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© 2020-2024 Kurt Fidlers

Nouvelle écrite sur le thème du "Monde bouleversé" pour un concours littéraire de la Maison d'Ailleurs à Yverdon. Sam, revient sur les lieux d'un monde allégorique, alors qu'autour de lui les changements climatiques redéfinissent son mode de vie.
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Sam coupa le moteur à hydrogène de son van devant le panneau « Motel Road Inn » qui pendait par-dessus le porche de la réception.

–  Vous êtes arrivé à destination ! annonça le GPS.

Les phares illuminaient des portes tremblantes par la gerbe de poussière que son freinage brutal venait de causer. Tout était désert.

Il resta un instant à contempler le bâtiment, hébété.

Le silence oppressant de la nuit lui renvoya l’écho de sa solitude jusqu’à en devenir sinistre, à l’image du ciel pigmenté, froid et inhospitalier.

Quelques longues secondes s’écoulèrent puis, encore dérouté, Sam pianota sur son tableau de bord et s’assura que les chlorofluorocarbones contenus dans l’air ambiant étaient sans risques. Son écran lui renvoya des valeurs étonnamment admissibles.

Il hésita et scruta les alentours.

Le pare-brise était devenu opaque par la poussière qui retombait placidement. Finalement il sortit, un souffle suspendu aux lèvres. Se convaincre que ce qu’il voyait n’était pas un rêve relevait d’un effort surhumain.

Une borne frappée du « Km 187 » à la sortie de l’aire du motel, fichée dans le sol sablonneux confirma sa crainte : il était au bon endroit.

Or, rien ne l’y avait préparé. Lui qui s’était imaginé retrouver un lieu vierge, parsemé de quelques sapins et de cette perspective qui avait immanquablement guidé son existence jusqu’ici depuis près de quinze ans.

Il soupira.

Dans un élan désespéré, il se dirigea vers l’enseigne éteinte « Reception », persuadé que le bâtiment disparaîtrait par magie dès qu’il entrouvrirait la porte tel un mirage dans le désert profond écrasé par un soleil de plomb.

Mais encore une fois, le motel était bel et bien là.

Lorsque Sam ouvrit la porte grinçante, il découvrit un lieu abandonné, stérile. Comme ce monde en devenir.

Il se mit à parcourir les pièces de réception délabrées, oubliées des voyageurs puis longea, le cœur battant, un long couloir jusqu’à une porte à la peinture écaillée dont le numéro avait été effacé par le temps. Il la poussa dans un éclat strident de gonds rouillés.

La pièce était en ruine.

Sam s’imagina la fuite de ses occupants. Courant tous azimuts pour échapper à une terrible catastrophe dont ce monde était parcouru en permanence. Dans leur précipitation, ces hommes, ces femmes avaient laissés derrière eux leurs bagages, leurs souvenirs, jusqu’aux cigarettes écrasées à la va-vite que le cendrier qu’il avait sous les yeux contenait encore. Des draps moisis et rongés étaient répandus en tas sur le lit.

Tout était en place, mais le temps avait fait son œuvre et s’était chargé d’évincer la vie que ces murs avaient contenu des années auparavant.

Les rideaux miteux laissaient filtrer l’éclairage agressif des phares de son véhicule.

Sam s’approcha du mur décrépi.

De la paume de sa main, il toucha la surface détériorée, inégale, réalisée jadis en papier peint, plâtre et briques. Il la caressa dans l’espoir de se convaincre que ceci n’était qu’un rêve. Peine perdue.

Un motel isolé, légèrement à l’écart de la Township Road 292 qui reliait Cremona à Cochrane de ce qui fut autrefois le comté d’Alberta au Canada, voilà où il se trouvait.

Ce continent nord-américain existait encore, du moins sur les cartes, mais tout ce qui le constituait par contre : les gens, les animaux, la faune, la flore, quasiment tout avait disparu.

Sa main parcourut le mur tandis que ses pensées convergèrent vers son passé.

 

Sam Grant avait quatorze ans lorsque ses parents décidèrent de traverser d’Est en Ouest le Canada à bord d’un camping-car loué à Montréal.

A l’époque, il n’était que peu intéressé par les paysages de cartes postales ou encore les randonnées dans les parcs nationaux, enfin, tout ce qui excitait ses parents.

Ce qui le stimulait c’était sa musique dans ses écouteurs, ses jeux vidéo, accessibles des heures durant sur son smartphone.

Cela ne l’empêchait pourtant pas de saisir quelques bribes de leurs conversations. Ils étaient préoccupés pour son avenir. Ils constataient, impuissants, leur fils sombrer dans un univers fictif, déconnecté de la réalité. Socialement isolé, il n’avait pas de petite amie contrairement aux autres garçons de son âge, cela les angoissait. Implicitement, ils reconnaissaient leur part de responsabilité et auraient dès son plus jeune âge mettre plus de limites dans l’accès à ses jeux.

Sam, lui, n’y voyait aucun inconvénient. Bien au contraire, il se sentait parfaitement à l’aise avec son mode de vie. Sa vision de la situation était bien plus cynique.

–      En fait, je peux commencer à me droguer et picoler comme tous les types de ma classe si ça peut vous rendre plus heureux, leur avait-il jeté depuis le siège arrière.

–      Ne parle pas sur ce ton, avait tranché son père le fusillant du regard dans le rétroviseur.

Il avait souri.

La radio avait craché des informations du monde en anglais, que Sam maîtrisait plutôt bien.

« Les quinze milles migrants togolais embarqués sur un transporteur de containers attendent toujours dans les eaux territoriales afin d’obtenir l’asile climatique de l’Islande. Par la voix de son Ministre des affaires étrangères, Edmund Olaffson, du clan conservateur, celui-ci refuse catégoriquement de céder à la pression des rues de Reykjavik dont les émeutes ont déjà causé la mort de trente-deux manifestants.

Aux Etats-Unis, par un communiqué de presse, le président américain Brian Hugh Warner, vient d’haranguer les français sur leur gestion lamentable de la crise du Blockhaus Est. La réponse de Maria Poutine, fille de l’ex-Président, ne s’est pas faite attendre et je la cite : « Les États-Unis ont bien assez à faire avec leur crise des migrants climatiques d’Amérique centrale, qu’ils nous laissent gérer les affaires du Blockhaus, le monde s’en portera mieux ».

Pour terminer ce flash info, nous vous transmettons les dernières nouvelles du choc diplomatique qui se prépare entre le Japon et les Corées Unifiées. Mizuhi Tanyabé, dans son communiqué officiel a dénoncé les Deux Corées et a exigé, je le cite : « De cesser toute activité nucléaire dans la Mer du Japon au risque de sanctions irréversibles ». De son côté, le porte-parole du parti, Song Yun Il, a virulemment protesté contre les allégations du chancelier et a menacé de fermer toutes les ambassades japonaises sur leurs territoires. Face à cette escalade, la Maison-Blanche a réagi et a confirmé son soutien au Japon. Les USA rappellent que le traité de Pyongyang de 2029 de non-prolifération ne saurait tolérer les activités nucléaires au risque de déclencher les tsunamis que subissent régulièrement l’État insulaire ».

Les nouvelles du monde n’étaient pas encourageantes. Et comme pour répondre à l’appel du « lâcher prise », Sam avait manifesté un besoin pressant. Son père avait grommelé dans sa barbe et s’était rangé sur l’accotement au niveau de la borne « Km 187 ».

« Au moment où je vous parle, un typhon de classe 5 ravage les côtes chiliennes. Jusqu’à ce jour, il a causé la mort de deux mille cinq-cents personnes.

La température globale en Europe Désunie a atteint aujourd’hui 39.2° en moyenne, des régions comme l’Espagne et l’Italie ont enregistrées des températures allant jusqu’à 48.2°.

Dans notre pays : le tsunami qui a ravagé les côtes au Nord-Ouest du Yukon il y a deux semaines est maintenant sous contrôle du CIC (Comité International sur le Climat). Nous demandons à toutes personnes d’éviter cette zone et de ne s’y rendre sous aucun prétexte »

La voix du présentateur météo devint un lointain murmure.

Le soleil déclinant rasait l’horizon et malgré cela, l’air était chargé de sécheresse, de poussière.

Sam avait trouvé un bosquet discret où il pouvait se soulager lorsque soudain, il entendit un bruit. Surpris, il se retourna et regarda les environs. Rien.

Réguliers, sourds, des coups soutenus par un vrombissement de fonds évoquaient le survol du site par des dizaines d’hélicoptères. Il jeta un œil par-dessus son épaule : pas âme qui vive.

Son cœur s’était mis à battre dans sa poitrine jusqu’à lui faire monter le sang au cerveau. Il termina sa besogne plus vite que de raison et laissa échapper les dernières gouttes dans son pantalon. Il se recula en direction de la route et après deux pas, le bruit s’estompa pour ne devenir qu’un bourdonnement désagréable dans ses oreilles.

Qui ou quoi pouvait bien produire ce son ?

Sam jeta un regard en direction du camping-car derrière lequel ses parents avaient disparu. Il entendait leurs voix qui se réduisaient à un chuchotement.

Alors, l’adolescent se rapprocha docilement des sapins dont les frondaisons tutoyaient les pigments qui mouchetaient un ciel aux teintes bleuâtres. A chaque pas, le bruit s’amplifia pour devenir assourdissant, résumant l’espace à cette résonance : un chaos phonique qui le prit jusqu’aux tripes. Il se sentit défaillir, prêt à vomir, lorsque soudain, il découvrit quelque chose dans les ramures des arbres.

Distants de trois mètres, il pouvait voir le détail des épineux, leurs branchages, les aiguilles qui s’y accrochaient, seulement, quelque chose clochait.

C’était comme si tout était brouillé par un miroir, ou plutôt un effet miroir, se corrigea-t-il. En réalité, il avait l’impression de regarder au travers d’un prisme où chaque détail se reproduisait par réflexion.

Il avait peur et aurait aisément pu prendre ses jambes à son cou si ses pieds avaient bien voulu réagir. Or, il était cloué sur place.

Tétanisé quelques instants, la nausée au bout des lèvres, il se décida pourtant de vaincre sa peur et de s’approcher de l’aberration.

C’est lorsqu’il tendit ses doigts qu’il sentit ses extrémités frémir sous l’effet d’un léger picotement. Par réflexe, il retira sa main, surpris comme sous l’effet d’une décharge électrique. Les facettes vibrèrent puis se remirent en place.

Le son continuait, assourdissant et encore plus intense qu’auparavant maintenant qu’il se trouvait proche du miroir à facettes.

Ses pas le portèrent encore plus avant et à nouveau sa main effleura la surface. Le picotement, léger au départ, se fit plus intense, plus perturbant. Refoulant les battements de son cœur et la peur qui l’avait saisi, Sam, de manière presque impulsive, passa son bras dans le phénomène et le dégagea aussitôt. Il l’examina. Tout était encore là, en place.

L’emprise du phénomène avait la taille d’un disque d’environ deux mètres de diamètre. Il imagina subitement se glisser par l’orifice.

Le vrombissement continuait de manière insistante assénant des coups répétitifs de machinerie que la cale d’un chalutier ou d’un de ces transporteurs maritimes pouvait produire.

Un dernier coup d’œil en direction du camping-car et Sam ne réfléchit pas plus loin. Il se jeta dans l’aberration.

Alors, au moment du passage, il eut l’impression d’être totalement déstructuré, que son corps, jusqu’à la moindre molécule, se disloqua en une multitude de particules pour se reconstituer de l’autre côté.

C’est là qu’il vit.

Ce qui allait changer sa vie.

 

Il retira la main du mur.

Avait-il rêvé tout ceci ? Ce après quoi il courrait depuis toutes ces années, n’était-ce finalement qu’une fantaisie d’un adolescent obnubilé par les jeux vidéo comme l’avaient prétendu ses parents ?

Jamais il n’oserait se pardonner si c’était le cas. Tout ce qu’il avait entrepris pour arriver à ce but, toute cette mise en scène qui avait constitué l’essence même de sa vie, ne se résumait-elle qu’à une vaste dystopie ?

Une rage sourde monta en lui. Il se détourna et quitta précipitamment la chambre, l’hôtel et se retrouva sur le parking, baigné par les phares de son véhicule, impuissant à contenir la rage qui le submergea. Il hurla dans la profondeur de la nuit.

Ses yeux parcoururent l’obscurité à la recherche d’une quelconque réponse, d’un signe.

Rien hormis le désert, la Township Road et au loin, les reliefs ténébreux de montagnes qui mouraient sur la plaine.

Soudain, son regard fut interpellé par une lumière. Un halo s’échappait des ténèbres sur le flanc d’une colline que ses yeux peinaient à percevoir.

Venait-elle de s’allumer ? Était-elle déjà là auparavant ?

Il ne put s’empêcher de croire que ce fut là le signe d’un phare signalant des côtes battues par la tempête.

Le cœur serré, subitement entraîné par une foule de questions, Sam se saisit du télémètre posé sur le siège passager. Il focalisa l’optique sur le point. Distance : 8.2 kilomètres.

Il monta dans le van et fit démarrer le moteur, il devait en avoir le cœur net.

Après de longues minutes d’une progression lente sur un terrain accidenté, crénelé de monticules sablonneux et de fossés béants, Sam aboutit au pied d’un escarpement rocheux. A une centaine de mètres s’élevait une bicoque dont il ne distinguait que les contours, aveuglé par l’éclairage agressif qui le baignait et le pied de la crête.

Il éteignit le moteur, se saisit de son calibre et d’une lampe torche dans la boîte à gants, glissa l’arme dans son ceinturon arrière, sortit du van, et se mit en marche.

Animé par des pensées troublantes, Sam remonta l’allée escarpée, parsemée de terre aride où les quelques buissons qui la bordait n’étaient plus que broussailles cramées et nourriture pour le feu solaire de la journée à venir. Les maigres arbres qui ponctionnaient ses pas étaient morts comme cette terre stérile qu’il foulait.

Enfin, la cahute se découpa sous un ciel constellé. C’était plus quelques bouts de planches qu’une vraie maison. La lumière s’était finalement éteinte.

Plus au nord, sur le flanc de la colline, Sam discerna une structure métallique repliée sur elle-même qui s’épanchait jusqu’à toucher le sol, témoin d’un passé éteint.

Bien qu’il faisait nuit, la chaleur brûlait ses poumons au point qu’il n’avait plus la force de mettre un pied devant l’autre. Et pourtant, il ne devait pas faillir, car de lui dépendait le sort de beaucoup.

De la sueur inondait son dos et son front. Il n’en pouvait plus. Sa respiration ressemblait à celle d’un chat sur le point d’expurger une boule de poil.

Perdue dans ce no man’s land, le cabanon s’avéra être plus qu’inaccessible pour Sam dont les jambes flageolantes se dérobèrent sous l’effort. Il était à bout de souffle et songea qu’il aurait mieux fait de mettre sa combinaison en maudissait son impétuosité.

Après quelques minutes d’une lutte contre lui-même, il s’écroula de tout son long et mordit la poussière.

La respiration sifflante, ses poumons se gonflant en quête de la moindre molécule de diazote et de dioxygène, Sam perdit connaissance et se mit à rêver.

 

Il se souvenait.

Les contours si parfaits que nul rêve n’aurait pu esquisser un trait aussi délicat de son visage halé, nimbé d’yeux en amande, tellement bleus qu’ils en étaient surréalistes et sur lesquels retombait en mèches rebelles une chevelure aux essences de blé. Elle avait l’allure d’une déesse : Mila.

Elle lui avait parlé. Jadis. Il s’en souvenait.

Mais était-elle réelle, où n’étais-ce comme maintenant qu’un rêve dans le rêve ?

Elle lui parla. Ses lèvres remuaient.

Elle lui expliqua pourquoi c’était arrivé. Qu’il devait faire quelque chose. Qu’il avait un devoir, un devoir vis-à-vis du monde sur le point de s’éteindre.

Il revit le visage des autres : Anikaï, Kendrik, et Jabor. Les Administrateurs. Ils étaient là, avec Mila qui l’attendait.

Leurs lèvres remuèrent comme un appel sourd, mais aucun son ne sortait de leurs bouches. Puis, le visage de Mila réapparu en premier plan. Elle ouvrit la bouche.

Plus qu’un cri, ce fut un appel de détresse.

 

Il s’éveilla en sursaut, trempé de sueur.

Le cœur tambourinant, Sam jeta des regards éperdus alentours. Il était dans une pièce aseptisée au sol en béton et aux murs capitonnés, sans fenêtres, dont la climatisation émettait un vrombissement régulier. C’était une vraie étuve.

Sam se leva et constata qu’il était nu.

Son torse le brûlait comme si ses poumons avaient été passés au feu de bois. Il toussa bruyamment et vacilla.

Où était-il ? Comment était-il arrivé là ?

Soudain, une voix grave se fit entendre dans un haut-parleur dissimulé dans le capitonnage des murs. Sam sursauta.

–      Ça va mieux ? demanda une voix à l’accent germanophone.

–      Comment suis-je arrivé ici ? Et qui êtes-vous ?

La voix se tut. Médita probablement la meilleure réponse à donner puis déclara :

–      Mon système de surveillance t’a suivi durant toute ta progression jusqu’au moment où tu t’es évanoui. Ce n’était pas très prudent de sortir sans combinaison.
–      J’avais vérifié toutes les valeurs des chlorofluorocarbones…
–      Attends ! Tu es dans l’hémisphère nord. Les valeurs CFC n’ont pas court ici, seuls les UV importent.

Quel con, se dit Sam, évidemment !

La voix reprit :

–      Les halogènes sont bien responsables de la destruction de la couche d’ozone, mais en soit, s’il n’y a plus de couche là-haut pour nous protéger que feras-tu lorsque les UV auront attaqué ta peau ?
–      Arrêtez ! Je sais tout ça, se renfrogna Sam qui commençait à s’impatienter. Le temps filait et il devait faire vite.

L’homme se tut, tandis que Sam enchaîna :

–      Dites-moi combien de temps allez-vous me retenir ?
–      Je ne te retiens pas, je te protège.
–      Alors laissez-moi partir. J’ai chaud ici.

Une porte dissimulée dans le mur capitonné s’ouvrit avec un bruit de décompression. Une lumière blafarde découpa une silhouette grêle dans l’encadrement puis, un homme aux cheveux gris ébouriffés et à la barbe fournie, apparut.

–      Je te l’ai dit : « Je ne te retiens pas ». Mais m’est avis que tu vas cuire là dehors. Le jour va bientôt se lever et il est hors de question que tu sortes sans une combinaison ignifugée.

Sam tituba devant l’espoir que cette porte ouverte représentait. Il se dirigea vers l’homme et s’arrêta sur le seuil, scrutant le moindre geste que l’autre tenterait pour lui claquer la porte au nez comme une mauvaise blague.

–      Qui… qui êtes-vous ?
–      Je me nomme Gerhard Van der Nau.
–      Qui ?

Son nom sonnait comme celui surgit d’un autre âge.

–      C’est vous ? enchaîna Sam, stupéfait. C’est bien vous ? Le Concepteur ?

–      Viens, répondit Gerhard, nous avons à parler.

Il se détourna et s’enfila dans un long couloir qui exécutait une légère pente. Il marchait lentement à petits pas. Sam le suivit, une foule de questions s’entremêlant les unes aux autres et toujours nu.

Sur le chemin en pente douce aux parois voûtées, Van der Nau lui relata que depuis qu’il n’y avait plus de couche d’ozone dans cette partie du monde, les UV bombardaient en permanence la terre, raison d’une telle chaleur, ici, dans les sous-sols. Il estimait que dans une période d’environ cinq ans, la Terre de cet endroit ne serait plus qu’un magma. Et qu’après ça… Pouf ! fit-il en mimant l’explosion d’un ballon. Tout s’évaporerait.

Le vieil homme le conduisit dans une vaste salle voûtée de deux étages de haut et d’une circonférence d’environ quarante mètres, depuis où filaient des conduits, semblables aux galeries d’une termitière.

Une douce mélopée courrait dans les couloirs, agréable, apaisante, mais parfois aussi oppressante qu’une symphonie funéraire. Sam reconnu Bach, la suite pour orchestre n° 3.

La gorge nouée par le spectacle, il en resta bouche bée.

–      Impressionnant, n’est-ce pas Sam Grant ?

–      Vous… vous connaissez mon nom ?

L’homme opina, un sourire flottant sur ses lèvres.

–      Nous avons suivi ton parcours. Dans les médias, internet, enfin depuis toutes ces années il nous fallait bien nous assurer que notre message ait été entendu. Pour que la migration puisse avoir lieu. J’ai beaucoup aimé ton intervention aux Nations Unies en 2053. Tiens, habilles-toi, dit-il en lui tendant des habits qu’il venait de prendre dans un des conduits aménagés.

–      Je… je n’ai donc pas rêvé. Mila… souffla-t-il, le regard soudain ailleurs.

Gerhard rit de bon cœur, comme si tout ceci n’était qu’une bonne blague.

Reprenant ses esprits, Sam dit :

–      Mais… et le portail ? Au motel, je ne l’ai pas trouvé.

Van der Nau l’amena dans un conduit aux parois larges et concaves et découvrit l’aberration optique qui l’avait guidée tout au long de ces quinze dernières années. Elle était là, à portée de main.

–      Comment est-ce possible ? Elle n’était pas à cet endroit…

–      Nous pensons qu’elle se déplace, comme toutes les autres, vraisemblablement emportées par le mouvement de rotation de la Terre. Il haussa les épaules : « Nous avons conclu à une instabilité dans leurs structures ».

–      Ce qui signifie quoi ?

–      Que depuis le temps, nous creusons des galeries pour suivre leur progression, mais qu’à terme elles sont vouées à disparaître aussi soudainement qu’elles sont apparues. Et comme nous tous si nous ne faisons rien. Mais tu es là, c’est donc qu’une partie de notre message a été entendu.

–      Qui les a placées là ? interrogea Sam, ignorant sa dernière remarque.

Van der Nau eut un regard dans le vague.

–      Si nous le savions, je ne serai même pas persuadé que nous soyons en mesure de comprendre la réponse, ou de l’accepter.

–      Des extraterrestres… Dieu… ?

Le scientifique eut un petit rire cynique.

–      Ce ne sont que des mots, des noms, rien qui ne saurait qualifier l’essence même de ce que nous avons sous les yeux.

–      Ils vont venir, dit subitement Sam.

–      Je sais. C’est pourquoi, cet endroit a été adapté pour recevoir du monde.

–      Je ne sais pas combien ils seront ni même quand ils seront là.

–      Ne t’inquiète pas, il y a suffisamment de place ici et à New Ark. Et moi ça fait suffisamment longtemps que j’attends cet instant pour ne pas être perturbé par mon impatience.

Sam se mit à rire et s’exclama :

–      Elle existe ! Ce n’est pas un rêve !

Van der Nau le dévisagea comme s’il était devenu fou.

–      Bien évidemment que New Ark existe, fit-il légèrement irrité. Qu’est-ce que tu croyais ?

–      Après toutes ces années, j’ai pensé… enfin, j’ai cru que ça n’avait été qu’un fantasme d’adolescent.

Le vieil homme sourit, les yeux dans le vague.

–      Oui, je comprends quel effet cela peut faire. Moi-même lorsque j’avais ton âge, la première fois que j’y suis allé, je n’y ai pas cru. J’étais comme toi. Mais quand je me suis mis à rêver de ce que nous pourrions y bâtir, le défi et aussi l’utopie que cela représenterait pour l’humanité, cette obsession ne m’a plus quitté de toute mon existence.

–      Pardonnez-moi de vous couper Gerhard. J’avais une mission, celle qui m’a conduit jusqu’ici. Aujourd’hui, cette perspective va s’accomplir et avec elle, l’espoir de retrouver Mila.

–      Ach l’amour ! lança Van der Nau en roulant des yeux.

–      Oui-oui. Mais le temps nous est compté. Expliquez-moi qu’est-ce qu’il faut faire pour amener tous ces gens jusqu’à New Ark.

Alors Gerhard Van der Nau lui expliqua.

 

Des mois s’écoulèrent.

Ensembles, ils préparèrent le terrain, envoyèrent des messages à tous ceux que Sam avait pu côtoyer durant ces quinze dernières années, damèrent le terrain depuis la route principale jusqu’au bunker pour le grand jour.

Il s’avéra que la cohabitation avec le vieil homme fut parfois difficile. Van der Nau, reclus près de huit ans dans ce trou, demeurait un homme solitaire, peu habitué au contact social. Un passeur que seule sa mission importe.

Les journées, Gerhard les passaient dans le bunker à s’occuper de ses affaires, Sam ne le voyant que très rarement. Mais les soirs, où éreintés par une journée de labeur, ils se retrouvaient autour d’un verre de vin ou de schnaps, le scientifique déliait facilement la langue pour lui raconter sa vision du monde « parfait » (il insistait sur les guillemets) qu’il avait créé là-bas, quelque part dans ce futur dystopique.

Un monde où l’inégalité sociale avait été éradiquée, où le système monétaire n’existait pas, où chacun avait sa place en contribuant au bien-être commun et où toutes les décisions importantes se prenaient par tous.

Cette idée avait germé le jour où il avait trouvé le miroir tout à fait fortuitement, comme Sam, et qui l’avait amené sur cette plaine déserte du Canada des millénaires dans le temps. C’était au début des années ’70.

Après le choc qu’il avait traversé, il lui avait fallut convaincre des scientifiques du monde entier de bâtir son rêve, car il fallait le reconnaître : notre Terre se trouvait dans une impasse. Le cycle de notre planète touchait à sa fin, et quoi qu’entreprenne l’humanité pour inverser la tendance des changements climatiques, rien n’y ferait. L’homme, ce locataire irrespectueux, avide d’exploiter, de raréfier courrait de toute manière à sa perte et dans les cinquante, soixante ans qui allaient suivre, l’humanité allait connaître une sélection plus que naturelle et vraisemblablement disparaître.

La solution pour la survie de l’espèce était donc là : à travers les portails.

Et plus Van der Nau ralliait de scientifiques à sa cause, plus il s’apercevait que de par le monde d’autres portails étaient disséminés. On chercha bien évidemment à comprendre par qui, par quoi. Mais comme lui avait déjà souligné justement Gerhard, là ne résidait pas l’essentiel. Ils étaient là, comme des mains tendues, autant les utiliser pour sauver une frange de l’humanité et la projeter une dizaine de millénaires dans le futur.

Depuis ce temps où Gerhard et ses collègues entreprirent de bâtir aux différents endroits du monde des New Ark, trois générations s’y étaient déjà succédées.

Sam buvait les récits du vieil homme en sirotant ses verres de vin et lorsque vint le temps de dormir, il rêva de Mila, de New Ark.

Il rêva aussi des conférences qu’il avait tenues avant et pendant ses études en climatologie devant des assemblées d’hommes et de femmes se riant parfois de lui et d’autres plus dubitatifs qu’intéressés. L’utopie avait son prix. Le sien se résumait aux railleries, à la suspicion.

Mais malgré les menaces qui planaient sur lui, il était convaincu, que parmi son auditoire il en était certains qui croyaient que cela fut possible. Que l’utopie d’une nouvelle existence, loin dans le temps, était concevable même si cela relevait de la science-fiction.

Van der Nau l’avait bien fait, lui.

Par une nuit d’octobre, il partit pour d’autres terres dans l’anonymat le plus complet. Paisiblement.

Et comme un appel à l’espérance qui semblait s’envoler avec la mort de son ami, Sam qui se tenait au bord de la tombe qu’il avait creusée en son honneur, fut tiré de sa réflexion par le bruit d’un klaxon dans le silence mortifère de la nuit.

Il jeta un regard en direction de la Township Road au nord et vit les feux d’un véhicule, puis d’un autre, et encore d’un autre.

Ils étaient là.

Bientôt, se fut une colonne de lumières sans fin qui illumina la route. Sam était au bord de l’excitation.

Le premier des véhicules aborda le chemin balisé que Sam avait conçu durant des mois et le remonta jusqu’à parvenir au parking qui y avait été aménagé. Subjugué mais ému, il régla la circulation et organisa le parcage des voitures électriques et à hydrogène dont le flux ne semblait se tarir.

A l’extrémité du parking où déjà un grand nombre de véhicules se garaient, il y avait un conduit. Derrière ses portes, une galerie conduisit les hommes, femmes et enfants à l’effet miroir.

Sam donna des instructions, prit quelques-uns des hommes présents comme ses représentants pour organiser l’escorte jusqu’au portail.

La migration commença.

 

An 2(exp. 14), après la Grande Migration.

Au-delà des larges contreforts s’élevaient des charpentes torsadées aux pointes de flèche, des enchevêtrements de verre et de métal défiant les lois de la gravité, témoins d’une architecture novatrice en lien direct avec une nature qui reprenait ses droits sur la plaine.

Coupant l’horizon des montagnes dentelées, les structures se noyaient dans la nuit. Enchâssés les uns aux autres, les hauts sommets montaient à l’assaut des cieux, alors qu’autour des niveaux inférieurs s’organisaient des édifices plus légers et élancés d’où s’échappaient des véhicules volants, ainsi que des rails à suspension sur lesquels courraient des transporteurs effilés.

Des soubassements ceignaient l’agglomérat de bâtiments d’où s’échappaient des jets de vapeur qui venaient lécher des murs hauts de quinze étages et dont s’échappait le bruit lancinant d’une machinerie que Sam avait déjà entendue il y avait des millénaires de cela.

Au-dessus de New Ark, un dôme coiffait les édifices dont le contour se fondait dans la noirceur de l’obscurité. Il permettait l’absorption de l’énergie solaire et la redistribuait dans tout le réseau de la ville durant la nuit.

–      Je crois que Gerhard aurait voulu assister à ceci, dit Sam, assis sur un promontoire rocheux aux côtés de Mila qu’il avait retrouvée deux ans auparavant aussi belle que dans ses rêves.

–      Oui il aurait été fier de la société qui s’est organisée ici, de toutes ces personnes qui ont pris part à la poursuite de sa vision.

–      Et pour les autres colonies, des nouvelles ?

Les portails avaient disparu et avec leur disparition s’était refermé un monde agonisant. Ceux qui avaient fait le choix de suivre Sam, ou d’autres Sam de par le monde, certains avaient aboutis, d’autres non. Le passé était cette fois bien derrière.

Mila regarda son mari dont les yeux étaient plongés dans la contemplation de cette ville qui n’était plus une utopie, mais une réalité.

–      Rien n’est jamais figé, tout est en mouvement perpétuel. Les portails, le passé, le présent. Ne pas penser au passé, reviendrait à le renier, mais il ne doit pas conduire notre existence. Regarde la nature. Aujourd’hui, après quatorze millénaires de ton époque elle reprend peu à peu ses droits et a pardonné nos erreurs passées. Elle ne renie ni ce que étions, ni ce que nous sommes. Voilà la réalité de qui nous sommes ailleurs.

 

 

FIN

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