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Que se passerait-il si nous pouvions découvrir les souvenirs de nos proches disparus ? Les avoir juste à portée de main ?
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– Vous êtes là pour le recueil de mémoires ?

La jeune femme hocha la tête avant de présenter la lettre d’accès à son nom ainsi que sa carte d’identité. Sans un mot, la secrétaire se leva et la guida vers l’ascenseur principal. Une fois à l’intérieur, la secrétaire inséra une petite clé dans une serrure et tapa un code sur le clavier électronique. L’ascenseur s’ébranla, descendant rapidement les étages du complexe. Les portes s’ouvrirent silencieusement devant deux agents de sécurité. La secrétaire donna au premier la lettre d’accès tandis que le deuxième demanda à la jeune femme de déposer ses affaires personnelles dans un casier. Le petit groupe longea un couloir menant à une porte blindée. La jeune femme avala sa salive, elle ne savait pas vraiment ce qui l’attendait derrière cette porte. Lorsque sa mère lui avait annoncé sa participation à un projet scientifique, elle n’avait pas su quoi répondre. Cette discussion était l’une des rares où la vieille femme était encore lucide, la maladie d’Alzheimer lui ayant retiré, lentement, mais sûrement, cette capacité. Elle était reconnaissante à sa mère de lui avoir annoncé son projet. Elle lui faisait confiance. Sa mère n’aurait jamais rien fait qui puisse mettre sa propre famille en danger.

La porte s’ouvrit sur un jeune homme d’une trentaine d’années. Son badge indiquait qu’il était le responsable du projet MADELEINE, nom de code de la recherche menée sur la mémoire par le gouvernement helvétique.

 

– Vous êtes la fille de la patiente 77 ?

La jeune femme hocha la tête. L’homme lui sourit avant de lui présenter ses sincères condoléances. L’enterrement avait eu lieu quelques jours avant que la jeune femme ne reçoive la lettre l’invitant à venir “recueillir la mémoire“ de sa mère. Aucune autre information n’était écrite si ce n’est la date, l’heure et le lieu où se trouvait la mémoire complète de sa défunte mère. Elle n’avait rien dit à personne, sa mère lui ayant demandé de garder tout cela pour elle, de peur que son père ou son frère ne l’empêche de mener l’expérience jusqu’au bout.

– Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir accepté de venir recueillir la mémoire de votre mère. Nous ne sommes qu’aux balbutiements de cette méthode, mais nous pensons sincèrement tirer quelque chose d’extrêmement bénéfique de cette recherche. J’imagine que votre mère n’a pas pu vous expliquer concrètement ce que nous étions en train de faire. Je peux moi-même vous présenter la manière dont les souvenirs de votre mère ont été extraits si cela vous intéresse…

Le scientifique attendait une réponse avec une excitation non dissimulée. La jeune femme secoua la tête. Elle n’était pas certaine de vouloir comprendre avec précision comment la mémoire de sa mère avait été extraite de son cerveau. La déception était clairement lisible sur le visage du jeune homme, mais il se reprit rapidement, murmurant qu’il comprenait et qu’il respectait son droit à l’ignorance. Il conduisit alors la jeune femme dans une autre salle complètement vide, hormis la présence d’un bureau sur lequel se trouvait un ordinateur relié à de multiples tours.

 

– J’imagine que vous avez avec vous les dates ?

La jeune femme regarda le scientifique sans comprendre. Sa mère ne lui avait jamais parlé de dates.

– Ne vous inquiétez pas, nous demandons aux patients de laisser une liste de dates d’une grande importance pour eux. Il est également possible pour les proches d’apporter leurs propres dates, mais j’imagine que votre mère n’a pas eu l’opportunité de vous faire part de cette information. Si certaines dates vous viennent en tête pendant le recueil, vous pourrez les taper sans problème.

Le scientifique accompagna la jeune femme jusqu’au bureau avant de mettre en route les multiples tours. L’écran de l’ordinateur s’alluma, présentant une madeleine en pixels, avant qu’une fenêtre ne s’ouvre.

– Vous devez entrer le code écrit sur la lettre.

La jeune femme s’installa derrière l’ordinateur. Ses mains tremblaient légèrement. Le scientifique lui sourit à nouveau.

– Ne vous inquiétez pas, ce ne sont que de simples formalités. Vous ressemblez à votre mère, je peux vous l’assurer.

La jeune femme inspira profondément avant de taper le code. Une fenêtre s’ouvrit demandant une confirmation biométrique.

– Posez vos doigts ici, s’il vous plaît.

Le scientifique guida la main de la jeune fille sur l’écran d’une petite boîte. L’ordinateur émit un bip avant qu’une autre fenêtre ne s’ouvre avec la phrase « Veuillez entrer la date souhaitée dans le champ indiqué ».

– Très bien. Je vais maintenant vous laisser. Vous disposez de tout le temps que vous souhaitez. Je tiens à préciser que vous êtes la seule personne à pouvoir observer les souvenirs que vous allez sélectionner. Je ne verrai rien. Si vous avez besoin de quoi que ce soit ou que vous vous sentiez mal, vous pouvez appuyer sur ce bouton. Je vous souhaite beaucoup de plaisir.

– Pourquoi me sentirais-je mal ?

– Eh bien, vous êtes la première personne à participer au recueil de mémoires, nous ne savons donc pas encore vraiment comment la procédure peut toucher les proches concernés. Le deuil est une période difficile. Mon équipe et moi-même espérons sincèrement que ce que nous pouvons vous offrir vous permettra de vous connecter avec votre mère bien qu’elle ne soit plus parmi nous. C’est en tout cas ce que votre mère espérait en offrant sa mémoire à notre projet, répondit le scientifique en souriant.

– Je l’espère aussi.

– Pour être franc je ne m’inquiète pas beaucoup. Votre mère nous a beaucoup parlé de vous. Je suis certain que vous réussirez parfaitement.

 

La jeune femme se figea. Comment se faisait-il que son hôte connût si bien sa mère ? Tentant de ne rien laisser paraître, elle sourit avant de regarder le jeune homme quitter la salle. L’ordinateur émit un autre bip. La jeune femme tourna la tête et prit la feuille sur laquelle se trouvaient les dates sélectionnées par sa mère. Elle tapa la première.

 

Une boîte de petits beurres apparut sur l’écran. La jeune femme suivit la petite main d’un enfant attrapant à la hâte des biscuits avant de refermer la boîte et de quitter la cuisine. Elle reconnut alors le salon de ses grands-parents, puis leur jardin. Elle devait être en train d’observer sa mère lorsque celle-ci n’était encore qu’une fillette. Sa gorge se noua quand elle se rendit compte que sa maman se dirigeait vers les buissons où elle-même se cachait, petite fille pour échapper à sa grand-mère après une bêtise. Elle aperçut les larges mains de son grand-père écartant les branches d’un buisson avant de lui tendre la main en souriant. La petite main de l’enfant y déposa un biscuit puis appuya son index sur sa bouche. Le grand-père répéta le geste.

Le souvenir s’arrêta, la jeune femme cligna des yeux. La sensation d’être à la place de sa mère était surprenante, c’était certain. Mais elle trouvait l’expérience plutôt agréable. Elle détailla les dates sur la feuille. Les dix premières semblaient être rattachées à des souvenirs d’enfance, les dix suivantes à des souvenirs d’adolescence, tandis que les trente dernières correspondre à des souvenirs de l’âge adulte. La jeune femme parcourut l’enfance de sa mère, puis l’adolescence. Un souvenir la fit sourire. Elle se retrouvait à la Fête des Vendanges. Sa mère, entourée de quelques amies, buvait à même le goulot d’une bouteille de vin. Elle détourna les yeux lorsque sa mère se mit à vomir.

La jeune femme continua de taper date après date. Elle découvrit ainsi la rencontre entre sa mère et son père, leur mariage, l’obtention du doctorat en neurosciences de sa mère, le moment où celle-ci découvrit qu’elle était enceinte de son frère puis d’elle-même. Elle se reconnut dans les bras de sa mère lorsqu’elle n’était qu’un nourrisson. Puis elle se vit grandir, ainsi que son frère. Elle retrouva encore sa mère fêtant le départ à la retraite de son ancien patron. Puis apprenant le diagnostic qui la mènerait à perdre la mémoire et la regarda annoncer sa démission.

Elle ne se rendit pas compte tout de suite qu’elle pleurait. Certes elle avait observé sa mère dépérir, mais la voir se battre contre la démence depuis son propre point de vue était d’une violence rare. Elle s’arrêta un instant, sécha ses larmes et tapa la dernière date de la liste.

Cette dernière ne suivait pas le même ordre chronologique que les précédentes. Ce souvenir semblait issu de la période où sa mère travaillait sur des projets gouvernementaux. La jeune femme la vit monter sur une estrade devant une salle remplie de scientifiques, pour présenter le projet MADELEINE. Son cœur manqua de s’arrêter. Voilà donc la raison pour laquelle le jeune scientifique connaissait aussi bien sa mère. Elle porta attentivement son regard sur l’assemblée et trouva le jeune homme assis au premier rang. Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Sa maman avait donc découvert le moyen de préserver la mémoire de personnes atteintes de démence afin de ralentir l’avancement de la maladie. Elle avait trouvé le moyen de déjouer son propre diagnostic… mais elle avait manqué de temps! Elle était partie avant de pouvoir se sauver elle-même. Les larmes se mirent à couler à nouveau. La jeune femme appuya sur le bouton. Le scientifique entra, une boîte de mouchoirs à la main.

– J’imagine que vous comprenez mieux maintenant pourquoi nous tenions à ce que vous soyez la première à venir participer au recueil de mémoires, dit le scientifique en lui tendant un mouchoir.

– Je comprends surtout mieux comment vous me connaissez, répliqua la jeune femme.

– Votre mère était une femme brillante, vous savez. On s’est beaucoup moquée lorsqu’elle a commencé à perdre ses affaires ou lorsqu’elle n’allait pas donner son cours. J’ai essayé de l’aider comme je pouvais. Elle a gardé son diagnostic secret. J’étais le seul à être au courant avec le doyen… Lorsqu’elle est décédée beaucoup de ses anciens collègues se sont mis à raconter comment ils la connaissaient et à quel point ils étaient tristes qu’elle nous ait quittés d’une manière aussi cruelle. Ils cherchaient les bonnes grâces auprès du doyen à la seule fin d’obtenir le projet MADELEINE. Cette bande d’hypocrites n’a pas apprécié lorsque le doyen m’a nommé responsable du projet. Votre mère m’a toujours traité comme un égal, malgré la différence hiérarchique. Je lui en serai éternellement reconnaissant.

 

Le jeune homme tenta de contenir son émotion du mieux possible. Il tapota sur le clavier et l’ordinateur s’éteignit. Il retira une petite boîte de l’une des tours et la donna à la jeune femme.

– Voici le disque dur sur lequel se trouvent tous les souvenirs de votre mère. Si vous souhaitez les revoir, vous n’aurez qu’à connecter le disque à votre ordinateur. Ils se présenteront comme des fichiers MP4, tout ce qu’il y a de plus basique.

– J’ai une question à vous poser.

– Je vous en prie.

– Pourquoi n’y avait-il pas de son ? Je voyais les souvenirs, mais je ne pouvais pas les entendre.

– C’est l’un des problèmes que nous sommes en train d’essayer de résoudre. Votre mère planchait là-dessus avant de… enfin vous savez.

– Oui, je comprends. Merci pour tout.

– C’est moi qui vous remercie.

Le scientifique raccompagna la jeune femme à l’ascenseur. Il lui fit un petit signe de la main alors que les portes se refermaient. Elle regarda le disque dur entre ses mains. Elle ne savait toujours pas que penser de l’expérience qu’elle venait de vivre.

Mille questions lui traversaient l’esprit. Mais surtout deux d’entre elles revenaient sans cesse : Qui étaient donc ces hommes aperçus lors du dernier souvenir de sa mère, avant qu’elle ne soit retrouvée morte dans sa chambre d’hôpital ? Et qu’avaient-ils bien pu lui dire ?

Commentaires (2)

Webstory
13.02.2024

Lisez le témoignage de la lauréate Sourcière dans les archives des actualités, ainsi que le mot d'Anouk DUNANT GONZENBACH Archiviste d’Etat adjointe aux Archives d’Etat de Genève et auteure (membre du jury).

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09.11.2023

Félicitations à Sourcière, lauréate du 2e Prix du concours d'écriture 2023, pour A portée de main.

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