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© 2020-2024 Willy Boder

Un zeste de suspense, râpé en moins de 72 heures. Création réalisée dans le cadre du Prix 72h, organisé par Short Edition.
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Spidou pressait le pas. « C’est très urgent », lui avait dit le maire au téléphone. En parfaite santé, bien entraîné, le jeune homme aurait bien voulu faire le trajet au pas de course jusqu’à la place de la République, mais ses poumons ne l’auraient pas supporté.

 

L’air vicié enrobait le village depuis un mois. Un voile rouge feu masquait le soleil. En plein été, dehors, on grelottait, tout en suffoquant. Les rues étaient vides. La population devait rester confinée chez elle. Pas un bruit, à part les miaulements désespérés de quelques chats errants. C’était comme si la Terre avait cessé de tourner.

 

Au début de la crise, le maire avait rassuré ses administrés : « Restez à la maison ! N’ouvrez pas les fenêtres ! Dans moins d’une semaine, tout sera terminé. Le nuage aura disparu ». La population avala les paroles de l’homme à l’écharpe tricolore, et prit son mal en patience.Un mois plus tard, le nuage rouge planait toujours sur la bourgade.

 

L’approvisionnement, fourni en porte à porte à la population, commençait à manquer. La colère grondait. Certains songeaient à ressortir les gilets jaunes des placards.
Spidou réajusta son masque à oxygène. Il devait se faire violence pour ne pas courir, sinon l’augmentation de son rythme respiratoire aurait fait exploser ses poumons.

 

Après avoir quitté l’hôtel Paradiso, qu’il dirigeait avec son épouse, il était passé, successivement, devant la pâtisserie Au paradis des douceurs, le spa Au paradis des sens, le magasin de fleurs Au jardin d’Eden, et enfin le restaurant l’Angelus, qui proposait habituellement un menu paradisiaque à 100 euros, connu loin à la ronde. Tous ces commerces étaient vides, délaissés par leurs propriétaires confinés dans leur logement à l’étage.

 

Arrivé devant le bâtiment de la mairie, l’hôtelier passa devant Marianne, sans la regarder. Immobile, la statue était la seule à pouvoir rester dehors, sans étouffer. Liberté, Egalité, Fraternité, où êtes-vous en ces temps troublés ?

 

Spidou grimpa au premier étage. Un profond silence enveloppait l’entier du bâtiment. La porte capitonnée du bureau du maire était grande ouverte. Cela lui parut étrange. Le visiteur franchit prudemment le seuil, à la recherche d’une âme qui vive. A peine entré, il se précipita en arrière, horrifié. Monsieur le maire gisait au sol, carbonisé.

 

La peau, en lambeaux, ressemblait à celle d’un gigot noirci. Ses yeux avaient disparu, le restant du nez était collé à la bouche, tordue par la douleur ante mortem. Spidou, par réflexe, cria à l’aide. Mais personne ne pouvait plus rien pour ce pauvre maire.

 

L’hôtelier, choqué, se reprit. Avant d’acheter le Paradiso, il avait occupé un poste à responsabilités dans les sapeurs-pompiers. Son instinct d’urgence réapparut comme par miracle. Il commença par s’assurer que le maire était bien mort. C’était la procédure. Dans le cas présent, nul besoin d’une grande expérience dans le corps des sapeurs-pompiers pour conclure que l’homme n’avait plus le diable au corps.

 

Spidou n’avait jamais rien vu de semblable. Un cadavre entièrement carbonisé, sans aucune trace d’incendie autour de lui ! Quelqu’un l’aurait-il transporté dans cet état ? L’hôtelier ausculta le sol, sans trouver de trace de déplacement du corps. Soudain, il vit, entre la porte et le cadavre, une touffe de poils noirs, puis, un peu plus loin, un fragment de corne.

 

Le bureau était sens dessus dessous. Fauteuils renversés, table de réunion les quatre fers en l’air, matériel de bureau étalé au sol, tapis plissé, canapé retourné, téléphone en miettes : tout indiquait une violente bagarre. Spidou cherchait une explication logique à ce capharnaüm, lorsqu’il aperçut le veston du maire, glissé sur le dos de la chaise du bureau. Etrangement, c’était le seul élément du mobilier qui n’avait pas été déplacé.

 

Le visiteur plongea machinalement la main dans la poche droite du vêtement. Il en retira une enveloppe, dans laquelle avait été glissée une longue lettre manuscrite.

 

« Si vous lisez ce document, c’est que je suis mort ». La première phrase faisait froid dans le dos. Spidou lut la missive d’un trait, allant de surprise en surprise. Il apprit, par la plume du maire, que le village était sous la menace de diablotins. « Lorsque j’ai reçu, par téléphone, l’ordre de faire fermer tous les établissements du village portant un nom en lien avec le paradis, j’ai cru à une mauvaise plaisanterie, écrivait le maire.

 

L’homme, au bout du fil, prétendait être le Diable. Il m’a dit qu’il se vengerait si je n’obéissais pas. Je n’ai pas réagi, jusqu’au jour où le nuage rouge s’est abattu sur le village. Au cours d’une deuxième conversation téléphonique, le Diable, puisque ce devait être lui, a revendiqué l’envoi du nuage, et exigé la fermeture, dans les 24 heures, de tous les établissements évoquant le paradis.

 

Je croyais à une arnaque. J’ai proposé le versement de 100 000 euros, contre la disparition du nuage toxique. Le Diable a accepté, et donné sa parole. L’argent, déposé au cimetière, derrière la tombe de l’ancien maire, a été encaissé. Mais, deux semaines plus tard, le nuage n’avait pas disparu. Le Diable m’a ensuite dit qu’il voulait 200 000 euros supplémentaires, et exigeait toujours la fermeture rapide des commerces.

 

On a donné l’argent. Sans résultat. Il y a une semaine, en désespoir de cause, j’ai approché tous les commerçants concernés, sauf l’hôtelier, pour leur demander de mettre la clé sous la porte de leur établissement. Lorsque je leur en ai expliqué la raison, soit le lien direct avec le nuage toxique, ils m’ont ri au nez. Cette réaction m’a littéralement envoyé en enfer.

 

Hier, le Diable m’a appelé pour me dire qu’il avait ordonné à ses diablotins de me tuer. Ses soldats cornés, à la queue fourchue, envahiraient ensuite le village, m’a-t-il assuré. A l’issue d’une enquête approfondie, j’ai découvert la solution pour sauver la cité. Il faut parvenir à sonner les cloches de l’église. Le curé s’étant enfui en voyant le nuage rouge, j’ai décidé de confier cette périlleuse mission à Spidou, appelé en urgence. Si vous lisez cette lettre, c’est que je n’ai pas vu notre sauveur de mon vivant ».

 

L’hôtelier savait ce qu’il lui restait à faire. Il sortit prudemment de la mairie, sans savoir avec quelles armes il viendrait à bout des diablotins, qui allaient inévitablement lui barrer le chemin. Spidou s’approcha de l’église, à pas de Sioux. Il se sentait surveillé, s’attendait, à tout moment, à voir débouler une armée de créatures à la queue fourchue, au torse bardé de poils noirs, surmonté d’une tête à cornes, affublée de deux yeux rouge feu.

 

L’hôtelier se retournait souvent, s’arrêtait pour tendre l’oreille : pas un bruit, pas un mouvement. A moitié rassuré, il entra dans l’église, s’élança dans l’escalier en colimaçon conduisant au clocher. Arrivé à l’étage intermédiaire, il jeta un dernier regard circulaire, repéra la corde qu’il tira de toutes ses forces. Les cloches sonnèrent à toute volée. Le nuage toxique rouge disparut aussi vite qu’il était venu. Les villageois, fous de joie, reprirent leur vie normale, libres comme l’air. Personne ne se risqua à demander ce qui s’était vraiment passé.

 

Ce soir-là, Spidou était de très bonne humeur. L’hôtel Paradiso affichait complet. Une joyeuse troupe de jeunes gens en goguette avait réservé la moitié des chambres, et organisait une petite fête, avec feu d’artifice et fumigènes. En fin de soirée, un écran de fumée rouge planait devant le bosquet, au fond du jardin. Lorsqu’il se dissipa, une troupe de diablotins se mit en marche en direction de l’hôtel Paradiso.

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