Il y a des souvenirs qui surgissent d’une façon inattendue mais tellement plaisante que rien ne peut les arrêter. Mais il y en a aussi qui restent bien cachés, étouffés par notre inconscient, par peur des émotions associées. Sommes nous prêts à affronter ce que la mémoire veut nous révéler?
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C’était un après-midi de décembre, quelques jours après Noël. Le froid et la grisaille n’avaient aucune importance, le manque de chauffage et d’eau chaude non plus. Pour moi, adolescente de 13 ans qui n’avait jamais connu une autre vie, rien qui ne me dérangeait, rien qui ne me manquait. Enfant, j’entendais souvent ma maman maudire le régime et son commandant suprême, surtout au moment de se mettre au lit, coiffée d’un bonnet, parée de gants et d’une veste, sous la couette lourde qui avait de la peine à nous réchauffer par une température de -20 degrés dehors et proche de zéro à l’intérieur. Les radiateurs restaient désespérément froids car le parti avait décidé de faire des économies pour payer nos dettes envers les autres pays et devenir un état complètement indépendant… C’est du moins ce que je comprenais des discours entendus à la télé pendant les 2 heures de transmission journalière et durant les classes d’éducation politique que je devais suivre chaque semaine à l’école. Ma maman me disait que ce n’était pas vrai, que le président aimé et estimé ainsi que ses complices voulaient seulement s’enrichir eux-mêmes et semer la terreur parmi les gens, pour qu’ils ne se rebellent pas. Mais elle ajoutait aussitôt:

–        Je te dis tout cela, mais tu ne dois en parler à personne, compris? Promets-moi que tu n’en parleras à personne, ni de lui ni du parti. Tu ne discutes pas ces choses, tu ne rigoles pas s’il y a certains qui font des blagues sur le régime et si quelqu’un te pose des questions sur le sujet, tu dis que tu ne sais pas et tu pars aussitôt. Promets-le-moi!

Je promettais comme chaque fois, contente de la voir plus rassurée, et mon imagination d’enfant me levait au rang d’héroïne en uniforme d’école qui sauvait sa famille par sa ruse et sa détermination. La peur était bien camouflée sous de douces couches de confiance et d’innocence propres à l’enfance. Ma mère me disait ceci à voix basse, sous la couette épaisse. Son corps contre le mien et la chaleur qui sortait de sa bouche, c’est ce qui me réchauffait le plus. Ce soir-là, nous avons eu probablement du courant électrique mais pas de chauffage. Il y avait des soirs où le courant était coupé brusquement, sans avertissement et sans heure de reprise. Nous devions nous adapter nos activités en conséquence. Alors ma mère allumait une lampe à l’huile reçue de mes grands-parents et je faisais mes devoirs sur la table de la cuisine avec mes deux frères. C’étaient des moments inoubliables, car tout nous amusait: nos visages déformés par les ombres et la lumière, des projections surprenantes sur les murs et le plafond de la petite cuisine, la danse endiablée de la flamme au moindre courant d’air que nous produisions en cachette, la fumée qui sortait d’une feuille de papier avec laquelle le plus téméraire d’entre nous osait couvrir l’orifice du globe en verre qui entourait la flamme. Mais ce qui nous amusait le plus était l’agacement croissant de notre mère qui ne supportait plus ni la situation, ni nos rires étouffés mais beaucoup trop expressifs. Nous nous taisions aussitôt qu’elle nous faisait une remarque, par peur de nous retrouver seuls dans le noir et le froid qui régnait dans le reste de l’appartement. La cuisine était la pièce la plus recherchée de toute la famille, souvent même de nos invités, car c’était l’endroit le plus chaud de l’appartement. L’illustre chef qui nous gouvernait n’osait pas couper le gaz sans avertissement par peur d’explosions, et ma mère laissait donc la cuisinière allumée en permanence quand nous étions à la maison. C’était sa petite rébellion, et nous en profitions à fond pour nous réchauffer et pour goûter en cachette à ce qui mijotait dans les casseroles.

Ces années-là, le quotidien était plein d’aventures: par exemple, se réveiller à 6h du matin, faire la queue dans le froid et rentrer victorieux avec deux mini baguettes et demie, la portion journalière de pain pour toute la famille. Une autre aventure commençait dès que le camion de marchandises se garait devant l’unique magasin alimentaire du quartier. Les enfants étaient les messagers idéaux pour apporter la bonne nouvelle dans tous les coins du quartier: « Il y a de la marchandise qui entre, dépêchez-vous! » Pendant les heures où chacun attendait son tour, les gens se racontaient leurs soucis, se disaient des blagues avec de fortes allusions politiques (je me forçais à ne pas rigoler, selon les conseils de ma mère, mais je retenais tout pour raconter ensuite sous la couette); certains se bagarraient…C’était devant le magasin alimentaire du coin que les premiers centres locaux de thérapie de groupe voyaient le jour. Parfois on attendait sans savoir quel aliment on allait se procurer ce jour-là: la surprise rendait l’attente encore plus attirante et l’imagination plus flamboyante : du sucre, le quota d’huile ou de farine, des pieds de poulet, ou mieux encore: des oranges, le rêve de chaque enfant qui a grandi en Roumanie communiste.

Je peux continuer à vous raconter pendant des pages cette enfance extraordinaire, semée d’aventures peu communes, mais j’avais commencé déjà par un jour en particulier, un jour de décembre, quand mon père est allé chercher du pain. Nous avons entendu à la radio « Europe libre », radio qui transmettait depuis l’Allemagne de l’Ouest (interdite et fortement brouillée par le régime), que le mur de Berlin était en train de tomber. Je ne savais même pas qu’il y avait un mur à Berlin, j’avais seulement entendu qu’il y avait une Allemagne riche et une autre pauvre, et que ceux qui voulaient passer de l’une à l’autre étaient tués. Mes parents écoutaient l’oreille collée à l’appareil radio, mais ils l’éteignaient aussitôt avec précaution et faisaient quelques signes de croix. Un jour la nouvelle est tombée: les jeunes de Timisoara, une ville pas si lointaine de la nôtre, étaient sortis dans la rue demandant la liberté. Assez étrange comme demande, étrange et abstraite. Moi j’aurais plutôt demandé des choses plus concrètes comme du chauffage, de l’eau chaude et du courant électrique en permanence, ou avoir des aliments sur les étagères vides de notre magasin alimentaire, ou mieux encore (mon imagination se déchainait) avoir dans le rayon de confections vestimentaires des jeans comme j’avais vu dans un journal allemand apporté de Hongrie par une amie de ma mère. Mon rapport à la liberté était confus: j’avais appris à l’école que l’armée russe nous avait libérés du joug fasciste, sans savoir ce que cela représentait. D’un autre côté, un oncle prêtre catholique, qui était resté 14 ans en prison sans jugement, me racontait qu’il n’avait jamais été aussi libre que derrière les barreaux. Sacrée liberté!

La nouvelle sur les jeunes qui se rebellaient était peu crédible; les autorités ne mentionnaient rien dans leur journal ni sur Berlin, ni sur Timisoara. Tout semblait pareil, ils parlaient comme d’habitude des grandes réalisations de notre société socialiste bien avancée sur le chemin du communisme, des préparatifs pour une grande manifestation à Bucarest en l’honneur de notre commandant suprême, et des bilans positifs de fin d’année dans absolument tous les domaines de l’industrie, de l’agriculture, de l’éducation, etc… Autrement dit, nous vivions au paradis. Petit à petit les gens ont commencé à en parler; d’abord entre amis, puis ouvertement dans la rue. Certains s’attardaient pour tendre l’oreille auprès de deux ou trois courageux qui osaient raconter les altercations entre les jeunes et les autorités à Timisoara: il paraît qu’il y eu des coups de feu et des morts.

Ce jour-là, je suis rentrée de l’école avec la sensation qu’il y avait de l’électricité dans l’air. J’ai un sentiment pareil à chaque fois qu’une tempête est sur le point d’éclater : les odeurs de montagne apportées par le vent, les nuages épais comme une couverture qui donnent l’illusion que le ciel est tout près, le silence qui s’installe sur la ville, tout me donne la sensation d’être pleinement là, tous les sens éveillés pour assister au spectacle de la nature. J’attendais, curieuse, que la pression dans l’air se manifeste, quand je remarquai qu’il y avait de l’eau chaude, il fallait en profiter tout de suite, car j’avais besoin de laver mes cheveux et l’eau chaude se faisait rare dernièrement. Je remplis la baignoire, pour que les autres membres de la famille puissent se laver eux aussi et je plongeai dedans. C’est à ce moment que je les ai entendus: leurs cris dans la rue, c’était comme un tonnerre lointain qui prédit la tempête: « Venez avec nous! », ils disaient, « A bas le communisme! Liberté  » et de nouveaux « Venez avec nous! » Je n’avais jamais pensé que j’aurais un jour la possibilité, l’option de faire cela; cette idée n’avait pas de place dans mon esprit et maintenant, des jeunes me demandaient de les rejoindre pour crier « Liberté! » dans la rue. Je croyais que la seule option que j’avais dans la vie était de subir. J’ai pris le bain le plus rapide de ma vie et j’ai crié tout en séchant mes cheveux:

–        Préparez-vous, nous allons les rejoindre!

Pour moi tout était clair, nous ne pouvions plus rester en dehors de tout cela, le spectacle des autres était fini, le temps était venu de commencer le nôtre. Mais la voix de la raison et de la prudence de ma mère coupa brusquement mon enthousiasme:

–        Personne ne sort, nous allons éteindre la lumière et attendre en silence.

Se cacher…encore, attendre…de nouveau. Au fond de moi je commençais à sentir une timide envie de liberté.  Une demi-heure plus tard nous avons entendu des tirs, à plusieurs reprises. La radio Europe libre était trop brouillée ce soir-là pour entendre les nouvelles, nous étions confus, j’étais surexcitée : les choses n’allaient plus jamais être pareilles, j’en étais sûre.

Le silence a régné le reste de la nuit et le lendemain matin. Nous n’avons pas quitté la maison ni pour aller à l’école, ni au travail. A l’approche de midi, nous avons entendu de nouveau des cris dehors: « Allumez vite les télés ». Stupéfaction: pas seulement il y avait de l’image mais, un groupe désorganisé de gens de tous âges, fatigués et habillés comme nous, portant un drapeau avec un trou au milieu, nous répétaient depuis l’écran noir et blanc: « le dictateur s’est enfui, nous sommes libres! » Ma mère est tombée à genoux et elle s’est mise à pleurer en chuchotant comme une aliénée entre les soupirs: « Merci, mon Dieu! Merci, mon Dieu! »

Des jours et des nuits d’incertitude ont suivi, les révolutionnaires luttaient encore contre des terroristes présumés, car il était insensé de croire que l’armée pouvait tirer sur ses propres concitoyens. Mes frères et mon père, avec les autres voisins, faisaient une garde permanente dans le hall d’entrée du bâtiment, pour nous défendre d’éventuels terroristes, avec des balais et des rouleaux de cuisine. La télé transmettait en permanence maintenant, il y avait des témoignages, on voyait les barricades faites par les révolutionnaires. Le dictateur a finalement été capturé et fusillé avec sa femme, le jour de Noël. Les images passaient à la télé plusieurs fois par jour, leur cruauté choquait l’enfant en moi, habituée à ne voir que des images censurées. Je me demandais si c’était ça, la liberté. Les révolutionnaires décidèrent ensuite qu’il n’y aurait plus jamais d’exécutions et ils abolirent la peine de mort. Ensuite, tout s’est précipité: les terroristes se sont évaporés, les adeptes et les faiseurs du régime ont disparu ou sont devenus subitement des dissidents en cachette, les révolutionnaires ont pris le contrôle de toutes les institutions et des bâtiments de l’État.

Mon père est allé chercher du pain. Nous ne manquions de rien, les Roumains ont pris l’habitude pendant des siècles de se faire des provisions. Même de nos jours, dans la cuisine ou la cave d’un Roumain, se trouvent des pots de conserve faites à l’ancienne, réalisés sur place ou envoyés avec soin du pays, travail de tout un automne de nos mamans pour que rien ne nous manque jusqu’à la prochaine récolte. Certes, nous mangions toujours la même chose, mais cela importait peu. Mon père avait tout de même décidé de chercher du pain, plutôt comme excuse pour s’aventurer dehors et faire une expédition en ville. Il est rentré quelques heures plus tard, sans pain mais avec un paquet en carton beige, entouré de bande adhésive de la même couleur. Il nous a expliqué en vitesse – car nous étions trop excités pour ouvrir la boîte – qu’il y avait un camion en ville qui distribuait des paquets comme celui-là à tout le monde. Il était resté à nouveau à faire la queue, comme il en avait l’habitude, et il est venu nous apporter le précieux emballage, après avoir jeté un coup d’œil aux marques de balles sur les murs des bâtiments et aux endroits où les taches de sang séché sur l’asphalte étaient entourées de fleurs et de bougies.

Nous avons ouvert la boîte avec grande précaution (nous gardions toujours les emballages pour les réutiliser plus tard) et nous avons découvert dedans quelques conserves, des paquets de soupe en poudre, des pâtes et du riz, et un paquet de biscuits. J’étais contente et consternée en même temps, ce n’était pas les conserves qui me manquaient. J’ai pris les biscuits, sur le paquet transparent c’était marqué en rouge: Petit Beurre. Je comprenais peu le français. J’ai ouvert le paquet et j’ai goûté: c’était doux, croquant au début, fondant dans la bouche ensuite. Nous nous sommes tous servis et nous avons dégusté en silence. C’est seulement à ce moment que je me suis rendue compte qu’au fond du carton il y avait une petite carte, dessinée par la main d’un enfant: un soleil sur un ciel bleu, des fleurs, des enfants qui se donnaient la main. Au verso, la même main d’enfant avait marqué maladroitement: « De la part des amis français ». Soudainement j’ai compris et les larmes ont remplis mes yeux de grand enfant qui n’avait jamais goûté à ce sentiment auparavant: la liberté avait le goût de Petit Beurre.

 

 

 

 

Commentaires (2)

Webstory
13.02.2024

Lisez le témoignage d'Oana, le Coup de coeur du Palais, dans les archives des actualités, ainsi que le mot d'Alexandre FIETTE, Conservateur au Musée d'art et d'histoire de Genève, Président de la Classe des Beaux-Arts de la Société des Arts (membre du jury).

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09.11.2023

Félicitations à Oana lauréate sélectionnée pour le Coup de coeur du Palais, concours d'écriture 2023, pour De la part des amis français.

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