Échanges nourris sur l’environnement et la vie politique fribourgeoise. En filigrane, une histoire d’amour débute en Gruyère, puis s’interrompt à la Fête des Vignerons. Cette nouvelle, non primée, a participé au concours d’écriture de la ville de Gruyères.
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Sous le baobab de montagne

 

Sans que Jacques s’en soit aperçu, les nuages noirs s’étaient accumulés dans le ciel, théâtre d’une sombre bataille entre le vent, les rayons du soleil et les courants modifiés par la masse du Moléson. La montagne assombrie était soudain devenue menaçante. Les sapins accrochés à ses flancs s’étaient fondus dans le noir ambiant.

 

Le téléphérique, qui risquait d’être balloté comme une araignée sur sa toile agitée par l’arrivée d’un très gros bourdon, avait cessé de relier le sommet. La chaleur étouffante se chargeait d’humidité.

 

Le flash zébré de l’éclair sortit brusquement Jacques de sa mélancolie musicale. Il rangea prestement son harmonica dans l’étui noir accroché à sa ceinture, et se leva. Les éclairs jaillissaient, offrant une vision lumineuse et dantesque des pâturages. Le bétail était déjà allé se réfugier sous un groupe de hauts sapins aux racines proéminentes.

 

Sans prévenir, la foudre s’abattit sur un grand conifère en lisière de forêt. Jacques pressa le pas, décidé, lui aussi, à trouver rapidement un abri. Les coups de tonnerre rapprochés résonnaient dans ses tympans. La pluie se mit ensuite à tomber dru. Elle fit valser, sur les pas du promeneur musicien, les grandes feuilles de rhubarbe de montagne, appelée aussi oseille des Alpes, délaissée par les vaches.

 

Jacques, tête en l’air, n’avait pas imaginé un orage aussi violent. Parti le matin de Vevey, monté en voiture jusqu’aux Paccots, il s’était muni d’une simple veste sans capuchon pour suivre le sentier pédestre jusqu’au pied du Moléson. A moitié trempé, mais pas encore lessivé, le jeune homme arracha quelques feuilles de rhubarbe pour s’en faire un couvre-chef de fortune.

 

A peine rasséréné par son nouvel équipement, le Vaudois savait que le plus important restait à faire : trouver un bon abri contre ces soudaines intempéries fribourgeoises, très éloignées du doux climat de la Riviera.

 

Les feuilles de rhubarbe dégoulinaient sur le nez de Jacques. Le sol détrempé avait eu raison de ses baskets blanches devenues très glissantes. Ses doigts de pied pataugeaient dans une eau à l’odeur de fromage. Fatigué par une marche qui s’éternisait, le jeune homme scruta les alentours, sans trouver abri à son pied. Des traînées de brume rendaient sa recherche d’asile encore plus angoissante.

 

Soudain, le Veveysan aperçut de la fumée sortie d’on ne sait où. Pressant le pas autant que le permettait ses chaussures inondées, il se laissa guider par les signaux de fumée. Au détour d’une bosse, le chalet apparut progressivement. Une cheminée conique, enrobée de tavillons posés avec l’amour du travail bien fait, laissait s’échapper le panache blanc qui avait guidé ses pas.

 

Après avoir contourné une fontaine en tôle rouillée, Jacques entendit des meuglements dans l’étable. Enfin une présence rassurante dans cette montagne hostile, se dit-il, sans même se rendre compte qu’il remerciait les ruminants d’un canton voisin.

 

Le jeune homme, feuilles de rhubarbe sur la tête, s’approcha de la bâtisse. Aucune porte n’était apparente, à part la grande, à deux battants rénovés donnant sur l’étable. Contraint de contourner le chalet pour trouver âme qui vive, Jacques se planta devant le seul élément qui ressemblait à une porte. Pas de sonnette, pas de clochette : il frappa donc sur un des petits carreaux, tout en jetant un œil curieux à l’intérieur.

 

Pas de réponse. Transi de froid, trempé jusqu’aux os, le promeneur solitaire poussa la porte. La petite pièce sentait la fumée de bois sec. Le feu crépitait dans un foyer ouvert. La chaudière accrochée à la potence excentrée était hors de portée des flammes qui léchaient une marmite remplie de lait, pommes de terre, oignons, épinards et orties, annonçant un nourrissante soupe de chalet. La fabrication du fromage, dans le récipient de cuivre bombé de 400 litres, débutera le lendemain, après la traite du matin.

 

Jacques n’avait qu’une envie : s’asseoir devant le feu pour se réchauffer et sécher ses pieds prisonniers des baskets pataugeoire. Il se ravisa. Le Vaudois n’était pas chez lui et devait d’abord se présenter au maître des lieux. Il poussa la porte en face. Et stoppa net son élan.

 

Un mélange de senteur chaude de foin et de bouse éclaffée lui prit les narines. A sa droite, une vache lui  tendit son gros museau rose baveux et le regarda de ses yeux vides bordés de mouches. Il dut résister à la forte envie de s’enfuir. Le froid et la faim l’incitèrent à rester dans l’étable. Il éprouva même du plaisir à humer les vapeurs de lait tiède et crémeux.

 

– Bondzoua, s’exclama Nicolas.

 

Jacques tourna la tête vers l’armailli qui lui disait bonjour, au fond de l’étable, les mains sur les tétons de Clémentine, le front appuyé contre le rugueux pelage noir et blanc de la Holstein. Le citadin s’est soudain cru sur la lune. Entouré d’une quinzaine de vaches, les queues tenues en l’air par des ficelles accrochées au plafond, le Vaudois n’avait rien compris au patois fribourgeois.

 

Il n’y fit rien paraître et se présenta à l’homme en bredzon. Cuisinier chez Nestlé, au premier étage du building veveysan ouvrant sur la lac Léman, il était venu au pied du Moléson, dans un paysage grandiose, pour jouer avec inspiration de l’harmonica. “De la musique à bouche, ou plutôt de la chèrinète”, corrigea Nicolas.

 

Jacques, attiré par la chaleur du feu allumé dans la cuisine, alléché par le fumet de la soupe de chalet, ne voulait pas perdre de temps à contrarier l’armailli pour une banale question de vocabulaire. Il poursuivit rapidement son histoire en expliquant comment il s’était fait surprendre par l’orage.

 

Nicolas eut pitié de lui en le voyant grelotter, penaud, dans l’embrasure de la porte de l’écurie. Il sortit son meilleur français et dit d’un ton bienveillant : “Je termine de traire Clémentine. Allez dans la cuisine ! Je vous rejoins tantôt”.

 

Transi, le musicien amateur se précipita près du feu. Il se frotta les mains devant les courtes flammes sous la casserole recouverte de suie et pleine de soupe, mais n’osa pas se déchausser. Il craignait de dégager un remugle rance de fromage des pieds qui se mêlerait mal avec cette agréable odeur persistante des grains de fromage tirés à la toile, le matin même, hors de la chaudière.

 

L’armailli, manches bouffantes et edelweiss finement brodées sur le revers de son mandzeron, entra d’un pas lent dans la cuisine et se dirigea vers un évier en pierre pour se laver les mains encore enduites de graisse à traire. En se retournant, il vit Jacques, la tête recouverte de feuilles de rhubarbe.

 

– Qu’est-ce que vous faites avec ce lapé sur la bôla?, s’inquiéta Nicolas.

 

Jacques était dans ses petit(e)s baskets. Il se trouva ridicule car il avait parfaitement compris la remarque du Gruérien. Finalement, le patois n’est pas si éloigné du français, don ! C’est à se demander pourquoi les curés et les instituteurs ont voulu l’abolir. Ne sachant que répondre, le Veveysan préféra avouer la vérité : “Je suis très souvent tête en l’air”. “Ah ! Vous êtes un Pique-Lune”, répondit Nicolas en s’étranglant de rire.

 

L’armailli, volontiers taquin, ne voulait pas blesser son hôte. Il lui enleva délicatement les feuilles de rhubarbe de la tête et les jeta dans la marmite.

 

– D’habitude, je transforme ce lapé en choucroute en le faisant fermenter dans du lait, mais ce soir cela ira très bien dans la soupe du chalet, lorsque j’aurai ajouté des cornettes et de la crème. Dans dix minutes on pourra manger.

 

Invité d’office, Jacques était agréablement surpris du sens de l’hospitalité du Gruérien. Bourru à l’extérieur, tendre à l’intérieur : c’est un peu comme une poire à botzi, un peu trop cuite, à la Bénichon.

 

Les deux hommes passèrent à table dans la pièce attenante. Une grande table de bois brut occupait tout l’espace. Elle avait été construite pour accueillir toute la famille de l’alpage, du bouèbe au maître armailli, en passant par le barlatê et le dzinyo, sans oublier un ou deux membres de la famille de passage entre plaine et montagne.

 

Nicolas posa deux assiettes en solide porcelaine sur le chêne veiné, du brun fauve au brun noisette. Cet aspect rustique et chatoyant provenait du sciage du bois en long à la maille, révélant le cœur de l’arbre. Le Gruérien du Pâquier et le Vaudois de Vevey apprirent à se connaître, un peu, en avalant la soupe de chalet, puis, beaucoup mieux, lorsque Nicolas sortit la bouteille de poire à botzi distillée à Bulle, suivie de la petite gentiane “maison”.

 

Jacques parla de sa vie stressante de cuisinier chez Nestlé, de l’arrogance des chefs pressés, dédaigneux des bons plats qu’il leur sert dans la grande salle panoramique du dernier étage ouvrant sur l’étendue du lac et les montagnes de Savoie. Le paysage est fabuleux, mais il préfère celui, plus sauvage, empli d’air pur et de plantes odorantes, au pied du Moléson. A cet endroit, il se sent serein pour jouer de l’harmonica et oublier les coups de feu de son métier.

 

De la détente, il en a besoin. Il se réjouit aussi d’avoir reçu de son employeur deux billets pour la soirée du 20 juillet à la Fête des Vignerons.

 

“Fête des Vignerons” : ces trois mots ont rendu Nicolas très bavard. Il connaît tous les membres de la société des armaillis de la Fête. Et, par leur petit nom, la plupart des 40 vaches qui séjourneront, dès le 13 juillet, au bord du lac, dans le village fribourgeois construit au parc Doret. L’armailli, de bonne compagnie et ouvert au monde, a aussi eu le grand honneur d’être choisi, au côté de dix autres candidats, comme chanteur “co-soliste” du ranz des vaches.

 

La soirée étant déjà bien avancée, et l’heure de la traite du matin se rapprochant dangereusement, les deux compères décidèrent d’aller se coucher dans la pièce du fond, attenante à la cuisine. Jacques accepta volontiers l’invitation à dormir, et mis soigneusement ses habits et ses baskets bourrées de papier journal à sécher près du petit fourneau en faïence bon marché.

 

Il reprendrait tranquillement la route de Vevey le lendemain avant 10 heures, lorsque Nicolas aura déjà mélangé le lait entier de la traite du matin, à celui, écrémé, de la veille, pour le mettre à chauffer à 32 degrés dans la chaudière qui aura repris sa place de choix, au centre du foyer crépitant de la cuisine.

 

Jacques ne pouvait  décidément plus se passer du la majesté du Molèjon, comme ils disent dans la région. Il avait oublié la peur de l’orage et de la foudre. Ce jour-là, parti de très bon matin pour retrouver son petit coin de nature, il s’installa sous un sapin protecteur, à la lisière du pâturage. Et sortit son harmonica en do.

 

Il jouait maladroitement “Le vieux chalet”, lorsque Nicolas déboucha avec ses vaches, à l’abade, qui gambadaient de bonheur dans le pré. L’armailli observait Clémentine et le reste du troupeau. Le Gruérien était d’un naturel trop sage pour être, lui, à l’abade et ne jamais rentrer à la maison. La vadrouille, ce n’était pas son truc.

 

Nicolas, heureux de revoir Jacques, le félicita d’avoir choisi de jouer une chanson de l’abbé Bovet. “Je pensais que c’était originaire du Valais”, s’étonna Jacques.

 

– Eh non mon cher ! C’est de l’AOP Gruyère, comme le fromage, même si les Valaisans l’ont adopté. Tout comme les Chinois qui ont dû dessiner les paroles du “vieux chalet”.

 

Le musicien en herbe veveysan entama ensuite “Elle descend de la montagne à cheval, singin’ ya, ya, youpie ya”.

 

– Tu veux que je te chante aussi les paroles ?

 

Sans attendre l’approbation de Nicolas, Jacques entonna : “Il descend du Moléson sur son cheval de bois, il descend du Moléson sur son cheval de bois, il descend, il descend, il descend du Moléson sur son cheval de bois”.

 

L’armailli plissa le front et lança un regard noir au citadin. “Les Gruériens ont le sens de l’humour, s’écria-t-il. Ils aiment bien badinâ, mais uniquement entre eux. Ce n’est pas parce qu’on a bu de la gentiane ensemble que tu peux te permettre de nous manquer de respect en inventant des paroles débiles”.

 

– Je suis vraiment désolé. C’est à cause qu’on chantait ça dans les cours de récréation sur la Riviera vaudoise. Pour me faire pardonner, je vais te jouer le ranz des vaches.

 

Dès les premières notes sur “Lè j’armayi di Kolombètè” le coeur des deux hommes se serra. L’émotion nostalgique s’amplifia au fil des dix-neuf strophes et du long refrain repris dix fois par Nicolas de sa voix grave, mais terriblement sensuelle. A côté, “Take me home, country roads” devenait une balade insipide.

 

Jacques s’excusa. Il débutait à l’harmonica, et crochait toujours, au trou 2, sur le sol aspiré. Il est important de trouver la note juste car elle précède une relance.

 

– T’inquiète pas, je connais un prof super à Fribourg : Bonny B. Fribourgeois de cœur, il t’apprendra à jouer parfaitement le ranz des vaches sans devoir connaître le solfège.

 

Ils se quittèrent, heureux d’avoir resserré leurs liens, au pied du Moléson, par la vibration à l’unisson des cordes vocales et des anches libres, dans la magie du brijon, le tintement des sonnailles en arrière-fond.

 

Bien formé par Bonny B., Jacques revint souvent sur l’alpage pour interpréter le ranz des vaches à la perfection. Ce début de soirée de juin avait une saveur particulière. Le pâturage dégageait un subtil parfum. Rien à voir avec la bouse de vache. Il fallait chercher l’origine de ce délicat mélange dans le blanc des renoncules alpestres, le rose des épilobes à petites fleurs, le jaune des primevères et des gentianes lutea, ou la pâleur du carvi, aussi appelé cumin des prés.

 

Les vertus médicinales et culinaires de toutes ces plantes et de beaucoup d’autres, Marie les connaissaient sur le bout des doigts. La jeune botaniste de l’Intyamon courait la montagne en exerçant son métier de cueilleuse pour quelques restaurateurs de la région et une pharmacie bulloise spécialisée en phytothérapie.

 

Elle connaissait tout le monde dans le coin, et tous les recoins des flancs du Moléson. Elle n’avait pourtant jamais entendu cette mélodie du ranz des vaches jouée à l’harmonica dans un style blues assez particulier. Sa récolte de fleurs à la main, elle s’approcha de Jacques.

 

Le ciel changeait progressivement de couleur. La lumière baissait; des lueurs rougeâtres se faufilaient dans le bleu pâle. Aucun signe d’orage et d’éclair à l’horizon. Pourtant, un violent coup de foudre se produisit. Marie tomba follement amoureuse de Jacques, envoûtée par les intonations de blues du ranz des vaches, parsemées de vibratos et de “bending”. Mais aussi par le teint hâlé, les cheveux noirs mi-longs, les yeux d’un bleu profond, la bouche sensuelle du cuisinier.

 

Jacques fut aussi touché par Cupidon. Marie avait une allure sportive dans ses  baskets rouge fluo conçues pour la montagne. Ses cheveux, semblables à des épis de blé mûrs, retombaient sur ses épaules. Son visage, illuminé par un sourire enjoué, resplendissait de tendresse empreinte d’une force de caractère à peine dissimulée.

 

La force de l’aimant fut irrésistible. Les deux inconnus se rapprochèrent sans dire un mot, s’embrassèrent instinctivement avec volupté, et se mirent rapidement à nu, au sens propre du terme. Le figuré viendra plus tard. Insensibles à la beauté des gradations de vert du paysage, ignorant le spectacle fascinant du Moléson en mutation du rouge au noir, les amoureux s’enlacèrent, et se réenlacèrent, à en perdre le souffle.

 

Les fleurs cueillies par Marie étaient éparpillées autour d’eux. L’harmonica se retrouvait, sans voix, dans l’herbe haute. C’est sûr, Jacques et Marie étaient appelés à se revoir très souvent.

 

Très épris l’un de l’autre, ils se donnèrent fréquemment rendez-vous en pleine nature sur la face ouest, ou nord-ouest, du Moléson, dans un endroit à chaque fois différent que seule la jeune fille blonde connaissait. Elle envoyait les coordonnées GPS à son amoureux qui accourait, fébrile, téléphone portable en main.

 

Une fois, en début de soirée, après une énième escapade dans les recoins de la montagne, Jacques choisit de ne pas rentrer immédiatement à Vevey. Il fit halte à la buvette du Gros Plané, posée au pied du Moléson,  au centre d’une vue panoramique englobant la chaîne du Jura, une partie de celle des Alpes, en Savoie, et le Mont-Gibloux. On pouvait même deviner les emplacements du lac Léman et des Dents-du-Midi.

 

Lorsque le Vaudois poussa, dans le couloir, la porte de gauche ouvrant sur la salle à boire et à manger, il tomba nez à nez avec Nicolas, en discussion avec un homme obèse proche de la soixantaine, rougeaud et moustachu.

 

– Eh ! Jacques. Viens t’asseoir avec nous. Je te présente Gustave qui possède une scierie dans l’Intyamon.

 

Le Veveysan se présenta, s’assit sur le banc de bois branlant, et jeta un coup d’œil sur la table rustique recouverte de formica. Une bouteille de Vully, à peine entamée, lui tendait son goulot.

 

“On parlait justement du ranz des vaches”, lança Nicolas, en désignant au-dessus de lui, un retson, petit cercle à fromage, dans lequel les tenanciers avaient épinglé la partition de l’abbé Bovet. “Tu sais, Jacques, que des députés UDC ont demandé un décret promulguant le ranz des vaches hymne du canton de Fribourg. Le Conseil d’Etat trouve l’idée mauvaise”.

 

Gustave s’emporta.

 

– Ce canton est gouverné par des nuls. Sans UDC, avec trop de socialistes, et des démocrates-chrétiens qui changent tout le temps de saint à qui se vouer, c’est normal que ça aille mal. Et je ne dis pas ça parce que je suis du parti de Christoph Blocher ! Fribourg ne serait rien sans la Gruyère, son tourisme et son industrie. Nous, Gruériens, sommes détenteurs de la tradition et des racines de ce canton. Le ranz des vaches en patois doit donc devenir notre hymne fort fribourgeois, respecté à l’extérieur. Jusqu’à Bruxelles !

 

Nicolas n’aimait pas l’intransigeance et l’arrogance. L’armailli rétorqua.

 

– Gustave, tu exagères. Le gouvernement cantonal fait de son mieux. Ce n’est tout de même pas de sa faute si l’hôpital fait rechute sur rechute, et que la manière de faire ses courses le samedi constitue, ici, le seul grand débat politique interminable. Quant au ranz des vaches, il doit pouvoir être partagé par tout le monde. C’est un chant de la réunion des différences, et non de l’exclusion. Ecoute !

 

Alliant le chant à la parole, l’armailli entonna le refrain, en français: “Lyôba, venez toutes, les blanches, les noires, les rouges, les étoilées sur la tête, les jeunes, les autres…”

 

Jacques, membre du parti socialiste veveysan, commençait à détester Gustave. Il dut se contenir pour ne pas se fâcher.

 

– Je ne suis pas d’ici, mais permettez-moi de constater que les frontières sont dans les têtes, pas sur le terrain. La Broye vaudoise et fribourgeoise en est le meilleur exemple. Et puis, je crois savoir que, même dans l’Intyamon, des communes ont fusionné, regroupant ceux qui se considéraient, il y a peu, comme des étrangers. J’adore le ranz des vaches, pas parce qu’il est fribourgeois, mais parce que je peux lui donner des intonations de blues qui le rend universellement nostalgique.

 

“J’ai soif”, coupa Gustave. Il cria pour demander une autre bouteille de Vully. La sommelière roumaine, en tablier rouge serré à la taille, obéit. Lorsqu’elle s’approcha de la table, Gustave lui mit la main aux fesses. La fille, engagée pour la saison, esquiva tant bien que mal, sans oser protester. Elle se confia pourtant à la patronne. Cette dernière bondit de la cuisine.

 

– Vous n’avez pas honte de faire ça, à la veille de la journée de grève des femmes en faveur de l’égalité !

 

Gustave, par le moins déconcerté, rétorqua.

 

– C’est l’hôpital qui se fout de la charité ! Ce n’est pourtant pas le Saint-Esprit qui a accroché au premier étage, sur la porte des toilettes, une plaisanterie sexiste sur les femmes plus ou moins désirables selon leur âge !

 

Nicolas, le nez en l’air, interrompit ce dialogue de sourds.

 

– Ca sent le brûlon !

 

“Nom de bleu, mes bricelets ! “, s’inquiéta la patronne en se précipitant à la cuisine. Elle n’en ressortira plus pour défendre la cause des femmes.

 

“Si la spécialité de la maison avait été le gâteau bullois fourré aux noix, qui colle aux dents, et non les bricelets trop cuits, ça n’aurait pas senti le brûlon”, ironise Gustave, content de voir les femmes à la cuisine et les hommes au bistrot.

 

Jacques était dégoûté de la tournure prise par les événements. Il décida de baster face à tant de préjugés et de mauvaise foi, et renonça donc à défendre la cause des femmes.

 

Mais Nicolas vint à sa rescousse.

 

– Gustave ! En regardant par-dessus l’amoncellement de billons devant ta scierie, tu as déjà observé des femmes de paysans ? Elles dirigent l’entreprise familiale avec leur mari, tiennent la comptabilité, s’occupent du train de ferme. Chez moi et les autres armaillis c’est comme  ça. L’égalité est naturelle dans notre beau métier. Je ne comprends pas pourquoi l’entier de la société ne prend pas exemple sur le monde paysan. La marche vers l’égalité n’est pas assez rapide.

 

Jacques voulut changer de sujet.

 

– A propos de rapidité, vous pouvez m’expliquer ce qui se passe à Charmey, avec le Rapido Sky ?

 

Nicolas le renseigna bien volontiers.

 

– Tu sais comment on dit, pentu, ou rapide, en patois ?

– Non

– Je te le donne en mille : rapido. Comparé au Moléson, où il faut un téléphérique pour atteindre le sommet, on ne peut pas dire que c’est très pentu du côté de Charmey. Je m’interroge encore sur la signification de ce nom anglo-patois. Mais je crois que personne ne saura jamais si les Charmeysans ont pensé aller rapidement au ciel avec leur télécabine, ou s’ils voulaient faire croire que leurs gros oeufs bleus pouvaient grimper une pente plus raide que celle du Moléson. En tout cas, ce qui a été rapide, c’est la descente aux enfers vers la faillite dans un climat de bisbille. Et tu ne sais pas la meilleure? La ville de Fribourg veut racheter l’installation pour relier l’Université à l’hôpital par un métrocâble. Les gens de la capitale prétendent qu’ainsi il y aura de meilleurs médecins au HFR.

 

Gustave sourit.

 

– Arrête de dire des bêtises Nicolas ! C’était un premier avril dans le quotidien cantonal. Jamais le journal La Gruyère, plus futé, n’aurait écrit une chose pareille. D’ailleurs, et ce n’est pas un poisson d’avril, j’ai lu que les remontées mécaniques de Moléson veulent sauver celles de Charmey. C’est une idiotie. La vraie Gruyère est ici, autour de ce chalet d’alpage du Gros Plané. Charmey n’est qu’un petit cousin de la famille gruérienne. Il est impensable de vouloir lui venir en aide.

 

Nicolas sourit à son tour.

 

– Dis donc Gustave, tu as essayé de téléphoner depuis la terrasse du Gros Plané ? Eh bien. Bouygues Telecom te propose ses services. Tu ne savais pas, toi le spécialiste des affaires étrangères, que le cœur de la Gruyère pouvait enrichir Paris !

 

Soudain, la porte de la buvette s’ouvrit avec fracas. Un individu en combinaison fluo de VTTiste, casque effilé sur la tête, s’écroula, blême, sur le plancher grinçant.

 

– Ca va pas ou bien ! s’énerva Gustave.

 

“Attends, conseilla Nicolas, tu ne vois pas qu’il est mal en point ?”

 

Jacques et Nicolas s’approchèrent de l’homme en cuissettes moulantes, le firent asseoir, et commandèrent une Ovomaltine chaude. Le cycliste reprit des forces. Il raconta qu’il s’était perdu dans la montagne, puis s’était laissé guider par la lumière aux fenêtres du Gros Plané.

 

Remis sur pied, il demanda comment rejoindre la plaine dans la nuit. Nicolas lui indiqua qu’il n’avait plus qu’à se laisser glisser le long de la route goudronnée jusqu’à Bulle en faisant attention, dans les virages, aux bouses glissantes laissées par la famille Holstein.

 

Sitôt le touriste fluo reparti, les derniers clients de la buvette eurent envie de palabrer sur les amoureux, les vrais et les faux, de la montagne.

 

Jacques, socialiste, mais aussi écologiste dans l’âme, sentit l’énervement monter en lui.

 

– L’autre jour, j’étais assis en lisière de forêt en train d’écouter le cri sans fin du coucou qui chante comme son nom, contempler les narcisses sauvages, m’imprégner de l’odeur, sucrée au miel, du thym, déposer des gouttes de rosée sur mon index, suivre le vol d’une hirondelle, lorsqu’un bruit de tornade a tout balayé. Un VTTiste, penché sur son guidon, concentré sur son record de temps de parcours et son rythme cardiaque, m’a frôlé. Vous le savez, je suis d’un naturel tolérant, mais là c’en était trop.

 

La nature, d’autant plus si elle est époustouflante comme en Gruyère, ne doit pas devenir un terrain de sport extrême, ou une vaste place de jeu. L’homme a la responsabilité de se faire humble face aux animaux et aux plantes qui étaient sur cette Terre longtemps avant lui. Les autorités devraient décider de sanctionner ceux qui ne respectent pas l’environnement du Moléson.

 

Gustave était bouche bée devant tant d’arrogance venant d’un homme de gauche. Revenu de sa surprise, il pérora.

 

– Tu ne manque pas de toupet ! Toi, l’étranger vaudois, tu viens nous dire comment on doit gouverner chez nous. C’est du pur égoïsme que de vouloir appauvrir la Gruyère en la transformant en réserve d’Indiens, tout en développant vos profits sur la Riviera. Tu n’as pourtant aucun scrupule en voyant défiler les dizaines de milliers de spectateurs de la Fête des Vignerons qui détruisent l’environnement en se déplaçant et en consommant à tout va. En Gruyère, nous devons appâter le visiteur avec ce qu’il désire. Peu importe les effets sur l’environnement. Sinon l’argent du tourisme fondra comme la neige en mai sur le Moléson.

 

Nicolas était dubitatif. Il ne voulait pas que la conversation tourne au vinaigre.

 

– Du calme les amis ! C’est vrai, je n’apprécie pas vraiment les gens qui ne respectent pas notre belle Gruyère, mais le changement ne se fera pas en distribuant des amendes aux personnes insensibles aux valeurs de la région. Il faut au contraire informer et sensibiliser les gens aux dégâts qu’ils peuvent causer en s’appropriant la montagne.

 

La patronne sortit de sa cuisine. “Vous êtes les derniers clients. Fini les palabres. On ferme !”

 

Les hommes se regardèrent. La déception se lisait dans leurs yeux. “On est bien ici, sous l’arbre à palabres. Tu ne veux tout de même pas scier notre baobab de montagne”, rétorqua Nicolas. Surprise et un peu émue, la patronne leur laissa encore un quart d’heure. “Le quart d’heure vaudois”, plaisanta Jacques.

 

Au moment du départ, Gustave proposa à Jacques de le ramener en plaine dans sa voiture, mais ce dernier refusa. Il ne voulait pas devoir supporter l’arrogance et la xénophobie du ressortissant de l’Intyamon. Il accepta donc volontiers l’invitation de Nicolas à dormir dans son chalet d’alpage.

 

La Fête des Vignerons avait débuté depuis deux jours. Le 20 juillet, date de la journée fribourgeoise, Jacques avait invité Marie au spectacle dans lequel chantait Nicolas, entouré d’enfants les  yeux brillants de joie de se retrouver au cœur de l’événement, encore étonnés d’avoir pu mémoriser aussi facilement le patois du ranz des vaches.

 

En attendant l’ouverture de l’arène, Jacques et Marie se retrouvèrent au Rèchtoran fribourgeois installé au bord du lac. Attablés dans un décor rupestre, les amoureux en étaient au dessert, après avoir dégusté des tranches de jambon de la borne.

 

Marie dégageait lentement la double crème sur sa meringue, lorsqu’elle tomba sur une bague en or blanc, finement ciselée. C’est à ce moment-là que Jacques lui fit sa déclaration de mariage. Marie, les yeux brillants, s’empressa d’accepter.

 

Ils étaient en train de s’embrasser fougueusement lorsque Gustave, venu admirer le village fribourgeois de la Fête, entra dans le Rèchtoran. Il s’approcha naturellement du couple. Marie, surprise, dit à Jacques : “Je te présente mon père. C’est lui qui m’accompagnera à l’église pour marquer solennellement ton entrée dans ma famille”.

 

Jacques reçut comme un électrochoc. Il s’enfuit en courant à toutes jambes, tituba le long des quais, s’enfila dans le Jardin Doret, et s’assit, machinalement, sur un gros rocher gris. Il commença à sangloter de rage et de frustration. De  noires pensée l’assaillirent. “C’est plus fort que moi. J’aime Marie à la folie, mais je ne pourrai jamais côtoyer l’obscurantisme de Gustave et entrer dans cette famille”, se lamenta-t-il intérieurement.

Marie n’avait rien compris. Lorsque son père lui dit qu’il avait déjà fait la connaissance de Jacques, elle se précipita hors du village fribourgeois à la quête de l’homme qu’elle aimait. Elle se perdit dans la foule, bouscula tout sur son passage.

 

Lorsque la nuit tomba et que le ranz des vaches fit pleurer la place du Marché, elle cherchait encore, haletante et désespérée, l’homme de sa vie.

 

 

 

 

 

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