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Tu es entré dans la routine stricte de mes journées de travail : le réveil, deux cafés, puis ton sourire. Ensuite seulement, peuvent se déployer les heures et leur lot d’obligations.
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Il est neuf heures cinq et je viens à peine de déverrouiller la porte. Dans dix minutes, vingt au plus, tu franchiras le seuil. Immanquablement, tu es le premier client de la journée. Depuis bientôt huit mois que j’ai été engagée dans cette boutique branchée de la vielle ville, c’est ta face ridée qui accompagne quotidiennement les premières notes du carillon de l’entrée. Deux yeux délavés sous un amas de paupières flétries. Un nez rouge strié de veines éclatées. Des lèvres tâchées, tout comme la peau de ton crâne dépeuplé. Tu n’es pas beau à voir et même le bric-à-brac faussement antique des rayons a l’air éclatant de jeunesse dans ton ombre.

N’importe quel autre employé t’éconduirait poliment en quelque phrases assassines. Nous ne faisons pas dans la charité ici et tu n’as clairement ni l’air ni les moyens d’acheter la plus petite babiole de notre stock. Pire, ta présence pourrait décourager de bien plus précieux clients d’entrer. Pire encore ! En attirer d’autres comme toi dans ton sillon. Je devrais suivre la consigne et mieux « sélectionner notre clientèle » comme nous incite la dernière directive reçue. Et par contraste tenir éloigner les enfants, les vieux et ceux qui, visiblement, ne dépenseront pas un rond. Place aux acheteurs, rien qu’au acheteurs.

Cependant, quelque chose en toi a dû me toucher. Au-delà de l’amas de peau et de vêtement plissés que tu te trimbales, passés l’odeur doucereuse de ton éternel manteau et le chuintement de ton souffle chargé, il y a un je ne sais quoi qui me retient. Ta politesse, ta patience, ton calme. Ou peut-être ton sourire tout simplement. Différent des sourires carnassiers ou camouflés qui se promènent dans les rues et sur les écrans. Très doux et un peu usé d’avoir si souvent servi. Un sourire sincère, qui m’a en quelque sorte apprivoisée et j’en suis venue à attendre ta visite, matin après matin. Tu es entré dans la routine stricte de mes journées de travail : le réveil, deux cafés, puis ton sourire. Ensuite seulement, peuvent se déployer les heures et leur lot d’obligations.

Il est neuf heures treize et je donne un coup de chiffon sur comptoir. J’aligne soigneusement les articles qui doivent être mis en avant et permettre de remplir nos objectifs de vente. Le beau temps a enfin fait son retour et la consigne n’a pas manqué : lunettes de soleil, chapeaux et ombrelles sont à mettre à l’honneur. Les ombrelles, surtout. Le plus de dentelles, le mieux. Avec leur air romantique, les jeux d’ombres entre les mailles délicates, leurs couleurs pastelles, elles sont irrésistibles. La vague a déferlé d’Amérique, comme la plupart du temps, et les influenceurs du monde entier les brandissent à tour de bras sur toutes leurs publications depuis plusieurs jours. Qui posera en une imitation provocatrice de Marie Poppins ? Qui pourfendra la foule, armé d’un haute-forme et nonchalamment appuyé sur une canne improvisée ? Qui obtiendra le plus de vue ? Le plus de cœurs, de sourires, de pouces levés ? Tous les objets de la boutique ne vivent que pour ces quelques heures de gloire numérique. Le succès se compte en pixel. Et pour nous, dealeurs à la petite semaine, en monnaie sonnante et trébuchante.

Toi, évidemment, tu n’y jetteras pas le moindre coup d’œil. Tu sembles totalement hermétique aux potentielles merveilles qui te guettent du haut des étagères. Je ne suis même pas sûre que tu connaisses le monde magique des réseaux et la toile gluante de nos navigateurs modernes. Mais qu’est-ce que j’en sais au fond ? Je ne t’ai jamais demandé si tu as des enfants. Des petits-enfants. Des voisins et voisines qui te feraient l’aumône de tenter de t’inclure dans leur monde. De t’éduquer. Allez Papi, il faut vivre avec son temps ! Ou peut-être n’as-tu même pas besoin d’eux pour rester à la page. Au fond, ça m’est bien égal, de toute façon, tu ne me demande pas mon avis. Tu ne viens jamais pour acheter. Tu viens vendre.

J’ai tenté au début de t’expliquer que ce n’est pas dans ce sens que ça marche ici. Ou du moins très rarement. Si on vend à tour de bras toutes les pacotilles possibles, l’enseigne n’achète qu’au compte-goutte à des particuliers. Uniquement ce qu’elle est sûre de pouvoir revendre rapidement, avec une marge confortable. Le monde est ainsi fait, inutile de se voiler la face, si je gâche des après-midis entiers à sourire jusqu’à en avoir des courbatures de mâchoire, ce n’est pas par charité. C’est pour l’argent. Rien que l’argent. Celui qui me permettra à la fin du mois de payer mon loyer, puis mes sorties, puis mon abonnement de téléphone et tous les gadgets dont je ne peux décemment pas me priver. Et puis, l’argent sert aussi à payer la partonne, et les actionnaires, et les stocks, et les locaux, et la publicité. Il faut beaucoup d’argent donc. Et le choix des heureux élus à qui échouera la mission de remplir nos caisses n’est pas laissé à ma petite personne. Il y a des professionnels, des décisions centralisées, des négociations redoutables. Un objet ne sera acheté que s’il peut être revendu au centuple. Ce qui n’arrivera jamais à ceux que tu tente sans cesse de me refourguer.

Toi, tu arriveras en tendant un livre de poche aux pages jaunies qui n’aura même pas le panache de la rareté. Une boîte à petit beurres métallique, cabossée et défraîchie, sentant autant la nostalgie que les miettes mal nettoyées. Une reproduction grande série d’un célèbre tableau antique. Une photo d’un homme ou d’une femme, mort depuis trop longtemps pour pouvoir encore prétendre à la célébrité. Tu me les as tous fait. Chaque matin un nouveau trésor plus décrépi et plus dérisoire que la veille. Je ne sais pas d’où tu déterres ces vieilleries. Si c’est de chez toi, tu dois vivre dans un entrepôt au moins aussi encombré que cette boutique. J’imagine des piles et des piles de bric-à-brac dans un appartement poussiéreux. Une moquette défraîchie, des étagères décorées de napperons et de statuettes en verre. Des photos dans des cadres en plastique doré. J’ai de la peine à respirer rien qu’en y pensant.

Mais ce que je pense, tu t’en fiches également. Je ne suis qu’un outil dans ta quête, qu’un moyen d’atteindre un rêve bien plus grand. C’est après la mémoire que tu cours. La tienne, la mienne, celle qui n’a plus aucune valeur pour quiconque mais que tu espères faire revivre à travers tes trésors dérisoires. Quand tu les déballes avec amour sur le comptoir. Que tu te mets à raconter, les yeux pour un temps à nouveau éclairés, les histoires de ces morceaux de ta vie, ta famille, tes amours, ton travail, tes rêves.  Tu m’en fais cadeau au travers de tes vieilleries. Un cadeau un peu forcé, tu prends soin de ne pas penser à cet aspect de nos échanges. Personne n’est passionné par un vieux qui radote, moi pas plus que quiconque, mais je suis payée pour me tenir derrière cette caisse enregistreuse et, tant qu’il n’y a pas d’autres clients, j’écoute. Et quand, après de longues minutes, tu te tais, encore tout embrumé de ces rêves invoqués, un peu gêné d’avoir étalé ta vie, mais heureux à la fois, je soupire un sourire et je t’achète ton souvenir. Parce que dire qu’il n’a aucune valeur serait te briser le cœur. Ce serait mentir aussi. De la valeur, il en a pour toi. Une valeur inestimable. Il est juste invendable, ce qui est une question toute différente.

Alors je fais tinter le tiroir-caisse, je te tends quelques pièces auxquelles tu ne jettes même pas un œil avant de les fourrer dans une poche de ton chandail informe. Rapidement je pose l’objet de côté, avec un soin un peu ostentatoire. Tu lui jettes un dernier regard amoureux. Tu me souris et derrière la brume de tes yeux pâles il me semble voir un peu de ciel bleu qui pointe. Peut-être même un bout de soleil ou une étoile. Puis, après un temps qui n’appartient qu’à lui-même, tu repas, vieil homme plein de vieille mémoire.

Quand tu es hors de vue, je pêche au fond de ma poche la somme déboursée et je la remets en caisse. La transaction n’apparaîtra jamais dans les comptes de la boutique. C’est une dépense personnelle et, de toute façon, je me ferais virer si un seul centime venait à manquer sans une autorisation de plus haut.

La boîte métallique, le tableau ou je ne sais quelle babiole que je t’ai achetée, je la jette directement dans la benne à l’arrière de la boutique. Invendable, comme prévu. Et je n’encombrerai pas mon appartement de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Je garde la place pour les miens.

Puis, la journée passera au rythme des clients bien plus jeunes, qui s’approprieront à coup de photos et d’exclamation des objets éphémères et propre de toute mémoire. Je leur servirai de beaux discours sur l’importance du recyclage et de notre engagement social. La philosophie des enseignes de seconde-main. La possibilité de sauver le monde tout en consommant à tour de bras. Je sourirai, beaucoup, plaisanterai, flatterai, appuierai sur les boutons des smartphones et autres appareils voraces. Pendant ma pause, chronométrée, je ferai bien attention à ne pas réfléchir, me concentrerai pour calculer combien d’heures de travail je devrai encore fournir avant de pouvoir partir au soleil ou à la montagne, selon la destination du moment. Cela me motivera pour la suite de ma journée. Puis celle d’après. Je sourirai de plus belle et recevrai les compliments de ma supérieur et la jalousie de mes collègues.

Il est neuf heures trente-cinq. Je me suis perdue dans mes rêveries et tu n’es toujours pas là. Par la fenêtre, je guette la rue pavée d’où je te vois normalement débarquer d’un pas traînant. Il n’y a que des inconnus. Peut-être as-tu juste raté ton bus ou ne trouves-tu pas de place de parc. Peut-être as-tu eu un appel urgent, de la famille à aller voir, une sœur à l’hôpital. Distrait, as-tu oublié d’emporter un trésor dans tes poches sans fond et fait demi-tour ? Ou est-ce cette fois un livre plus épais que d’habitude, as-tu de la peine à le porter, son poids ralentit-il ton pas ?

Les excuses défilent dans ma tête sans que je ne puisse les arrêter. Toutes se valent, donnent envie d’y croire. Mais au fond de moi, je le sens bien, c’est une vague d’angoisse qui menace de me submerger. Et si hier était la dernière fois ? Et si aujourd’hui tu ne revenais pas ?

 

Commentaires (4)

Webstory
13.11.2023

Merci de votre participation au concours 2023 – Mémoires. "Vieil homme, vieille mémoire" figurait parmi les dix premières histoires retenues dans la sélection du jury.

Eloïz
13.11.2023

Merci pour ce gentil message! contente de savoir que cette histoire vous a plue :-) je n'ai pas encore eu l'occasion de lire les finalistes, mais c'est clairement sur ma liste, je me réjouis!

Starben CASE
27.07.2023

Ce magasin pourrait se situer dans la petite ville de Tribom que vous avez créé dans A toute faim utile. Ce personnage inoffensif qui ne fait de mal à personne mais dont on ne sait que faire et qui gène un peu. J'aime bien l'ambiance. Merci Eloiz

Eloïz
29.07.2023

Merci pour votre lecture et le lien avec un texte précédent, je dois avoir une certaine préférence pour les personnages décalés et solitaires ;-)

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