jour-là, en décembre au-dessus de la vallée, c’est ainsi que je le revois.

 

Il y a une vie après le voyage, dont le savoir – et là, imprudemment, je contredis Baudelaire (mais il parlait de la vie) – n’est pas seulement « amer ». L’existence individuelle, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est pas un exercice de rattrapage. Si elle l’était, je n’aurais pas … nous n’aurions pas … nous cesserions de courir et de zigzaguer . La force de grand-maman ne m’a jamais quitté et je crois pouvoir vivre librement. Il m’arrive de répondre à certaines de ses questions ou d’avoir l’audace de les poser autrement. A six ans, elle sautait d’une rive à l’autre de la rivière en un endroit certes étroit mais avec une énergie qui déjà surprenait son monde. Cette image tout en me réjouissant, m’a souvent posé quelques problème ontologiques. Sur le fait de se retrouver.

 

Elle est restée une interlocutrice inspirante et sans avoir sombré dans la mélancolie et la déraison, je dois admettre avoir poursuivi avec elle le dialogue sur à peu près tous les sujets. Là en écrivant, je me trouve abstraitement sur la petite table de sa cuisine, années soixante ou septante, et lui fais part de mes expériences. L’exercice est absurde, elle le relèverait. « Chaque chose en son temps ». C’est d’accord, N’insistons pas, ne résistons que bravement, c’est-à-dire avec audace et souci de l’acceptation, mais laissons-nous tranquilles avec l’éternité.

 

 

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