Créé le: 14.08.2024
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Hors cases
Quand les chevaux décident de prendre les choses en sabots, tout peut arriver dans un conte.
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– Dis donc, tu n’en as pas marre de toujours partir du même endroit et d’exécuter sans cesse les mêmes déplacements ?
Le cheval blanc s’adressait au cheval noir pour la première fois de sa vie. Habitué à obéir sans broncher lorsqu’il était saisi d’une main ferme par l’encolure, l’animal se surprit soudain à pouvoir penser et s’exprimer.
– Je parle, balbutia-t-il, au milieu d’un hennissement de stupeur.
Le cheval noir n’en crut pas ses oreilles. Il venait de comprendre les mots prononcés par le cheval blanc. Jusqu’alors, il saisissait uniquement les signes non verbaux. Jusqu’à ce jour, il était fier du rôle de combattant attribué par son maître. En temps normal, il aurait d’ailleurs dû faire mine d’ignorer toute tentative de contact avec l’écurie concurrente. On lui avait appris à traiter le cheval blanc comme son pire ennemi.
Il ne le savait pas encore, mais l’animal noir allait, lui aussi, basculer dans une autre vie.
Déconcerté par la question du cheval blanc, il ne savait que faire. Devait-il ignorer l’interpellation ou, au contraire, tenter d’y répondre ? Titillé par l’envie de savoir s’il pouvait, lui aussi, parler le langage des hommes, le cheval noir prit son courage à deux sabots.
– Effectivement ma vie de cheval m’ennuie et me révolte. Je ne jouis d’aucune liberté. Cela doit aussi être pareil pour toi, s’entendit-il répondre à son soi-disant ennemi.
« Je parle », s’écria-t-il, en ponctuant ses mots d’un hennissement de joie mêlée de stupéfaction en direction du cheval blanc.
Seuls dans la vaste pièce, les deux chevaux chuchotèrent alors l’élaboration d’un plan d’évasion de l’échiquier-prison.
Rivaldim Pinetou, grand-maître à St-Pétersbourg, entra dans le salon d’apparat orné d’abondantes dorures. Il s’assit devant le magnifique jeu en marbre noir et blanc, posé au milieu d’une longue table couleur blanc opalin. En face de lui avait pris place Mydorylov Kyzelens, grand maître à Odessa.
Pinetou ouvrit les feux avec un mouvement classique : e2-e4 avec le pion blanc. Kyzelens lui rendit la pareille, en e7-e5. Le Russe décida d’immédiatement engager la cavalerie. Il saisit son cheval droit, baptisé Wagner, puis entama la manipulation ordinaire : deux cases en avant, une de côté. La pièce, subitement devenue brûlante, lui échappa des mains. Stupéfait, le grand maître vit l’animal de marbre zigzaguer en direction de l’autre cheval blanc, en b1.
– Wagner, arrête de faire le fou ! Je t’ai fait cheval et tu resteras cheval, cria Pinetou, les yeux bleu glacés, sourcils froncés. Va immédiatement sur la case f3 !
Wagner fit rapidement comprendre à son compatriote à quatre pattes, en b1, les pouvoirs magiques qu’il devait sans doute aussi détenir. Il lui expliqua en deux mots le plan d’évasion mis au point avec le cheval noir.
En quelques minutes, l’échiquier se transforma alors en bruyante cour de récréation. L’ensemble des pièces avait rapidement compris qu’elles possédaient désormais le pouvoir du langage. Ce miracle avait été possible grâce à la formule magique « libertad », prononcée dans chaque camp par un cheval, quelques instants avant l’arrivée des joueurs russe et ukrainien.
Pinetou, blanc de colère à cause du refus d’ordre de Wagner, se figea, lèvres pincées, front ridé. Toutes les pièces blanches communiquaient entre elles. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elles se déplaçaient à leur guise sur l’échiquier, avides de faire connaissance. Des amitiés naquirent.
Le fou et le cheval sympathisèrent. « Puis-je monter sur ton dos, demanda le fou ?». Ni une, ni deux, ils partirent dans une folle galopade, zigzaguèrent entre les pions, firent dix fois le tour de la première tour, puis vingt fois celui de la deuxième. « Vous me donnez le tournis », protesta mollement la tour. L’étrange équipage nargua encore, avec un pied-de-nez, le roi qui ne sortait jamais de sa forteresse pour se soucier du sort de ses sujets.
La reine, elle, exigea du souverain qu’il lui cède son trône un an sur deux. « À une femme ? ça va pas la tête, ma chère, répondit-il. Et puis, tu vois bien que je n’exerce pas le pouvoir. C’est Pinetou qui décide de tout ».
Le grand maître russe réalisa soudain qu’il perdait totalement le contrôle de ses pièces. Il essaya, dans un premier temps, de les remettre sur les cases qu’il leur avait exclusivement attribuées. Peine perdue. Les pièces n’en faisaient qu’à leur tête, et retournaient où bon leur semblait.
Pinetou songea alors à une nouvelle stratégie, qu’il maîtrisait d’habitude à la perfection. La conversation entre le roi et la reine confirmait cette voie royale : diviser pour régner.
En face de lui, Kyzelens, l’œil goguenard, assistait, impassible, à la scène. Il cherchait à comprendre pourquoi les pièces blanches s’agitaient, alors que les noires, qui parlaient pourtant entre elles, ne bougeaient pas. Ses deux chevaux noirs semblaient maîtriser la situation. Ils parvenaient à convaincre ses 14 autres pièces de réfréner leur envie de se chamailler ou de se déplacer seules sur l’échiquier. Le plan équestre, côté noir, consistait, en effet, à patienter jusqu’au dénouement de la situation, côté blanc.
Pinetou décida de s’entourer de fidèles serviteurs qui seraient toujours d’accord avec lui. Le cas des chevaux blancs en révolte posait problème. Devait-il les faire disparaître par empoisonnement ? Les faire noyer dans la Neva ? Les envoyer en prison en Sibérie, où ils mourraient à petit feu dans l’indifférence générale ?
Faisant preuve, pour une fois, de davantage de subtilité, il proposa aux deux chevaux des postes de généraux. Ces derniers firent mine d’accepter en courbant bien bas l’échine. Pinetou confia cependant à deux pions la mission de les espionner, afin de s’assurer de leur réelle fidélité. Il chargea les six autres pions de garantir sa sécurité personnelle. Ensuite, il confia le pouvoir du roi à la reine pour semer la confusion dans cette zone de possible subversion. Les fous constituèrent sa garde rapprochée. Nommés conseillers personnels, ils lui donnèrent cependant de fausses informations sur les positions des pièces sur l’échiquier, afin d’éviter de le mettre en colère contre eux. Enfin, Pinetou exigea des tours qu’elles enferment le roi, avec ordre de tirer s’il s’avisait de quitter l’enceinte fortifiée.
« Parfait », songea le grand maître russe, satisfait de son œuvre, persuadé que tout était rentré dans l’ordre.
– Maintenant, tu peux jouer », s’exclama Pinetou, en défiant le grand maître ukrainien d’un ton rageur.
Kyzelens plaça rapidement un pion en d6 pour protéger son autre pion.
Pinetou voulait absolument attaquer. Obsédé par la victoire, il n’avait aucune stratégie en tête. Ses fous lui avaient dit que tout était parfait ; ses troupes ne feraient qu’une bouchée de l’adversaire. Le grand maître russe hésitait ; il ne savait pas à quel moment attaquer.
« C’est à toi de jouer, qu’est-ce que tu attends ? », lança Kyzelens, en simulant de l’impatience. Intérieurement, il s’amusait de l’embarras de Pinetou, qui, pour maîtriser une situation chaotique, l’avait davantage compliquée.
– La position de tes pions me paraît bizarre. Et puis, est-ce une bonne idée de placer ad aeternam tes deux tours près du roi ?, remarqua Kyzelens, le regard narquois.
Cette remarque fâcha Pinetou. Tripotant nerveusement le bord droit de l’échiquier, il inspira profondément, avant de lâcher « T’inquiètes pas, je sais ce que je fais ».
Wagner, le cheval blanc nommé général, était gentiment retourné sur la case f3. Pinetou le lança immédiatement dans la bataille, en g5. Le cheval obéit sans broncher, mais il avait pris soin de discrètement chuchoter des consignes à son camp, chamboulé par Pinetou. Soudain, toutes les pièces blanches, sauf les fous, reprirent leur liberté de mouvement, et vinrent se masser autour de Wagner.
Pinetou demanda à Wagner de libérer ses acolytes. « Fais-moi confiance, je travaille dans ton intérêt », rassura le cheval. Le grand maître russe ne savait plus comment sortir de cette pagaille. Cette fois, la stratégie diviser pour régner, avec des amis rendus fidèles par la crainte, ne marchait pas.
C’est alors que Kyzelens vola à son secours.
– Tu vois. Tu ne peux pas gagner avec tes pièces blanches. Elles ne t’obéissent plus. Ne te laisse pas endormir par Wagner. Je te propose un autre moyen de gagner.
– Lequel ?, s’enquit le Russe, méfiant.
– Tu as certainement remarqué que mes pièces noires n’ont pas bougé. Elles sont sages comme des images. Je les échange contre les tiennes.
Pinetou se disait qu’il devait sûrement y avoir un piège. Il s’informa auprès de ses conseillers. Les fous ne s’étaient en effet pas ralliés à Wagner.
– Pas de souci, affirmèrent les fous. Les pièces blanches, attisées par Wagner, continueront à semer la zizanie. Elles obligeront Kyzelens à capituler, alors que toi, tu auras à ta disposition les dociles pièces noires pour emporter la partie.
Rassuré, Pinetou accepta l’accord. Les joueurs tournèrent l’échiquier. Le grand maître russe devint donc chef des noirs.
Les noirs, sur conseil des chevaux, refusèrent pourtant de changer de chef sans avoir été consultés. Ils décidèrent de faire grève. Pinetou, comme à son habitude, rejeta toute forme de négociation. La diplomatie n’était vraiment pas son fort. Légèrement désemparé, il entreprit de soudoyer Wagner, son ancien général, pour qu’il brise la grève. Le cheval blanc, bien trop content d’être débarrassé de Pinetou, refusa.
– Reconnais ta défaite, signe un accord de paix avec moi !, s’exclama solennellement Kyzelens
– Jamais !, rétorqua Pinetou.
– Alors, demandons l’avis de l’ONU sur la question, suggéra le grand maître ukrainien
– Jamais !, rétorqua Pinetou
Le grand maître russe, l’air grave, front plissé, sourcils froncés, lança :
– Puisque nos armées sont hors d’état de s’affronter, je te propose un combat singulier, à mains nues.
Bon prince, Kyzelens accepta. Il comptait sur son agilité, sa créativité, son sens de la diversion pour persuader Pinetou de conclure une paix juste.
Le combat commença par une longue période d’observation.
Désoeuvrés, les noirs quittèrent discrètement l’échiquier. Les blancs firent pareil sous la conduite de Wagner. Les chevaux emmenèrent leurs troupes dans une vaste prairie ensoleillée, où ils vécurent en paix et en harmonie, hors de la folie des Hommes. Enfin libres !
Un pion noir était resté à proximité des combattants. La bagarre devenait interminable. A chaque coup de boutoir de Pinetou, Kyzelens répliquait par une esquive, toujours différente. Pinetou, torse nu, muscles saillants, transpirait à grosses gouttes. L’impossibilité de gagner rapidement par la force le rendait encore plus furieux. Ses attaques frontales le fatiguaient beaucoup, alors que son adversaire perdait des forces en multipliant les esquives.
Le pion noir commença à craindre que le combat se termine par la mort d’épuisement des deux ennemis.
Il fonça en direction de la prairie ensoleillée. Au terme d’un véritable marathon, haletant, au bord de l’épuisement lui aussi, il parvint à expliquer la situation à sa communauté.
L’assemblée de la Cité démocratique des Hors cases se réunit sous la co-présidence des chevaux. Les délibérations furent longues.
« On est bien ici, laissons-les se débrouiller. Ils nous ont fait trop de mal en nous gardant prisonniers durant des décennies. On ne va tout de même pas les aider », dit la reine blanche.
« Vous savez que je suis d’habitude plutôt un va-t-en-guerre, mais j’ai changé en votre compagnie dans cette miraculeuse prairie, s’exclama Wagner. Cherchons une solution pour rétablir la paix entre Pinetou et Kyzelens ! ».
« Restons en dehors de tout ça. Rappelez-vous que la Cité des Hors cases s’est proclamée neutre, pacifique, et inclusive », lança la tour noire.
Le fou noir prit alors la parole.
« J’ai une idée. Vous avez sans doute vu que notre prairie, entourée d’une vaste forêt, abrite de nombreuses colombes. Il nous suffit d’en envoyer 32, le nombre de pièces de l’ancien échiquier, voler inlassablement au-dessus des têtes de Pinetou et Kyzelens. Ils devraient comprendre le message ».
La proposition fut approuvée à l’unanimité.
L’Histoire dira si cela fut suffisant pour faire cesser l’impitoyable combat entre les grands maîtres.
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