Créé le: 15.09.2019
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Songe d’une nuit, songe d’une vie
La rencontre inattendue entre B'nji, l'homme du futur et Mayaë, une petite rolloise.
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La lente houle emmenait les embruns dans un tumulte lancinant jusque sur la plage. Poussée par le ressac, une fine bruine ensemençait le récif, venant se répandre sur un sol parsemé d’herbes hirsutes. Les arbres frémirent dans un bruissement agréable.
Il contempla la magnificence de cette nature, son immuable beauté, sa force. Elle chantait, dansait, et lui, apaisé, était bercé par cette douce mélopée.
Alors qu’il levait les yeux au firmament, son regard plongea dans une mer d’étoiles baignée par l’aura d’une lune aveuglante.
C’était tellement beau que sa voix en fut réduite au silence.
Il se sentait bien dans ce passé qu’il avait déjà pu contempler, ailleurs, en d’autres temps.
A deux mètres de lui crépitait un feu rougeoyant dont il sentait l’empreinte caresser son flanc. Il s’étendit dans l’herbe, serein.
Un bruissement d’herbe. Une branche qui craque.
Il se redressa sur son coude.
Elle était là, assise au bord du feu, le visage enfoui dans ses genoux, apparue alors que ses pensées s’échappaient dans la contemplation du moment.
La fille était menue. Elle devait avoir entre dix ou douze ans, affublée d’un pull à capuchon qui lui recouvrait le crâne, d’un vieux jean troué et de baskets effilochées. Elle restait silencieuse tandis que toute une série de questions s’acheminait dans l’esprit de l’homme.
Qui était-elle ? Comment était-elle arrivée ici ?
Elle était là, simplement. Son comportement, lui, laissait sous-entendre qu’elle n’avait aucune mauvaise intention. Il ne se sentait pas en insécurité par sa présence, au contraire. Il la percevait
plutôt comme l’émanation d’un guide que son temps avait effacé, tout droit sorti d’un rêve.
Son visage, obscurci par son capuchon, contemplait l’immensité, subjugué, comme lui l’avait été quelques instants plus tôt.
– C’est beau, n’est-ce pas, souffla-t-elle. Tout est si calme.
Sa voix flûtée, empreinte de la douceur infantile, soutenait déjà la réflexion d’une adulte en devenir. Des mots simples, reflets d’un instant qui le ramenait à plonger les yeux dans le firmament.
D’où il venait, songea-t-il avec une pointe de regrets, les enfants n’avaient pas le choix d’être adultes avant l’âge.
Il approuva ses paroles sans mot dire.
– Qui es-tu ? demanda-t-il.
Elle tourna un visage embrassé par le feu dans sa direction, un sourire dessiné sur ses lèvres minces, l’œil pétillant.
– Mayaë. Et toi, comment tu t’appelles ?
– B’nji.
– Benji ?
– Non, B’nji.
– C’est bizarre, ça sonne pas d’ici. T’es d’où ? Afrique ? Thaïlande ?
L’homme réfléchit. Jamais il n’avait entendu parler de ces lieux.
– Non, je viens de la planète Terre.
Le rire de la fille perturba le silence de la nuit.
– Personne ne dit ça…
– Chez nous, tout le monde le dit.
– Et c’est où chez toi ?
Il soupira bruyamment, comme résigné.
– Un endroit stérile, où toute vie s’est éteinte, hormis quelques tribus disséminées ici et là dont je fais partie. Nos conditions sont très difficiles. Notre eau s’épuise, la Terre s’est asséchée. En vérité, Mayaë, notre Mère se meurt. L’inverse d’ici, murmura-t-il en balayant le paysage de la main.
– Mais c’est terrible ce que tu me racontes là.
Un instant de silence s’installa entre eux, que B’nji vint rompre.
– Et où sommes-nous ici ?
– A Rolle.
– Rolle ?
– Oui, une petite ville de La Côte. Elle est située entre Lausanne et Genève.
B’nji ne comprenait pas de quoi lui parlait Mayaë, qui enchaîna devant son visage frappé d’incompréhension :
– Mais tu sais, le canton de Vaud, au bord du lac Léman. Là-bas, elle désigna les contreforts sombres dans leurs dos, c’est le pied du Jura qui vient se jeter dans le lac, et cette ville, entourée de vignes et de champs, elle existe depuis sept cent ans. En face, c’est les Alpes et la France.
L’homme écouta attentivement pour tenter de saisir ce que la petite Mayaë lui racontait.
Parlaient-ils le même langage ?
Soudain, sa bouche s’ouvrit en un O de stupéfaction, il venait de saisir une chose essentielle.
– En quelle année vis-tu Mayaë ?
– En 2019 bien sûr !
B’nji se sentit mal tout à coup. La petite fille venait de lui dire tout à fait naturellement qu’elle vivait au temps des Anciens. Comment était-ce possible ?
Ce temps qu’évoquaient les plus sages d’entre eux et les nomades qui parcouraient le monde comme lui. Certains de leurs récits parlaient d’anciennes cités dévastées, balayées par les déserts et les vents Coriolis, où tout n’était plus que ruines.
– Tu es sûre de ce que tu dis ?
– Ben voui, évidemment, gloussa-t-elle.
– Alors c’est incroyable.
– Pourquoi ?
– Parce que là d’où je viens, c’est plus loin dans le futur.
– Ah ben ça alors… fit la petite sur un ton désinvolte. Mais c’est génial ! C’est la première fois que je rencontre un voyageur venu du futur.
– C’est de la magie.
Mayaë opina.
– Et toi B’nji, dans le futur qu’est-ce que tu fais ?
– Je suis le chef d’une tribu.
– Chef de tribu ? Waouw, mais tu dois être important alors ?
Il aimait bien Mayaë, non pas pour ce qu’elle venait de dire, mais pour l’enthousiasme avec lequel elle s’exprimait, cette passion candide qui anime les enfants.
– Non, les autres comptent sur moi pour survivre.
– Ah, c’est pas drôle ça.
– Non, pas vraiment. Chaque jour nous luttons. Pour survivre, nous devons trouver de la nourriture, de l’eau, parfois au péril de nos vies. Nous allons là où nous portent les ressources. Et toi ? Comment fais-tu pour survivre en 2019 ?
La petite fille fronça les sourcils.
– Ben moi, je vis avec mes parents, ici à Rolle. Tous les jours, je vais à l’école aux Petites Buttes, j’apprends plein de choses comme les maths, le français, l’allemand, la géographie, mais l’essentiel, je l’apprends avec mon papa et ma maman.
– Et à quoi ça te sert d’apprendre toutes ces choses ?
– Pour l’avenir, pour avoir un bon travail.
B’nji n’avait pas tout saisi sur ce qu’était la colle et ce qu’elle y faisait, mais il comprenait le sens de ce que venait de lui expliquer Mayaë. Dans ce monde, on enseignait aux enfants des choses pour les préparer à survivre. Comme dans le futur en somme.
– Tu as de la chance. Et ce n’est pas dangereux quand tu te rends à ta colle ?
– Ecole… ton é-co-le, ricana-t-elle.
– Ah.
– Ça dépend. Parfois, des grands m’embêtent sur le chemin. Et aussi à la récré. Les surveillants ne surveillent pas, alors les grands en profitent pour embêter les plus petits qu’eux.
Le chef de tribu songea aux enfants qui étaient chargés de puiser l’eau dans des canaux si minces qu’eux seuls pouvaient s’y engouffrer.Parfois, ils se faisaient surprendre par des Puisards qui leurs
extorquaient alors leur butin. En vérité, bien peu de choses avaient changé sur le comportement des humains.
– Et alors, toi, qu’est-ce que tu fais ?
Elle pouffa rien qu’à l’évocation du sujet.
– J’ai organisé un clan qui s’occupe de tabasser les plus grands quand l’un de nous se fait harceler.
B’nji rigola.
– Mais t’es une petite futée alors.
– Oui, j’ai appris ça de mon papa. Il dit qu’on est toujours plus fort à plusieurs que tout seul.
– Et ton papa a raison.
Un moment de silence s’installa quelques secondes entre eux, que B’nji vint rompre :
– Et Rolle, c’est comment en 2019 ?
– C’est bien ! C’est une ville tu sais, avec beaucoup de gens qui s’appellent les rollois. La plupart sont sympas, enfin, d’après maman. Il y a une très longue rue où les voitures circulent pas très vite, des magasins et des vieux immeubles de chaque côté, et surtout, il y a le château que tu vois illuminé là-bas, dit-elle en désignant une haute structure illuminée dans la nuit. Une très très vieille maison en pierre avec de très petites fenêtres. Elle a été construite pour défendre le port de Rolle il y a sept cent ans. Maintenant, on se promène sur les quais, au bord du lac, le dimanche après-midi pour aller voir le château.
Elle marqua une pause, puis reprit :
– Cette petite île que tu vois éclairée là-bas, fit-elle en désignant un amas d’arbres au milieu de la mer, et bien, c’est l’île de la Harpe. Elle a été construite en mémoire de M. de la Harpe, et aussi comme
protection du port contre les vagues du lac. Sur l’île il y a un monument qui s’appelle un obélix. C’est un grand cure-dent en l’honneur de M. de la Harpe.
– Je suis impressionné par tes connaissances, Mayaë.
– C’est mon papy qui m’a raconté tout ça.
B’nji ne savait pas ce qu’était un cure-dent, mais s’imaginait un grand monument, une gloire au mort. Par contre, le mode de transport en 2019, que Mayaë désignait comme « voitures », devait probablement ressembler à ces carcasses rongées par la rouille, laissées pour compte sur le bord des routes sablonneuses, immobiles, témoins d’un temps révolu. Il souligna toutefois avec une certaine satisfaction qu’en 2019, le savoir des anciens se perpétuait et était transmis aux jeunes générations. Tout n’était pas perdu en fin de compte.
Mayaë enchaîna :
– Et il y a souvent des fêtes autour du château, avec de la musique, des ballons, et des danseurs. J’aime bien la musique.
– Oui, dit B’nji, moi aussi.
– Vous jouez de la musique dans votre tribu ?
– Non, aucun membre n’en joue, mais il arrive que notre route croise d’autres nomades. Contre un repas, ils jouent autour du feu où nous sommes tous réunis, et écoutons leurs aventures aux sons des notes de guitares. Cela nous permet de nous évader du quotidien.
– Ça doit être bien, même si je trouve que ton monde a l’air triste.
B’nji fit oui de la tête.
– Tu as raison, il l’est, comparé au tien.
– Mais dis-moi, B’nji, qu’est-ce que tu fais ici, loin de chez toi ?
– Je ne sais pas. Ma tribu et moi avons été surpris par une tempête, nous avons trouvé refuge dans des ruines. On y a installé un campement d’urgence, et après cela, je me suis retrouvé ici, à côté du feu allumé.
– Moi je viens souvent ici, mais c’est la première fois que j’y croise quelqu’un. Et il y a toujours un feu pour me réchauffer.
Le feu rassembleur, songea pour lui-même B’nji. Un signe positif, un message heureux.
B’nji considéra Mayaë quelques instants. Il sentait que le moment de partir était proche.
Autour de son cou était suspendu un caillou maintenu par une cordelette. Il le tendit à la petite fille. Sur la pierre, une spirale y était gravée.
– Tiens, prends ceci, il te rappellera notre rencontre. N’oublie pas d’où tu viens, ni d’où je viens. Ceci est le symbole de la vie et du temps, le temps n’efface pas la vie. Quand tu douteras, dis-toi que je vis quelque part, dans le futur.
– Oh merci B’nji ! Moi aussi, j’ai un cadeau pour toi, dit-elle excitée.
A son tour, elle lui tendit un bracelet en argent orné d’une licorne qu’elle venait d’ôter de son poignet.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda B’nji.
– Une licorne.
B’nji ne savait pas ce qu’était une licorne. Devant le regard surpris de l’homme de couleur, Mayaë dit :- C’est un animal qui représente la magie. Mon papa dit que si on y croit, la magie existe vraiment.B’nji sourit devant les paroles pleines de sens de la petite fille.
– Alors je me souviendrai de la magie de ce moment.
Il s’éveilla, et aussitôt, ses souvenirs revinrent.
B’nji remonta le déroulement de la veille : sa tribu, la tempête Coriolis qui battait la terre désolée plus au nord, les ruines, puis ensuite, plus rien.
Un besoin irrépressible l’incita à se lever.
Dehors, au pied des ruines, il découvrit une immense crevasse qui s’étendait plus loin que ses yeux ne pouvaient voir. En face de lui, au-delà du trou béant, des montagnes. Il avait l’impression de revivre son rêve.
Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il commença à descendre la pente légèrement abrupte. Et après vingt minutes, dans le fond escarpé, il s’émerveilla de la découverte d’une eau limpide qui serpentait sur un mince lit.
Son poing, jusque là serré, s’entrouvrit et il découvrit la licorne de Mayaë. Il songea en cet instant que la magie existait vraiment.
Mayaë sauta au pied de son lit. Aussitôt, elle fut dans la chambre de ses parents, secoua sa mère qui émergea d’un sommeil profond.
– Maman, regarde, fit-elle en tendant un caillou marqué d’une spirale devant ses yeux, c’est de la magie.
– Mmmmh, qu’est-ce que c’est chérie ?
– Ça représente la vie et le temps.
– Qui t’as donné ça ?
– B’nji, l’homme du futur dans mon rêve.
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