Créé le: 12.05.2022
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Love Letter

Amour, Horreur, Science fiction

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© 2022-2025 a Eloïz

En franchissant la porte, devant l'étendue immaculée qui s'offrait, même toi tu as douté. Mais ta fierté a pris le dessus. Un pas. Deux, trois. Une vingtaine pour atteindre l'abri. La dernière construction avant l'infini.
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Mon amour,

Cette lettre te fera rire, nous fera rire, si tu la lis un jour. Moi qui aie horreur des mots qui débordent si fréquemment des bouches et des livres, des flots jacassants, des badineries, des sermons et des serments, me voilà à t’adresser des paroles qui raisonnent dans le vide. Une contradiction de plus. Qu’importe désormais. Une contraction bienvenue des doigts et du cerveau pour lutter contre l’engourdissement.

J’ai colmaté le trou sous la porte après ton départ, comme tu me l’as dit. Ça ne change pas grand-chose. Il faudrait s’attaquer également aux fenêtres et aux lattes disjointes qui servent de plafond. Le vent tisse une toile gelée dans l’abri, comme s’il soufflait de partout à la fois. Telle une mouche qui se débat, je me traîne d’un bout à l’autre de la pièce. Trouver un coin épargné. Un interstice où me glisser. Échapper au froid mordant. C’est peine perdue. Alors je vais t’écrire pour tenter de rester éveillée. Attendre ton retour. Est-ce que tu reviendras ? Je ne crois pas, mais il n’y a rien d’autre à faire.

Le cadavre a depuis longtemps refroidi. Il est devenu bleuté, d’une teinte de porcelaine délicate. Je crois que si je lui tapais dessus, il se briserait en mille morceaux. Le sang a séché depuis longtemps. C’est triste du sang gelé, mais ça fait moins peur. Ça a l’air moins réel. As-tu bien tué cet homme il y a quelques heures ? Ou est-ce un rêve ? Si je tourne la tête, je ne le vois plus et je l’oublie. Il n’existe plus. Déjà, il a pris sa place parmi les encombrements du sol : bûches, tapis, cadavre. Morts, froids, durs. Inutiles.

A quoi pensais-je ce matin ? Pourquoi t’avoir suivi à l’abri ? Je savais bien que le malheur nous y attendait. Il m’attendait moi, en tout cas. Toi, tu es parti : « chercher une solution » tu as dit. Mais le vent s’est levé et le froid l’a suivi. L’abri n’en est pas un. C’est un piège. L’homme nous y attendait. Il savait qu’on se jetterait droit dans ses filets. On a eu peur. Tu l’as frappé. Un peu trop fort. Est-ce que tu voulais le tuer ? Tu n’as pas nié lorsque je te l’ai hurlé au visage.

Cela fait des heures que tu es parti. Est-ce la lâcheté ou le froid mortel qui t’empêche de revenir ? Je n’ose pas regarder par la fenêtre, de peur de te voir changé en statue de glace à portée de main. Le froid ne pardonne pas ici. Tu le sais. C’est pour ça que tu as voulu partir. Loin de ces contrées désolées. De ce hameau triste et de ses gens bornés. Et tu as voulu que je te suive. Et je t’ai suivi. Même si je savais qu’on nous tuerait si on se faisait attraper. On ne quitte pas la vallée. Jamais.

Il fait si froid et le vent ressert sa toile. Mes doigts n’arrivent plus à lâcher le stylet. Ils sont raidis. Mon bras, mes jambes, mon souffle aussi. Mon amour, tu ne liras jamais cette lettre, je le sais, alors peu importe le débordement. On aura essayé. Je mourrais la plume au poing alors que, dans mon cœur, le feu qu’on se promettait éternel s’éteint. Ce n’aura été qu’un feu de paille.

Le sacrifie n’a pas suffi. La Gardienne l’a apprécié, je crois. Tu te souviens du bruit de déchirement qu’a fait l’homme ? Nous n’avons même pas eu le temps de crier. Un mouvement furtif. Un corps qui se démembre. Du sang, beaucoup de sang. Puis le silence. La Gardienne ne s’est pas montrée. Elle n’a pas stoppé la tempête non plus. On aurait dû renoncer alors. Tu le sais bien que personne ne s’échappe jamais d’ici. Tout ce qu’on peut faire, c’est nourrir le feu de la grande salle, pour que jamais il ne s’éteigne. Prier. Danser. Vénérer. La Gardienne s’occupe du reste. Geôlière et protectrice. Nous lui devons tout.

Pourquoi as-tu voulu t’enfuir ? Apprendre le sens du mot soleil, terre et eau ? Échapper à la glace et au vent ? Pourquoi ? Nous étions ensemble. Tous ensemble. Une communauté heureuse, soudée et ignorante. On aurait pu vieillir toi et moi, simplement. Mais tu as voulu partir. Et moi je t’ai suivi, comme toujours.

Nous sommes sortis de la grande salle pour traverser des couloirs et des chambres vides, crissant de cristaux gelés. Loin du feu sacré, c’est un autre éclat qu’on découvre. Celui de la glace et de la lumière blanche qu’elle recrache. J’ai voulu reculer. Retrouver le Foyer. Tu as dit non. Et moi j’ai écouté. J’étais douée pour ça : t’écouter, te suivre, partout. Malgré moi.

En franchissant la porte, devant l’étendue immaculée qui s’offrait, même toi tu as douté. Mais ta fierté a pris le dessus. Un pas. Deux, trois. Une vingtaine pour atteindre l’abri. La dernière construction avant l’infini. Tes pieds s’enfonçaient profondément dans la neige pure, à cause du poids de Jorg sur tes épaules. Tu l’avais choisi car il était petit, à peine un homme. Pourtant, il pesait lourd, inerte sur ton dos. Je n’ai pas voulu y penser. J’ai ignoré le sang qui pointillait le chemin derrière nous.

Tu as ouvert la porte de l’abri d’un coup de pied trop assuré. Tu as jeté Jorg au sol, derrière toi, et il a soulevé un nuage poudreux en tombant. Nous nous sommes précipités à l’intérieur, pensant laisser la mort et le froid à l’extérieur. Mais l’homme nous attendait et la mort s’est invitée entre les murs fragiles. La Gardienne n’a pas tardé à se rappeler à nous en déchiquetant Jorg. Nous avons eu peur qu’elle ne continue avec le second cadavre, puis nos corps encore tremblants. Mais elle n’est pas restée. Très vite, il n’y a eu plus que le chant des rafales et le silence en dessous.

Tu pensais que le sacrifice nous achèterait un peu de répit. Ça n’a pas marché, mais tu n’as pas renoncé pour autant. Tu as dit que tu partais en reconnaissance et que tu reviendrais me chercher. Tu n’es toujours pas de retour. Je ne peux rien faire d’autre que t’attendre. Jamais la Gardienne ne me laissera revenir au foyer. Pour la communauté, nous sommes déjà morts. Pour moi, tu es déjà mort. Et moi, je n’ai plus longtemps à attendre. Je…

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