J'ai fait un deuxième tirage, la justice, après un premier, le diable (Dire la blancheur). Août après juillet, plus clair en moi. Un dialogue tout intérieur avec Héraclite. Je lui parle comme il me parle et cela mène à l'histoire de nos communes destinées
Reprendre la lecture

On s’attache à soi, n’est-ce pas ? On s’attache à être soi en se disant que ça ira comme ça. On ne bouge pas et on avance. C’est ainsi depuis le début. Demain, on verra. Il n’y a pas que moi. Il y a les autres aussi. Et l’autre peut être le problème, ce d’autant qu’il doit bien s’interroger lui aussi. Un tout qui se ferait immense et atteindrait les dimensions de l’infini qui justement n’en n’a pas. On s’étonne à tout bout de champ et l’on cherche des bribes de réponse. Que suis-je venu faire dans cette histoire ? En est-ce une ? Je dispose d’un tas de solutions pour tout comprendre. Il y a mon savoir qui pourrait être meilleur mais n’en est pas moins immense. A ce point que je ne me souviens pas de tout de que je sais, ni de tout ce que j’aurais aimé savoir. Et la culture, du monde, celle de l’autre à nouveau qui la dispense tant et tant à mon attention qu’il pourrait le faire plus parcimonieusement. J’aurais aimée que l’inverse fût vrai. Entre brutalité et absence de conscience, tout autre chose encore que l’inconscience, nous avons développé ensemble et chacun dans son coin un « après moi le déluge » qui fait fureur. La fin triviale serait ainsi aquatique alors que les présocratiques parlaient du feu qui constitue et qui détruit.

 

Héraclite est présent dans notre culture depuis vingt-cinq siècles. Sa vie, telle qu’elle a bien dû dérouler, n’est que peu connue. Tout juste des dates d’apparition et de disparition (520-460) et des phrases qu’il a laissées vivantes dans le ciel des esprits. Il est nommé et cité par ces successeurs, Platon, Aristote, Sénèque, Marc-Aurèle et bien d’autres. Il a dit quelque chose de fort qui revient et repart dans un tout en mouvement. Je suis impatient de préciser ce dont il s’agit alors que cela m’échappe à vrai dire et que l’impatience est tout le contraire de ce qui semble avoir importé pour lui. Un ami, ce printemps, m’a testé en se trompant de philosophe sur le problème du fleuve dans lequel on ne peut entrer deux fois. A quelques jours près, je n’étais plus dans l’ignorance quant au nom de l’artiste, c’est-à-dire du philosophe. J’y demeurais toutefois dans cette ignorance et y demeurerai longtemps encore, peut-être toujours, pour ce qui a trait au sens de l’idée exprimée (deux fois le fleuve) sur lequel les plus sages continuent de diverger. Héraclite reviendra encore quand nous ne serons plus là, son nom et ses dires sont aussi en perpétuelle mouvance et ceci avec une indéniable constance. Il a dit quelque chose qui devait comprendre une promesse pour qui souhaite s’approcher en pensée de la réalité. S’inviter dans le réel en toute lucidité et faire de cette lucidité une conscience en rapport avec laquelle nous pourrions enfin nous comporter dignement et efficacement. Mais là je dérape, Héraclite n’a pas dit cela et il faudrait tout redéfinir, réel, lucidité, conscience, dignité, efficacité. Depuis vingt-cinq siècles, et nous y sommes moins que jamais.

 

Pour le fleuve, une métaphore déjà, figurant l’épaisseur et la fluidité de la vie, sa matérialité aussi. Le fleuve justement – une représentation. D’aucuns et des meilleurs se sont demandé si l’on y entre ne serait-ce qu’une fois (…). Y a-t-il des questions ? Oui, nous tentons de réaliser ce que signifie exister et nous n’avons pas idée, pas à pas, laborieusement, avec l’aide des anciennes prières, de nos cinémas, ceux que l’on se fait en plein air, chez soi ou plus intérieurement dans nos imaginations, collectives et différenciées. On ne vit pas deux fois la même chose et d’avoir vécu ne fût-ce qu’un temps déjà nous ne sommes plus les mêmes. On le comprend très bien en vivant exactement le même moment des années après. Bis repetita, pas autant qu’on veut bien le croire. Si ça recommence, ce ne sera plus la même chose, et l’on ne parle pas de l’être, ni de l’essence qui semble perdre de son importance – provisoirement – jusqu’au prochain renouvellement alors que le souvenir d’Héraclite subsiste en se modifiant.

 

Le fleuve peut être ruisseau, capillaire ou galactique. La dimension n’influe en rien sur l’écoulement. Il n’y a ni nains ni géants. Je fais mon petit Héraclite en m’inspirant de ce qu’il a dit ou de ce que l’on dit qu’il aurait dit. Ce qui est intéressant avec ce nom c’est qu’il est préservé de la science et de la culture. Seul l’esprit dans la nue naïveté de son fonctionnement élémentaire pose sur les immensités un regard immatériel qui ne serait pas égal au néant. « La loi, c’est aussi obéir à une unique décision » (…) qui ne serait pas celle des adorateurs. Il faut arriver à cette unicité demeurée indistinguable et imperceptible. Voir ce que l’on voit et ne se charger d’aucun autre élément que ce qui persistera. Ce qu’on dit de la mort d’Héraclite ne révèle que la souffrance endurée. L’humidité, la boue, dont il aurait par fatale obsession ,voulu le rapide et total assèchement. Une histoire à mourir debout que celle de sa fin dont on se voit contraint de garder le souvenir. Il y aurait « toujours un moment où toutes choses deviennent feu » (50). Je vous attends Héraclite et vous demande d’en faire de même, je suis nombreux et nous ne sommes qu’abstraction, c’est déjà beaucoup et ça permet tout. Je vous attends au-delà des éléments, des distances et des couleurs, quand ce qui percevra se sera préservé des sensations, de cette confrontation entre ce qui brûle et ce qui gèle, ce qui coule ou ce qui fond, ce qui dans la pierre ne s’altère que lentement,

 

Un destin pour parler aux hommes. Ce parler qui devient destinée. « Et ce qu’on entendait, c’est qu’on n’entendait rien, c’est-à-dire plus rien » (…). Le néant est une possibilité extrêmement forte et tangible, proche de l’absolu qui aura laissé voler quelques papillons avec nous et autour de nous et surgir quelques dauphins dans leurs ondulations océaniques entre les airs et les eaux comme on le ferait entre l’existence et l’inexistence. Avez-vous dit cela Héraclite ? Ou est-ce encore le fruit de mon inérudition et de mon imagination ? Ce tout en mouvement dont vous fûtes l’observateur et cette loi unique dont vous demeurez le médiateur mènent-ils au même et à l’unique ? Peut-on parler de l’indéterminable qui chercherait à se développer en préconscience et qui serait un nous de tous les avenirs autant que d’un seul passé. Suis-je audible Héraclite ? Auriez vous perçu en quoi je cherche à comprendre ce qu’on vous fait avoir dit ?

 

Vous êtes pour nous, quelques temps après vous, l’Obscur ou l’Ephésien. Il y aurait un au-delà du langage qui nourrirait de plus riches sensations, dont celle d’avoir existé. On vous prête tant Héraclite que peut-être en seriez-vous gêné. La science et la technique on fait quelques progrès depuis votre temps d’il n’y a pas si longtemps. La vallée de la connaissance s’est plus encore creusée, vous qui avez aimé cette idée de creux. Nous restons, comme vous et vos proches successeurs, des présocratiques. C’est ainsi qu’est désignée chez nous la période de pensée à laquelle, avec d’autres que vous avez beaucoup influencés, vous appartenez pour l’histoire et les collections – en vert dans Pléiade.

 

Nous voyons aujourd’hui des images d’anneaux dans le noir profond de l’univers, notre approche est calculée, de avançons, nous nous rapprochons mais ne savons pas très bien de quoi. Nous fermons les yeux aussi ou regardons dans le vide et voyons ce que vous avez vu ou voyiez. Verrez vous encore Héraclite? De ce feu continu, et l’univers ne s’embrasera pas, de ce feu continu une réalité englobant toutes les éternités pourrait-elle surgir ? Est-ce cela que vous avez dit ? Ou auriez -vous souhaité l’exprimer ainsi. Adoubez vous cet autre grand poète dont vous étiez l’inspirateur et qui trouva ces mots pour résumer les vôtres : « C’est alors l’inextinguible réel incréée » (*). Je voudrais en faire ma philosophie, cher Héraclite, et me réclamer de vous. Mais au préalable, je dois m’assurer, vous le comprendrez, que c’est bien ce que vous avez dit.

 

On vous sait avoir été sévère avec vos contemporains, méprisant même. Vous non plus n’étiez pas très social. Aujourd’hui, dans ce monde même et différent, c’est pire encore. Votre colère aurait redoublé. Le discours commun est dépourvu de sens ou devrait on dire qu’il n’a de sens que mauvais. Il faut des gens comme vous Héraclite, qui êtes rare. Vous avez, il ne me semble pas devoir en douter, opté pour l’essentiel jusque dans le particulier. Une loi qu’il faudrait comprendre, telle qu’elle existe dans la réalité, de ces feux, de ces cendres et de cette mouvante perpétualité. Je ne me lasse pas de vous Héraclite alors que je n’ai pas encore très bien perçu la teneur de votre logos. De mes semblables je suis éprouvé et crains de n’avoir que trop perçu les inanités et la malice de ce qu’ils disent et laissent dire. C’est pourquoi j’en viens à vous, n’ayant pas grand monde avec qui parler et ne croyant pas non plus, de façon absolue, pour m’en nourrir exclusivement au silence de la montagne qui ne dit tout que sur le rien. Seuls en totalité dans l’univers du vivant, nous ne le serons jamais dans celui de la culture, c’est l’une des causes du manque d’absence de souffrance.

 

Ce n’est pas tant le salut dont on parle si constamment en rapport avec les Dieux ou un seul d’entre eux. Je concède qu’il s’agit de donner la réplique au néant alors que celui n’a pas d’écho ni même aura-t-il pris la peine de se constituer une indifférence. Le réel ne revient-il qu’à lui-même soumis qu’il serait à une loi qui vous avez désignée et même à une justice que vous avez nommée (74), qui aurait ses servantes craintes par le soleil. Etes-vous allé un peu plus loin que cela Héraclite ? Nos espoirs en vous connaitront-ils quelque post-survivance ? J’abhorre le mot pérenne, savez-vous ? Il méprise le sable et la mouvance. Je ne l’emploie jamais et me réfugie auprès de vous. Il ne reste plus grand monde ni beaucoup de place pour laisser librement battre les ailes de sa pensée. Aucune référence sinon les travaux de quelques amis pour permettre à nos esprits un inlassable élan dont on ne connaîtrait pas les retombées en autant de bris de toutes les destinées. Il n’y a chez moi ni exigence ni prière s’agissant de cet au-delà qui se serait depuis longtemps perdu. Mais je me dis que la vie est tout de même le bon moment pour réfléchir, ce d’autant plus que pour vous « réfléchir » serait « commun à tous » (118). Je n’en suis pas si sûr voyez-vous et le dis avec une infinie et sourde déception. La conduite de vie était déjà l’une de vos préoccupations. Ici, dans ces nuits dont nous sommes les passagers, nous ne sommes que comptables des malus, et nos postes un par un sont abandonnés, depuis l’incendie de Lisbonne que l’on n’a pas pu réfréner, le feu encore, vous l’avez bien dit. Bien sûr, les idées, le savoir et la technique ont avancé, au plus performant, dans toutes les catégories. C’est impressionnant, trop pour un seul homme, le monde brûle d’un feu doux et terrifiant.

 

En faisant appel à vous, je cherche non sans une certaine et lente désespérance à prendre de la hauteur en me référant à un premier homme qui pourrait parler au dernier. Sans foi ni loi c’est pour chacun et personne encore n’aura décrit le réel de l’intérieur, donné à la réalité un semblant de vérité. La vie serait un moyen autant qu’un passage, non pour les uns ni pour les autres mais en vue d’un tout qui referait le mode et donnerait force et sens à l’inexistence seule à même de faire face aux défis du temps et de l’espace et qui par le mouvement sans fin que vous avez décrit… Quel est notre rôle, Héraclite, à nous autres individuellement considérés ? Je n’ai pas encore très bien compris la peine qu’il faut se donner et le temps, qu’il soit vôtre, mien ou universel, parait devoir être compté. Cette opposition censée être généreuse de l’exigence et du mépris ne permet pas à l’individu de s’y retrouver. Il lui manque une feuille de route, un mode d’emploi, que personne sinon vous n’aura pu établir par le fait même de la préexistence qui s’en prend à la vie. J’ai beaucoup de peine avec la prédation dont vous aurez aussi parlé, j’en fait le pari, qui annihile tout espoir. Pire, à elle seule elle les aura créés. L’absurde ne devrait susciter ni crainte ni respect tout au plus de surmontables interrogations – vous auriez apprécié comme nous l’un des auteurs fameux qui s’y et prêté. Le salut non plus ne saurait être plus longtemps corrélé à la providentielle évidence de l’éternité qui s’éteint des feux que vous avez observés et annoncés. Seul le néant a sa place …

 

 

 

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire