Créé le: 07.12.2015
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Robert Badinter, et autres poèmes en prose, si j’ose
Un poème en prose, je ne sais pas ce que c’est, et j’ose encore. Un libre cours à l'écriture qui devance la pensée et se laisse ensuite rejoindre par elle.
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Robert Badinter, poème en rose, si j’ose
Il n’est plus de mystère en deçà de l’excellence de pensée et de comportement que vous nommez élégance et le geste suit. Je vous ai vu marcher dans la nuit avec prudence. Les murs aussi vous regardent. Vous avez parlé. Des mots renégats qui sautent dans les fleuves avec votre art accompli de la surveillance de ceux-ci, vos propos; des adresses aux autres, jurys, assemblées, auditoires et vous avez persisté. Je vous trouve admirable et cherche le trèfle à quatre feuilles qui vous aurait ressemblé.
Tout un discours. Au fond de la terre. Tout un discours secret privé de lumière et de feu que vous avez su rendre transparent et apaisant. Votre marche, sienne et vôtre, était légère dans ces premières nuits d’hiver. Vers les portes de la prison. L’allure fine. Excellence de comportement découpant le brouillard. Pas peu fier. Présence du père. Défiance des autres hommes. Les portes sourdes. Les mots abrutis qu’il faut entendre.
Vous y veniez mon frère. Frère de qui je peux. Inégalable duplicité de tous les tiers. La nuit prolonge ses recommencements et vous avez pensé. Il le fallait. Au regard de l’avenir. Les vivants refont la scène. Le crime est un aveu. Chaste serait le monde. Les clauses d’ignorance le sacralisent avec la précision voulue. L’intellectualité des vivants et de leur postérité n’est pas une vaine gageure. La scène est vide. Les cellules s’amenuisent dans la prison qui fait face à tous les cimetières. Les grands communicateurs y sont incarcérés. On dénote une certaine violence dans le monde. Après la guerre, il faut rempiler. Les mots sur les murs, les trottoirs ébahis, vos contradicteurs abasourdis aux mieux de leurs affaires.
Une lumière habituée des lieux allonge les silhouettes certains dimanches au centre de l’hiver. Une blancheur sculpturale, à plat. Les parcs se laissent envahir et votre jardin aussi. Il faut de la force pour suivre les rais de ce soleil meurtri.
Vous y avez pensé tout au long du voyage et à vrai dire de la vie aussi. Le rouge. Le rouge prit toute sa place dans le langage qui se dressait devant vous. Le défilé des certitudes aura pesé autant que les abîmes récalcitrants qui chantent l’humanité sans pour autant porter en leur sein la braise enfouie des âmes. Vous reviendrez dans ces prisons donner du sens au mot exécution. Vous reviendrez toujours quand eux sont restés là, à même le sol, pavés, planchers détrempés et froids. Vous avez craint le sang. On ne vous a pas rendu la monnaie. Le train était une parenthèse et un trait d’union. D’autres villes venaient à vous. Les soupirs métalliques et la grande vitesse ne laissaient rien au hasard. Il ne fallait pas dire la fièvre ni taire le reflux émotionnel qui s’empare de ceux qui vénèrent l’obscurité. Rien n’était moins sûr et ce n’était pas encore la beauté dans son outrancière plénitude .
Le sens inverse des mouvances de l’amitié est une lave en régression de même que l’inimitié et ses contre-courants. Les souffre-douleur prêtent main-forte et tout s’éclaire. Le labeur et la prière rendaient service au gens et leur garantissaient l’innocence. A vos yeux, il en allait différemment. Vous avez évité l’étouffement, le leur. Ce qui s’est passé, la vie vous le rendra. Vous restez étonné et la colère étreint les sœurs amères de toutes les puissances divines et de leurs entremêlements.
Ces affinités empêchent la fossilisation des âmes dont il faudra bien parler sérieusement le jour venu, petit ou grand. Elles ravagent les trésors et les ruines. Vous n’avez fui que l’enchantement qui vous semblait frêle litanie. Le solde comparé au tout ne vaut pas une vie humaine; celles que vous avez défendues ont intégré un champ de vision plus vaste que votre mémoire ne saurait le dire. Vous hésitez. Vous hésitez franchement et l’excellence vous ravi. Genève vous appelle et vous répondez. Vous l’avez toujours fait. Votre galerie surplombante propose d’autres silhouettes. Les trains se sont enfuis, les avions au sol et dans les airs ravivent le scintillement des lieux. Il faut revenir. Le Président mangeait les cœurs de ceux qui se présentaient en adeptes réjouis. Ni eux ni vous ne se méfiaient de la vérité.
Vous chérissez ce qui fleurit et certains regards vous auront tout dit. Garde des sceaux, Monsieur le Ministre. La majuscule en plus. La transparente majuscule, magnanime transcendance, celle qui devait descendre au-devant des coupables et des condamnés. Tous en même temps. Ils n’ont rien vu. Vous avez su. Vrai encore pour les parlementaires. Vous avez ôté leurs chemises et regardé les lustres tomber. Rien n’y fit. Vous restez serein le cœur battant. Il faut apprendre à être plusieurs fois seul et laisser écrire ce qui s’écrit. Ni carapace fendue, ni mauves destinées, vous connaissez vos fenêtres et vos intérieurs. Ils y étaient. Vous y serez. Un rendez-vous, Un seul. Le vent n’assombrira rien. Les précédents suffiront.
A ce propos, vous ne tarissez pas d’éloge pour l’ignorance inavouée, si elle est de qualité, ni pour la suffisance quand elle se fait discrète. Le courage d’un homme. La rue, la Cour, la roue. Les exigences renaissent dans le monde et à Paris. Vous étiez réticent. Vous le serez toujours. Certaines nuits de décembre vous aident à réfléchir. Doucement, vous vous inquiétez du tour que prend la vastitude des mondes et des monades.
Sournoiserie, gauloiseries, chants de ce pays. Vous n’auriez pas écrit cela et ne me demandez pas de vous relire. Une respiration a parfois suffit. La couleur des ombres et la matière de l’espérance. Un rien l’aura voulu mais vous préférez la juste grammaire des choses de l’esprit avec une réelle tolérance pour ceux qui vous ont vu passer et traverser les nuits de vos villes, à l’autre bout du fil, jusqu’à ces obscurités que vous avez su faire tressaillir sans transiger avec l’effroi, ni le qualifier. Le petit jour sait tout de vous. Il est votre confident. Le couloir de la vie s’est laissé dompter par votre esprit.
5, 6 , 7 et 8 décembre 2015
Myriam Mézières
Dans le temps déjà et les images, je ne suis pas venu à vous. L’attente chez l’actrice rebelle, l’attente nue et le refus de toute fuite. Resté à l’écart des plus belles images, je ne suis pas devenu spécialiste de votre oeuvre . Il y avait chez Alain Tanner de grandes promesses et les réussites resteront. Le langage a pâli. Celui du corps et de la langue. Les personnages et leur ombres. Avez-vous fait la promenade des saules? Y étiez-vous? Je ne le sais pas. Parmi et avec les autres, même, ça, je ne le sais pas; j’ai renoncé à vous attendre et refusé de vous épier. Votre facilité n’était pas feinte. Elle tendait à l’universel, mais la première individuation est sexuelle qu’on le veuille ou non. J’aurais dû m’attarder devant l’écran, le rechercher, m’alanguir. Rester. Supporter toute les attentes.
Je n’ai vu qu’un ou l’autre film, quelques extraits, des images, lu quelques articles. Je m’étais promis de revenir vous voir “flamme dans mon coeur” quand vous ne me feriez plus peur ou mal, ou mal au coeur, femme étant flamme. Vous ne me faites plus peur, mais les refus sont meurtrissants et les départs tout autant. L’amour universel est sans regard et les corps sont ceux des maris trompés et trompeurs , des épouses idem. Myriam. Actrice. Dans son bain. A la voix claire. Les évidences de l’amour ne font pas que des petits. Il y avait le moment et tout était là, sur le moment. Les images sulfureuses n’ont pas d’avenir. Elle ne sont sulfureuses qu’immédiatement et ce qui est immédiat n’a plus d’avenir, sous la notable réserve du geste de l’artiste. Peut-être un enregistrement de votre regard et de vos poses. Vous avez osé, plus que je n’ose dans ma prose qui se veut poème en prose et en prise avec l ‘immédiat.
Je penserai à vous lors d’une prochaine balade vers les falaises, à votre rousseur et à votre sourire au monde. J’ai refusé de vous connaître et vous m’avez laissé un beau souvenir. C’est avec plaisir que je vous vois apparaître.
Vous avez dû en irriter plus d’un, plus d’une. Je suis prêt à redevenir huissier au cinéma pour dire à tous qu’il ne faut pas manquer de bien vous aimer. Prose douce, proche rêche. Aller droit au but en laissant venir à nous les mots qu’il ne faut plus nécessairement organiser. Le mensonge rhétorique, la trompeuse clarté systématique ne m’auraient pas permis de vous écrire. C’est une défaillance que de ne pas tout dire sur l’instant brillamment et de ne pas se donner entièrement à l’autre qui, saisi par tant de clarté, ne pourrait que se rendre disponible, une exigence de vie aussi. Nous avons eu précisément les mêmes exigences vous et moi, sur chacune de nos rives vers les saules.
Nous nous sommes aperçus. Ce ne pouvait être mieux. La nudité et la prose partagent leurs destins. Nous n’aurons pas fait pareil, ni en promenade ni dans nos bains. L’universel le demande. L’individuation crée autant de désirs que d’empêchements. Chère Myriam Mézières que je n’ai pas connue.12 décembre 2015
Martial Leiter
Ce matin, c’est une montagne sur le ventre et une mouche sur le dos, pointe de sèche, encre et fusain. Toutes les deux très noires, matière de silence, la vie n’est que dans le regard, l’espace n’offre rien que l’image de ce qui s’y engouffre. Ce dessinateur, je ne le connais pas. Je n’ai été attentif à lui que par micro-secondes parfois inconsciemment prolongées. Ne le connaissant pas je vois en m’arrêtant à ces choses que sont ses dessins qu’il sait tout de moi car tant de la vie, avec ses doigts, ses plumes et ses pointes en toutes sortes de biseaux. Son esprit acéré met le mien sur le ventre et sur le dos. C’est fini et ça ne l’est pas. La montagne imposante et sombre d’un jour de pluie massive vient à qui veut la regarder. La mouche a écrit son oeuvre philosophique en grattant de ses pattes le ciel de l’endroit qui lui fut désigné pour mourir. Les pattes ne bougent plus dans cet espèce d’infini qui n’intéresse personne s’agissant d’une mouche qui devient chose. Martial Leiter n’est pas un illustrateur comique. Avec lui, si j’en crois ses mouches, ses poteaux, ses visages et ses dessins qui m’ont marqué mais dont je ne me souviens qu’à l’instant où je les revois, avec lui, l’idée même de l’idée noire ne l’est pas. Elle est juste dedans ou à côté, là où tu es, là où j’ai si partiellement conscience que nous sommes. Ce n’est pas la représentation de la vraie vie qui ne se représente pas, ni dans la réalité, ni dans les esprits. C’est une illustration qui revient dans le journal, de préférence le samedi matin et qui met à profit l’encre de celui-ci pour illustrer l’encre de celle-là. Pas d’oeuf de mouche ni de Pâques ou alors Dieu sait. Pas de lever de lune, pour ne plus tromper. La page du journal tournée Martial Leiter disparaît.
Son talent perd de l’importance à mes yeux inattentifs. Il s’est immiscé dans ma journée sans me souhaiter de bonnes vacances ni même me demander où j’irais pour mieux me dire là où il pourrait aller, en vacances ou en week-end prolongé, à l’image des micro-secondes. Il aurait pu être une sorte de vôtre dévoué à lui seul mais il s’y est refusé. Assez noir, le gars, très libre très en avance et au-dessus. La prochaine fois qu’une mouche fera la toupie sur la table à côté de mon café, je penserai à lui en ouvrant le journal. Il y aura mis un ministre ou un soldat sur le ventre et sur le dos, gratté notre ciel en trouvant quelques définitions inattendues et sombres, jeté l’ancre là où il faut pour éviter tout simulacre de perception et permettre de considérer avec une plus fine densité ce qui est âcre dans dans le possible de nos désillusions; et les sillons sans nom que font les navires dans les encres rouges des océans …
Genève, le 19 décembre 2015
Alberto Giacometti
A l’instant, je range un grand livre d’art à votre œuvre consacré. La dernière fois que je l’ai consulté, c’était il y a quelques hivers. Peut-être est-ce plus récent ? On se perd dans cette fourmilière, ces décomptes et ces détours. Une photographie d’Henri Cartier-Bresson, 1961. Vous dites au revoir à votre mère. L’hiver de la vie dans un pays qui s’habitue à tout et ne s’aperçoit pas des disparitions. La vôtre, au-delà de l’œuvre. L’accomplissement de l’oeuvre depuis l’atelier paternel. Face à la montagne, une telle présence sans regard sinon le sien. Et vous ne cessiez de la scruter. Le cortège funèbre traverse votre village en 1966, suivant celui de votre mère. Et la vie a compté les secondes, accompagné leur fluidité dans chacune de vos pensées d’artiste. Que faire de la montagne ? Les remontées du soleil et le regard luisant de votre mère. C’était une vie. A Paris. Si brève et si longtemps. Votre fameux atelier. Vous êtes ici. Peu importe les billets de cent francs. C’est une consécration, mais l’essentiel est à l’autre bout du monde et plus loin encore. Les visages et le silence. Une présence immense et discrète dans nos vies d’oisillons qui tendent le bec sans rien attraper et dont le vol demeure incertain jusqu’à l’autre bout de la vie. Aucune science de votre œuvre. J’en suis là. Mais les lieux communs sont aussi générateurs d’espace, de nuances et de profondeur pour autant que l’on y revienne avec la maturité voulue. Une altération dense du réel qui s’agrippe à l’âme et l’a fait exister. Les tableaux de votre père, ses rivières, les vallées, son espace à lui et son atelier. Et votre vie. Un homme qui fait le tour des mondes en marchant. Un pas soucieux et puissant. Vous vivez dans l’esprit des gens de demain.
Solidité de la tristesse, conscience du lendemain, je ne sais rien de vous, de votre réel accomplissement. Pourtant, j’ai regardé. Je vous guette, je veille, je me noie dans une petite marre d’inculture, la tête contre le sol, comme chacun de nous. Tout s’échappe au passage de la vie possible. L’aile attachée. J’ai à vous connaître. Cher voisin d’enfance disparue. J’avais huit ans à l’heure de votre mort et je les ai toujours. L’irréalisable aura manqué. Les artistes disparus ont traversé et la vie et la mort et le village. L’hiver n’est qu’une saison, le provisoire seul nous garantit l’éternité. Je cherche et ne vous connais pas. Dans ma vingtaine, j’ai dessiné sans le savoir, votre atelier, recopiant le dessin qu’un artiste a osé faire, consciemment de cet endroit qui vous fut si cher. J’écoutais une émission de radio. Je m’en souviens bien. C’était dans les années quatre-vingt. Peu après, peu avant. Je vous ai revu, ici dans une galerie, là dans un journal, là encore sur le billet de cent francs. Vous existez dans la tête des gens, dont la mienne. Partiellement. Provisoirement. Il faut dire la vérité. Vous l’avez fait. Vous étiez un homme de toutes les décennies, de tous les siècles, du regard à la bouche, qui chez vous est très belle, dont il se dégage une réelle solidité, une franche sensibilité. Vous faites signe à votre mère. Le provisoire en tout m’autorisera peut-être à ouvrir encore ce grand livre d’art à vous consacré et à vous y retrouver.
Genève, le 29 décembre 2015
Sergio Vieira de Mello
J’ai appris votre existence à l’heure de votre mort par l’appel d’un ami qui vous estimait et m’informait de l’attaque qui vous fut fatale en Irak. C’était en 2003, le 19 août 2003. Je relis cela sous votre buste derrière le Palais Wilson à Genève à l’extrémité est du quartier des Pâquis. Au début, de ma balade, j’ai traversé le cimetière des Rois où l’on vous a mis. Les gens vous y réclament. Je ne vous connais ainsi qu’en silence avec quelques informations ou rappels de votre vie et de votre mort dans les discussions en ville. Et 2003, c’est déjà loin. Tout est retombé gravas, poussière, bombes, drones, têtes. Si vous saviez. Et vous saviez peut-être. Vous étiez actif et brave avec de l’espoir en vous. Votre buste fier nous en dit beaucoup. Mon silence de vivant ne vous ressemble pas et je n’ai construit aucun espoir. J’entreprends des promenades et passe d’un bout à l’autre de la ville devant votre tombe et votre buste. C’est une sorte de conversation. Une pensée perdue. Un attentat parmi d’autres, votre corps sous les décombres, édification, destruction. Les formes humaines que prend la lâcheté. Elle s’immisce dans toutes sortes de toutes petites médiocrités. Vous étiez du Brésil, et le charme, et la volonté, et l’action. Sergio disparu. Nous savons tout des petites bêtes qui commettent ces actes et vous m’en voudriez de dire cela. Il y aurait un concert qui serait celui des nations, des missions qu’il faut accomplir. Un camion a explosé en fonçant contre votre immeuble. Un procédé de ce genre. Votre buste est très beau et vous l’étiez aussi. Il inspire le respect. Ce doit être vous. Vous auriez quitté l’Irak. Le Brésil vous attristerait. Mais d’ici l’on ne peut ni parler à votre place, ni même vous contredire à titre posthume.
Vous êtes la victime non inconnue de la brutalité et de la violence – dont on a débattu chichement dans “Le Monde”, en 1977, sous la plume de Jean Genet, et partout ailleurs, depuis toujours – mais encore de l’action délétère partie de l’ignorance qui finit ses jours à vos augustes côtés. Cette histoire d’union dans la mort. C’est une flamme qui est absente, un clou dans la chaussure, l’éveil d’un monde qui mauvaisement ivre se rendort, le sang qu’on l’on éclate à tous les sables giclés par tous les vents anciens et modernes, naturels et sophistiqués. C’est la violence humaine qui se prépare, le fauve affolé qui a faim et devient homme, l’insecte grandiose et le cauchemar de tous les âges. C’est plus absurde encore, vil et vain et insensé. D’un bout à l’autre du parcours, de Siam à la Californie, par les maîtres mots de Voltaire qui vous eût loué. A notre prochaine rencontre à l’autre bout du quartier, mon respect une fois encore ralentira mes pas et laissera votre cœur m’inspirer.
Genève, le 10 avril 2016
Steve Prefontaine
Olympe était le Dieu de l’univers dont le martyre se poursuivra sans qu’on y prenne garde. Dans les rues et les forêts, je courais. Steve Prefontaine aussi. Il venait d’Oregon et c’est à Eugene dans cet état d’Amérique, au Nord, vers le Pacifique, qu’il avait remporté les courses ouvrant les portes olympiques. 1972. Il était comme d’autres chevelu et moustachu. Un regard très fier, le port de tête aidant. Le tout, le buste, les bras, les hanches, un athlète de fer avec un coeur d’homme. Coureur de 5000 mètres. Il avait eu une phrase : « Je ne gagnerai peut-être pas, mais celui qui me battra aura passé par l’enfer ». Elle a dû être reprise souventes fois depuis lors dans les séries télévisées sanguinaires ou les productions de flammes et de bravoure habillées en treillis. Aujourd’hui, elle sonne brutalement. Dans mon adolescence en éruption, cette phrase avait une force poétique. Les allures, physique et psychologique, de Steve Prefontaine aussi. Il courait partout, il n’était pas du nombre et utilisait ses foulées pour s’en éloigner plus encore. Il était silencieux, ombrageux sans être sombre, prêt à la confrontation avec une éternité qui se joue sur l’instant.
Il aura perdu. Plusieurs fois. La course olympique à Munich. Avec lui, je perdais, avec lui, je voyais le triomphe s’alanguir en choisissant d’étranges et tierces possessions. Tour après tour, d’autres traversèrent son enfer avec une légèreté mêlée d’arrogance et de volupté. Puis les autres courses, les guerres qu’aucun militaire ne gagnera toujours et un accident fatal enfin, le journal sur la table, l’adolescence bat de l’aile, la voiture retournée, à Eugene, Steve Prefontaine s’est tué. Mai 1975. Il avait une façon de fendre l’air de sa masse fine sans être maigre, un air de se donner de la force, une volonté de la déployer qui subjugua. J’étais de ceux qui furent saisis d’admiration et d’amitié.
Il correspondait avec des détenus. Je lisais cela. C’était insolite, bienveillant sans être indispensable dans l’esprit des autres concurrents. Il aura fendu les foules aussi, admiratives ou concurrentes. La confrontation avec quelle immensité ? L’immensité et soi, et les foulées, et les secondes, et les océans et le vent hostile lourd des plages de l’Oregon. Les jambes de Steve Prefontaine ont porté d’autres individus à travers de vrais espaces intérieurs. Il a proféré sans le vouloir tout à fait, en individualisant la banalité souveraine, des maximes silencieuses que d’autres ont reprises et enrichies, pas à pas.
Ses défaites attestent de l’âpreté, non du combat mais de la nécessité de le livrer. Le hasard et un Dieu, le seul dont l’existence est continûment vérifiée. Les instants sont les nuages rêvés par les anciens et convertis par les vivants en fines gouttelettes d’avenir. Cours toujours. Le buste de Steve Prefontaine figurait l’étonnement d’être au monde et la conscience vive du feu qu’il faut être plus que subir jusqu’à l’heure dernière qui n’aura pas décidé de tout.
Nous étions quelques uns. Ils sont beaucoup plus aujourd’hui. Aucune transe, mais des souvenirs héroïques, le corps livré à lui-même, l’esprit resté libre qui n’oublie pas.
Genève, le 23 avril 2016
Mourir, dormir, pas plus (To die, to sleep, no more)
Pris dans les flots, d’images et de mots, dans les plats pays, jusqu’aux pieds des montagnes vierges. Un mot un seul. Tout est à recommencer. La pile de vieux journaux, les livres en liquidation, les grandes bibliothèques et les grands noms. Une force d’inertie. Un entraînement, une contrainte, la pensée libérée, le savoir acquis. Justement, l’acquisition. Il faut du temps pour cela, le temps qui éprouve et mène à l’élimination, le temps, pour être disponible. Le faux-pas entre deux étages, la fausse piste à tous les niveaux. Savoir pourquoi savoir et ignorer la réponse par réflexe de survie et volonté de poursuivre, garder le rythme, sauvegarder l’élan, élancer les balancements, faire justice et bien y réfléchir. Au pied des montagnes immaculées, avec un regard de débutant, puis un autre âge, une sphère différente, la passation. L’infinitif préserve du risque de décomposition. Il faut relire et ne pas s’y tromper, empiler et patienter. Le savoir déchaîne et avertit. La confusion ne s’y trompe plus. L’esprit clair que l’on a su garder. A rien y penser, semaine après semaine, une toile à travailler. Ils. Ceux qui. La faiblesse les a gagné. Une et divisible la pensée. Un flux constant suivi du regard, bras tendus vers l’idole se mouvant ainsi au-dessus des foules. Les courants scientifiques, l’inconsistance du tout individuel. Il faut encore se rassurer, s’y mirer, s’exclamer, et interroger l’autre dans sa façon de nous regarder. A tous, Rimbaud, Charles, Shakespaere, Marcel, Camus, Louis, Anton, et les philosophes, Dionysos crucifié, et le cinéma, la musique et la musicologie, les poètes et la chanson, regarder le plafond, les peintres et les architectes, espérer, s’inspirer, ne pas faillir, comprendre pourquoi il est allé si aisément jusqu’à écrire « mourir, dormir, pas plus ».
Mourir, dormir, pas plus (to die, to sleep, no more)
Le lire, le regarder sur les écrans mobiles, Kenneth Bragath, Richard Burton, Adrian Lester, Laurence Oliver. Je l’ai fait. Ils le feront. Un courant d’âme en âme, une malédiction, un point dans l’i. Demeurer attentif, comme s’y nous y étions. Au pied de la montagne maculée qui rejette ceux qu’elle pleure au bas de ses couloirs neigeux.
S’adosser aux seuils des univers, se réveiller et vivre encore. Contempler les éclairs et saisir de l’Un les regards furtifs. Reprendre des phrases toutes faites pour permettre aux ils et aux elles de les réinventer. Ne voir en soi aucune magie et endosser le désespoir en l’invitant à s’endormir durant le voyage. Nous verrons. Nous verrons. Ni vu, ni connu, ni écrit et de la connaissance nous ne savons pas tout ce qu’elle saura de nous.
Genève, le 24 avril 2016
André Raimbourg
Votre fils , l’un de vos deux fils, préside la commission des lois. Il est avocat pénaliste. Vous avez de votre rire instillé dans nos enfances le sens de l’éclat. C’était flagrant le dimanche à la télévision ou le mercredi au cinéma. On vous a vu jouer à la balle avec des enfants en sautillant éperdument. Vous étiez drôle et embarrassant si l’on se mettait dans la tête l’idée de se mettre à votre place. C’était idiot mais pas absolument. Pas tout fait. C’était frais et dérangeant. C’était vous, Bourvil, sourire d’une jeune et déjà ancienne génération. La guerre, la Normandie, Fernandel à côté de vous, la femme dont vous parliez. Vous décontractiez tout ce qui était authentique et le solde ne passait pas à l’écran, n’assombrissait aucun regard. Les chansons aussi, les refrains, rires, fruits et tendresse sans oublier la leçon de chose pour petits et grands avec Jacqueline Mailland.
Bourvil en 40, en 50, avec Louis dans les années soixante, toutes vivantes, saisissables et présentes. 1970, c’est l’année de votre mort. Surprenante, il m’arrive encore de penser que la radio s’est trompée. Vous n’étiez pas fait pour ça. Vous n’auriez pas ri autant. Rien n’annonçait un tel début de décennie. Ceint d’une naïveté saine vous abordiez l’avenir avec franchise. Puis, il y a eu ce cercle, rouge, qui vous a fait souffrir. Un film de violence cynique et froid plus que la mort qui vous attendait à la fin du tournage. Si elle vous a attendu, vous, elle en attendra d’autres. Brassens était votre ami. Vous parliez français. On vous a imité, on vous évoque, on vous oublie. Qui était Bourvil ? Où est la vérité ? Vous étiez disponible pour faire le pitre sur scène et devant la caméra. Une disponibilité qui n’était pas d’apparat mais impossible à vivre, à faire perdurer.
Vous n’avez pas trahi. Vous avez très bien passé. Restez à l’écran. Je n’ai jamais vu le cercle rouge. Cinquante-trois ans, en 1970. Après le clair de lune à Maubeuge. Le rire populaire et tout ce qui vint après. Vous avez disparu après avoir très bien résisté. Ces rires-là vous appartiennent et me reviennent souvent.
Genève, le 9 mai 2016
Johannes Vermeer
Il aura créé ne dit pas qu’il fut créatif et moins encore que je sais ce que j’écris. Silence et capacité de ne pas exister pour être au mieux plus proche encore de la scène en matière de création. Je fuis ce que j’écris sans parvenir à me rapprocher de ce qu’il a peint. C’est sans malaise. Dans la vie, à l’essentiel et par à coup, des images perçues, revues, des revues justement qui me le rendent bien et moi qui fait semblant de m’y intéresser. Un élément important dans la construction d’une vie qui se défait. Des rues, je vois des rues, avec une puissance, celle qui m’était réservée, et d’autres auxquelles par tous les mystères de la relation j’avais accès. Assis, pour lire. Une table. Quelqu’un sera passé. D’autre part, je ne crois pas m’être avancé. Une ville, derrière un plan d’eau. En Hollande. Contemporain assez exact de Baruch Spinoza. Des images en pleine lumières de l’intérieur de l’être et des choses et du réel. L’instant d’après c’est toujours et ce toujours se refuse à ceux qui sont nous, aspirants de nos lendemains. Il ne m’aurait pas laissé parler, ni écrire. Dans son ordinaire. Une femme, une perle, un regard, un ruban, les couleurs de l’assaillant, qui est soi. Il a fait très juste et beaucoup d’enfants ai-je lu à l’instant. Il n’a pas quitté son atelier, a filmé, a filmé, en peintre du 17ème. En peintre, en homme que l’inconnaissable craint pour l’avoir vu s’interroger, aussi sciemment, pictural, étranger en son âme habitée, couleurs traversées jusqu’à nous, je tourne les pages de la revue. Le personnage, son activité, sa force, ma mentalité qui l’observe. Seules trente-six œuvres ont été identifiées, c’était ainsi. Aurais-je souhaité, l’étreindre, le manger, me cannibaliser, l’aider, le financer, le dépasser, m’absenter, le posséder, m’abstraire, Vermeer.
Un grand écrivain décrit par plus grand encore, à force de l’être, est mort devant l’une de ses œuvres exposée. Il a fait un malaise. Les pages tournées une à une, absorber les secondes et les faires s’évaporer, arc-en-ciel d’impossible éternité, science absolue du présent. Vue de Delft. Supplice de la dentelière trop regardée. Personne ne rit dans ces avenirs touchés par d’insaisissables divinités dont nous serions une radicalité. Autres mots autres gènes, peines qui se désagrègent et Vermeer revenu poser mon chevalet devant chaque instant de possible espérance qui irait de pair en perspective avec la réalité.
Genève, le 19 février 2017
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