Créé le: 04.12.2020
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Top chrono

Amour, Fables, Fantastique

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Chapitre 1

1

Lorsque la course à pied l'entraîne dans un rêve éveillé...
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Chaque matin, Ulysse suivait le même rituel. Levé à 5 h.30, il avalait son petit déjeuner composé de céréales vitaminées, de deux bananes et d’un jus d’orange frais pressé. Le café, ce sera pour le retour. A 6 heures pile, il enfilait ses baskets fluos, ajustait sa lampe frontale, passait sa montre GPS cardio au poignet gauche, et traversait, en foulée progressive, le petit village endormi de Treffort.
En quittant la ferme rénovée dominant le lac de Monteynard, encore plongé dans la nuit, il poursuivait une nouvelle fois, ce matin-là, l’objectif de réaliser le tour du lac en moins d’une heure. Quoique bien entraîné, habitué aux compétitions régionales de course à pied qu’il remportait souvent, il n’était jamais parvenu à franchir les 12,5 kilomètres en moins de 60 minutes. Le passage sous cette barre était devenu obsessionnel.
La régularité de sa foulée, son rythme cardiaque et respiratoire, la qualité de sa préparation physique n’étaient pas en cause. Ulysse n’osait l’avouer à personne : il souffrait de vertige. Il en était sûr, sans ces deux passerelles himalayennes qui se mettent en mouvement à chaque pas, à 85 mètres au-dessus du canyon, il aurait déjà atteint son objectif.
La distance à parcourir n’est pourtant pas longue, moins de 500 mètres sur les deux passerelles de l’Ebron et du Drac. L’obstacle n’en restait pas moins énorme aux yeux, et aux tripes, d’Ulysse. En apesanteur, l’estomac poussé dans la gorge par le vertige, le sportif n’en menait pas large. Il s’engageait à tâtons sur les passerelles, cramponné aux câbles, le regard rivé sur le haut de la falaise. Surtout ne pas baisser les yeux sur ses pieds et l’eau du lac, visible à travers les grilles posées sur l’armature métallique en constant mouvant oscillatoire.
Ces deux passages délicats, traversés à petits pas et à grands battements de cœur, lui faisaient perdre au moins trois minutes. Sans parler du temps de récupération jusqu’à ce que son rythme cardiaque redevienne régulier.
Ce matin-là, Ulysse avait réalisé un excellent temps intermédiaire à l’entrée de la passerelle de l’Ebron. « Est-ce que, cette fois, je vais enfin pouvoir atteindre mon objectif », se demanda-t-il, en fixant sa montre. Avec appréhension, il avait déjà posé le pied sur l’instabilité câblée, lorsqu’il entendit un chant s’élevant au-dessus des eaux du lac. La mélodie, douce, presque sirupeuse, l’envoûtait, sans pour autant l’endormir. Bien au contraire. Son vertige l’empêchait de découvrir la provenance de la voix. Le chant provoqua des effets bizarres. Ses jambes se raffermirent, son estomac se dénoua, son cœur cessa de battre la chamade. Sans même s’en rendre compte, Ulysse parvint à traverser la passerelle au pas de course.
Il ne chercha pas à comprendre, et força un peu le rythme, quasiment certain de pouvoir, cette fois, battre son record. Mais, arrivé à l’entrée de l’étroite passerelle du Drac, le vertige le reprit. Aucune voix ne vint à son secours. Passé la ligne d’arrivée, symbolisée par la porte de sa maison, Ulysse jeta un coup d’œil inquiet à sa montre. Le chronomètre s’était arrêté sur 61 minutes. Il avait amélioré son record de deux minutes, sans franchir la fameuse barre. Ce jour-là, le café eut un goût un peu moins amer que d’habitude.
Le lendemain, ragaillardi par sa performance de la veille, Ulysse traversa une nouvelle fois la passerelle de l’Ebron au pas de course, stimulé par la mélodie miracle qu’il songea à inscrire dans sa mémoire. Avant de franchir l’ouvrage du Drac, il décida de fredonner la douce mélopée, et put ainsi traverser en courant les 220 mètres surplombant le vide. De retour à la maison, le chronomètre indiquait 59 minutes.
Fier et heureux d’avoir atteint son objectif, Ulysse n’était guère motivé à recommencer l’épreuve, au risque d’échouer. Le lendemain, il se leva donc un peu plus tard que d’habitude. Il ne força pas le train. La performance ne l’intéressait plus. Il voulait, en revanche, savoir quelle était l’origine de la mystérieuse voix.
Délivré du vertige, il se planta au milieu de la passerelle et chanta la mélodie inscrite dans sa tête. Soudain, une voix lui répondit en écho. Le jeune homme scruta les eaux du lac, et vit avec stupeur le visage d’une fille blonde qui nageait au pied de la falaise. Fasciné par sa beauté, il tenta de lui parler, mais le vent emporta ses paroles, ignorées par la jeune femme.
Ulysse, curieux certes, mais aussi amoureux de la belle inconnue, voulut en avoir le cœur net. A l’aube, il emprunta un canoé oublié près du parking des Vignes, et se dirigea vers le canyon de l’Ebron. Son cœur n’était plus chronométré, mais ouvert sur l’environnement. Il découvrit avec enchantement ce que sa soif de performance sportive avait complètement occulté. La beauté des eaux turquoise du lac, la splendeur blanche, au lointain, du massif des Ecrins, l’odeur des pins, la majesté des chênes, l’élégance des hêtres, les formes fascinantes des argiles litées grises des falaises, l’ombre furtive des truites.
Parvenu dans le canyon de l’Ebron, le cœur serré, Ulysse entama le chant magique. Soudain, une tête blonde surgit. « Je m’appelle Serena », dit-elle, en s’appuyant légèrement sur le bord du canoé. « Et moi, Ulysse », répondit-il, subjugué. Elle remarqua le regard de feu d’Ulysse. « Je dois vous avertir. Je ne suis pas une femme pour vous », avoua-t-elle, d’un air triste. Elle s’appuya plus fortement sur le canoé. Ulysse découvrit qu’elle était nue. La sublime poitrine de la jeune fille se balançait au rythme du tangage de l’embarcation.
« Je dois vous quitter », dit-elle brusquement. « Je reviendrai demain », promit Ulysse, avant de voir Serena plonger dans les profondeurs du lac. Le lendemain, Ulysse était au rendez-vous. Il chanta longtemps, très longtemps. Personne ne répondit. Puis il vit une forme sortir de l’eau à la vitesse de l’éclair. Il reconnut la tête blonde. Serena fendit les airs, se retourna brusquement, et plongea. Le bas de son corps, en forme de poisson, disparut dans le lac.

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