Chapitre 1

1

Les événements se bousculent dans la vie privée de la famille de Lolotte: son père retourne en valais et elle retrouve, enfin, son frère Nesto. Sur le plan de l'enquête, de nouveaux éléments apparaissent et la suite s'avère pour le moins mouvementée.
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Quelques semaines ont passé. Septembre a débarqué. Les terrasses des bistrots vivent leurs derniers jours. L’automne commence à distribuer des taches de couleur aux forêts, du spleen aux rombières et de la nostalgie à nos soirées.

 

Je me réveille en sursaut en entendant Pierre se lever. J’émerge d’un sommeil lourd peuplé de paysages d’Irlande et de mon frère introuvable. J’entends Pierre qui met la table du petit-déjeuner et me décide à rejoindre la salle de bain et à me préparer.

 

Je retrouve Pierre à la cuisine. Les enfants et mon père dorment encore. Papa se lève juste avant que nous n’allions réveiller Montse et Maxence. Il me demande des nouvelles de Nesto et fait la grimace quand il apprend que si j’ai pu lui parler au téléphone, je n’ai pas pu le voir et qu’il faudra encore attendre. Ensuite, il nous embrasse les deux et demande si nous pourrions lui consacrer cinq minutes avant de réveiller les petits. Nous acquiesçons non sans que Pierre lui ait précisé qu’il voulait arriver tôt ce matin au lycée pour une réunion avant le début des cours. Papa se racle la gorge et commence :

— Je ne vais pas faire trop long, Rassure-toi, Pierre. Je dois vous annoncer que je pense déménager à Saillon d’ici peu. Les Dos Santos sont rentrés au Portugal. José a pris sa retraite et Alyson veut vieilllir dans son village comme elle l’a toujours dit. La maison est donc libre depuis environ deux semaines et je ne veux pas la relouer à quelqu’un d’autre. Moi aussi, j’aimerais retrouver la maison de mon enfance avant de retomber en enfance. Je sais que ça ne vous arrange pas trop et que le grand-papa sur place offre bien des avantages pour la garde des petits. Mais les petits ont grandi, les accueils extra-scolaires existent et fonctionnent bien et je vous accueillerai volontiers, tous ensemble ou par morceaux, pour les vacances ou des week-ends. Et ces trajets de Fribourg à Saillon pour m’occuper du jardin et du petit verger commencent à me fatiguer. En plus, là-bas, j’aurai l’impression d’être plus près de ta maman, Louise : Laetitia adorait ses beaux-parents et ce coin de pays. J’ai de tellement beaux souvenirs des vacances que nous y avons passé les deux, puis tous ensemble, avec toi et Nesto.

— Tu es sûr de ta décision ?

— Absolument.

— Et tu veux partir quand ?

— Dès que possible pour vous mais au plus tard d’ici la fin du mois.

— Tu n’as aucune obligation envers nous et je te remercie de tout ce que tu as fait pour nous. D’abord en nous accueillant ici et en bouleversant pour cela toute l’organisation de ton appartement…

— Trop grand pour moi…

— Là n’est pas la question papa. Tu as organisé ta vie en fonction de la nôtre et tu as fait plus que ta part. Je te comprends mais j’ai encore de la peine à t’imaginer ailleurs qu’ici, avec nous, avec les enfants.

— Le Valais n’est pas loin ma Louise…

— Oui je sais mais quand même… Je ne te cacherai pas non plus que ce n’est pas la meilleure nouvelle pour notre organisation familiale au quotidien mais je peux comprendre que tu veuilles retrouver en quelque sorte à la fois ton coin de terre et ton indépendance. Tu as vraiment bien réfléchi ?

— Oui ! Tu vois, depuis la mort de ta maman, je fonctionnais un peu en pilotage automatique. Elle me manque tellement que je m’arrangeais toujours pour ne pas avoir un moment de libre, entre vos enfants, mes promenades, mes allers-retours en Valais, tout ça pour ne pas avoir trop à penser. Maintenant je me sens plus fort. Ta maman, ma Laetitia chérie, me manque toujours autant mais elle est toujours présente dans mon cœur : je lui parle tous les jours. Aujourd’hui, je me sens plus fort et plus serein. J’ai apprivoisé cette solitude, passagère puisque chaque jour qui passe me rapproche du jour de nos retrouvailles et je sens que c’est le moment de retourner aux sources comme disent certains. Je vais d’ailleurs faire un aller-retour aujourd’hui pour faire la liste des éventuels travaux à faire et des meubles à acheter. Je partirai dès que les enfants seront à l’école et je suis désolé de te laisser la préparation du repas de midi. Mais j’ai fait des réserves de sauce tomate dans le congélateur et si tu es pressée, utilise ça.

— Pas de souci pour le repas ! Pour ton départ, même si ça me peine un peu, je ne peux que te comprendre papa. Dans l’immédiat, nous sommes tous un peu pressés entre l’école, mon travail. On en reparle ce soir ou demain un peu plus en détails ? OK ?

— D’accord. Et laissez-moi réveiller les petits. C’est moi qui les ai peut-être mis en retard.

— Pas de souci mais l’école ne commence qu’à 8 h, et il n’est même pas sept heures. Ils ont donc de la marge même s’il faudra faire un peu plus fissa que d’habitude pour déjeûner.

 

 

Cinq minutes plus tard, Maxence et Montse débarquent dans la cuisine, leur grand-père sur les talons. Le petit déjeuner est expédié en à peine un quart d’heure. En les regardant manger leurs tartines, je me demande si nous continuerons à ne manger que des confitures maison concoctées par papa et du miel de ses amis valaisans. Mais connaissant papa, je sais que tant qu’il le pourra, il continuera à ramasser ses framboises, ses abricots et ses groseilles et que la distance ne changera rien à l’affaire. A chacun de ses retours ou à chacun de nos séjours en Valais, je sais déjà qu’il nous donnera encore l’occasion de penser à lui à chaque tartine.

 

Pierre et les enfants sont partis. Papa insiste pour débarasser la table et ranger la cuisine et je peux appeler Sylviane et mon réd en chef. Je commence par Sylviane pour savoir si je peux fournir à mon journal un minimum d’informations sur l’enquête en cours. Elle préfère me rencontrer et nous nous retrouvons à son bureau trente minutes après mon appel.

 

Sylviane a beaucoup discuté avec ses chefs. Pour l’instant, la seule information que l’on peut diffuser est que certains des agresseurs étaient clairement identifiés comme jihadistes et qu’ils visaient vraisemblablement les réfugiés parce qu’ils les considéraient comme « déserteurs ». Mais l’enquête sur la complicité éventuelle de membres de la mouvance d’extrême droite pas plus que les informations fournies par Nesto sur Suat ne doivent être rendues publiques pour le moment. Cela risquerait d’alerter les commanditaires de cet attentat et de compromettre l’enquête.

 

Dans l’immédiat, en attendant le fameux dossier de Suat promis par Nesto, Sylviane est affectée à ma protection. Ses supérieurs craignent que les agresseurs qui ont trouvé l’adresse des amis de Nesto en Irlande, ne cherchent à s’en prendre à sa famille. Cette décision intervenant plusieurs jours après notre retour d’Irlande me surprend. Sylviane m’explique que personne n’avait vraiment pris le temps d’évaluer ce danger avant. Elle avoue qu’elle apprécie cette mission même si elle ressent un peu de culpabilité face à ses collègues qui croulent sous le travail, entre la petite délinquance, les violences domestiques, les crimes économiques sans compter le trafic de stupéfiants. Mais elle sait aussi que cette affaire résolue, elle retrouvera la même routine et le même stress quotidien que ses collègues.

 

Elle estime avoir la chance de travailler en Suisse, avec certes les inconvénients du fédéralisme qui fait que chaque canton a sa police. La collaboration n’est pas toujours aussi facile et fluide qu’on veut bien le dire, tant avec les autres cantons qu’avec la police fédérale aux attributions relativement limitées dont, justement, les attentats et certains crimes économiques. Mais les avantages du fédéralisme sont une bien plus grande liberté de travail et une proximité avec la population bien meilleure que dans certains pays voisins. En plus, le sens du compromis, le pouvoir décentralisé, la démocratie directe et semi-directe, la lenteur des rouages législatifs font que le pays évite mieux que d’autres des explosions sociales engendrées par l’augmentation de la précarité qui poussent au désespoir les oubliés de la croissance. Ici, il existe aussi cette rancune compréhensible de ceux qui travaillent dur pour des clopinettes, alors que l’on accorde toujours plus d’avantages aux plus riches, par exemple en défiscalisant des multinationales. Par contre, notre système ne permet pas, comme par exemple dans cette « monarchie républicaine » qu’est la France, qu’un président tout seul puisse prendre des décisions aussi injustes qu’impopulaires, comme de supprimer l’impôt sur la fortune et d’augmenter les taxes pour le petit peuple.

 

La précarité me dit-elle, existe cependant aussi chez nous et la police est souvent confrontée à cette délinquance de « survie » que sont les agressions de personnes, les vols à la tire ou dans les magasins et d’autres petites arnaques qui apparaissent à certains comme les seuls moyens de sortir d’une situation économique désespérante. Mais les grands mouvements de protestation et de révolte contre l’injustice sociale, accompagnés ou plutôt sabotés par la présence de casseurs ne font pas vraiment partie des habitudes suisses. Ici, on préfère discuter, négocier, voire parfois faire la grève si cela s’avère vraiment nécessaire mais sans jamais paralyser le pays par des violences urbaines qui ne desservent, au final, que les gagne-petits et les sans voix. Bien sûr, il y a les inévitables bandes de casseurs qui profitent autant d’une manif que d’un match de football pour s’adonner à leur sport favori, la casse et les bastons, mais ces derniers ne sont soutenus par personne, ni la population dans son ensemble, ni les partis, ni les syndicats, ni les mouvements sociaux citoyens qui, au contraire, applaudissent quand ces petits cons se font arrêter et juger sévèrement.

 

Elle ajoute que ce n’est pas en discutant ici et entre nous que l’on changera le monde mais que peut-être, grâce à Nesto, on pourra au moins empêcher quelques projets criminels d’individus parmi les plus malfaisants de l’expèce humaine.

 

Nous examinons ensuite les modalités pratiques de cette protection dont je constate très vite qu’elle n’est pas négociable. Le plus pratique est que Sylviane s’installe chez nous le temps que ses chefs et elle-même estiment cette mesure nécessaire. Elle pourrait occuper la chambre de papa dès son départ et avant, ma foi, je n’ai que le canapé du salon à lui proposer. Elle affirme que cela lui convient parfaitement

 

Elle propose ensuite de m’accompagner chez mon réd’ en chef où je dois aller rendre compte du résultat de mon enquête et négocier surtout du temps pour pouvoir m’y consacrer encore quelques jours. La présence d’une inspectrice de la police à mes côtés donnera peut-être du poids à mes arguments, surtout si Sylviane s’engage à me laisser la primeur de toutes les informations qui pourront être rendues publiques et à retarder de quelques heures leur diffusion aux autres médias.

 

Mon patron ne se laisse pas impressionner mais, au final et après d’âpres négociations, il m’accorde 10 jours supplémentaires, pas un de plus et à condition de laisser tomber la compensation de mes heures supplémentaires pour l’année écoulée. J’accepte et nous ressortons de son bureau. Sylviane me fait la réflexion que mon boss est infiniment plus difficile à convaincre et intransigeant que ses supérieurs à la police.

 

Nous prenons la route de Bulle et sur le chemin de la maison, nous évoquons Nesto. Je me demande où il se trouve et que fait-il en ce moment. Sylviane voudrait que je contacte immédiatement le fils d’Aloys Bardem pour savoir s’il a reçu la clé dont parlait mon frère. Je refuse, tenant à suivre les injonctions de Nesto même s’il m’en coûte aussi de rester ainsi dans l’expectative. Je me rappelle très bien de monsieur Bardem qui nous avait ramené Nesto après sa fugue. Je sais qu’il est décédé à plus de 90 ans voici deux ou trois ans, mais je n’ai jamais connu ses enfants qui doivent bien être mes aînés d’une dizaine d’années au moins et j’ignorais que Nesto était resté en contact avec cette famille.

 

Nous sommes obligés d’admettre que sans informations supplémentaires l’enquête piétine. Les trois auteurs identifiés faisaient partie de la mouvance jihadistes, étaient connus de plusieurs services européens et venaient vraisemblablement de sortir de Syrie peu avant l’attentat en passant par l’Irak pour deux d’entre eux et par la Turquie pour le troisième. Mais sur les deux autres, peu de choses : le français est un enfant de la DASS, qui a grandi essentiellement en foyers et dans une famille d’accueil qui a renoncé à le garder en raison des comportements violents du jeune homme qui est retourné en foyer. C’est cette famille qui a été contactée pour annoncer le décès du dénommé Yann Leblanc. Il avait voulu s’engager dans la légion mais avait été recalé pour des raisons d’ordre psychologiques. Il s’était engagé par la suite dans une société de surveillance puis a fait partie de la garde rapprochée d’un élu du front national dans le Vaucluse. Après, on perd sa trace jusqu’à ce jour sombre de l’attaque de la buvette du Mont Gibloux. Pour le dernier, l’autrichien qui avait été pris pour Nesto, aucune nouvelle information n’est venue compléter ce que la police savait déjà. Donc, tout cela est bien maigre.

 

Quant aux deux agresseurs des Ryan qui cherchaient Nesto, la Garda irlandaise a établi des portraits robots sur la base des observation de Monsieur Ryan et on peut espérer qu’ils réussiront à les coincer avant qu’ils ne quittent le pays, ce qui est un poil plus facile sur une île comme l’Irlande où tous les déplacements vers l’extérieur doivent se faire par avion ou par bateaux.

 

En résumé, il ne nous reste plus qu’à attendre. Je n’aime pas attendre. Je suis toujours en avance à mes rendez-vous pour ne pas faire attendre mes interlocuteurs. Je peste contre les retardataires et j’ai l’impression qu’on me vole mon temps quand je dois poireauter, que ce soit pour un interview ou bêtement dans la salle d’attente du dentiste ou du médecin.

 

Sylviane est plus philosophe et plus calme que moi, du moins en apparence. Une longue pratique des enquêtes policières lui a appris la patience et aussi un certain fatalisme. Elle ne lâche rien, n’abandonne jamais mais supporte beaucoup mieux que moi ces moments creux où rien ne se passe, où la situation semble bloquée et figée dans l’immobilité pour l’éternité.

 

Nous arrivons à la maison. Il est presque 11 h et je dois faire le repas de midi pour les enfants, papa devant déjà être arrivé à Saillon. Nous allons faire simple : spaghettis. Les enfants adorent ça. Sylviane me propose de l’aider et je lui laisse râper le parmesan, et mettre l’eau à cuire pour les pâtes pendant que je rôtis un peu de viande hâchée pour mettre avec la sauce tomate que papa m’a laissée et que je complète avec des haricots rouges. Nous mettons ensuite la table ensemble et terminons juste à temps avant l’arrivée de Maxence et Montse.

 

Je présente Sylviane et leur explique que c’est une copine de maman, policière, qui n’a momentanément plus de logement et va venir habiter chez nous quelques temps. Le courant passe bien entre la jeune inspectrice et les petits. Maxence la bombarde de questions sur son métier et lui demande si elle a arrêté beaucoup de voleurs et de méchants tandis que Montse lui demande si elle est obligée d’avoir toujours un uniforme quand elle travaille ou si elle a le droit de mettre une jolie robe. Je lève les yeux au ciel en me demandant comment, avec une éducation aussi égalitaire que la nôtre, les enfants peuvent reproduire des attitudes et des schémas que d’aucuns qualifieraient de sexistes. Sylviane lui explique que les jeans et les pulls sont plus pratiques pour travailler et que dans le genre de travail qu’elle fait à la police, on ne lui demande presque jamais de porter un uniforme. Nous parlons ensuite de l’école, des devoirs, des petites disputes et des discussions qui émaillent les récréations. Nous n’avons pas vu le temps passer et c’est déjà l’heure de repartir. Nous décidons d’accompagner les enfants. La proposition soulève l’enthousiasme de ma marmaille et nous nous embarquons à quatre sur le chemin de l’école.

 

Le trajet jusqu’à l’école avec les enfants prend à peine dix minutes puis nous regagnons en moins de temps encore mon domicile.

 

Nous arrivons au bas de l’immeuble. Je sors ma clé et tiens la porte à Sylviane quand son téléphone sonne. Elle s’éloigne de quelques mètres et me fait signe d’attendre. Je la vois hocher la tête et esquisser un sourire. Elle empoche son portable et se dirige vers moi en souriant.

 

— C’est déjà un début.

— Tu as des nouvelles ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Les Irlandais ont arrêté les agresseurs des Ryan !

— Vraiment ?!

— Oui, ils viennent de nous communiquer les noms des deux individus et de relater les circonstances de leur arrestation.

— Raconte !!

— Ils devaient se douter que tous les transports seraient surveillés. Ils ont donc évité les aéroports et les lignes officielles de bateaux et de ferries. Ils ont tenté de soudoyer un propriétaire de bateau de Kinsale, une petite ville touristique sur la côte Sud, pas très loin de Cork, arguant qu’ils désiraient voyager autrement et de manière plus aventureuse qu’en avion ou avec les grands bâtiments des lignes régulières. Ils pensaient ainsi obtenir un passage vers l’Angleterre où ils comptaient probablement rejoindre un aéroport. Ils sont mal tombés : l’homme était un retraité de la Garda. La demande lui apparut pour le moins bizarre et incongrue. Il fit semblant d’accepter leur offre et leur dit qu’il lui fallait un moment pour faire le plein, préparer le bateau et s’organiser pour renvoyer une excursion en mer prévue l’après-midi. Il leur a proposé d’aller boire un verre pendant une heure ou deux, en attendant. Il profita de ce moment pour appeler ses anciens collègues en décrivant les deux individus. Moins d’une heure plus tard, les policiers débarquaient dans le café du port où attendaient les deux hommes qui furent embarqués sans avoir eu le temps d’opposer la moindre résistance même si l’un d’eux tenta, mais en vain, de sortir une arme de sa veste.

— Et alors, c’est qui ces mecs ?

— Tiens-toi bien : le premier est un ressortissant français, domicilié à Lyon, fiché comme recruteur jihadiste et vraisemblablement parti en Syrie pendant environ 8 mois au plus fort de l’expansion de daesh. L’autre est un suisse originaire de Zurich mais domicilé en Allemagne, en Bavière, et membre d’un groupe néo-nazi. Lui aussi était fiché par la police allemande.

— Un jhadiste et un fasciste ensemble : c’est  l’alliance du serpent et de la mangouste !

— Pas vraiment si on réfléchit bien : tous les deux sont de farouches antisémites et partagent la même haine de la démocratie, de la liberté de penser et des droits humains. Par contre, ces nuisibles n’ont à ma connaissance jamais travaillé ensemble et cela confirme ce que Nesto te racontait des camps d’entraînement.

 

— Ils ont avoué ? Ils ont dit quelque chose de leurs commanditaires ?

— Non. Ils ont commencé par tout nier en bloc mais monsieur Ryan les a formellement identifiés et après, ils se sont mués dans le silence et n’ont plus rien dit.

— Cela ne nous avance donc pas trop ?

— Juste un peu. On sait maintenant qu’il y avait cette alliance apparemment contre nature entre ces deux mouvances criminelles mais effectivement, on n’a rien de plus précis. Espérons que ton frère ne tarde pas trop à nous en apprendre plus.

 

Nous en restons là et montons à l’appartement.  Je me dépêche de cuisiner avant l’arrivée des petits, Pierre restant au collège pour une réunion. Pendant le repas de midi, nous ne pouvons à peine placer un mot : Maxence raconte comment un élève de sa classe avait été racketté par des grands pendant près d’un mois avant d’oser en parler à ses parents et à son maître de classe et voir, enfin, les coupables identifiés et punis. Montse veut absolument avoir notre avis sur l’efficacité et l’opportunité des punitions collectives qu’elle trouvait fondamentalement injustes et que sa classe venait de subir parce qu’un élève, que personne ne voulait dénoncer, avait badigeonné de craie la chaise de la maîtresse. Nous n’avons pas fini ces débats qu’il est déjà l’heure de repartir à l’école. Je dois leur rappeler de se laver les dents en vitesse avant de filer à l’école.  Comme d’habitude et tant que durera la surveillance, nous les accompagnons.

 

A peine rentrées, Sylviane me fait la réflexion que la journée d’une mère de famille doit parfois être aussi stressante que la sienne, même passée sur une enquête difficile. Je me contente de lui dire :

 

— Tu verras bien…

— Tu crois ? ce n’est pas un peu tard ?

— Non ma chère : il y a 10 ans, je n’étais pas mère non plus et ta décennie en moins te laisse encore largement le temps de rejoindre le club.

 

Nous commençons à débarrasser la table quand je reçois un message me disant simplement :

 

— « Demain, dix heures, à l’endroit où nous avions pique-niqué, lors de la course d’école, la dernière avant mon accident, le jour où je m’étais ouvert le genou, tout près de notre serment ».

 

Je réfléchis à toute vitesse. Ce n’est pas signé, ce n’est pas le même numéro qu’en Irlande mais c’est Nesto, je le sais. Il devait avoir 10 ou 11 ans. Lors de sa course d’école, peu avant les vacances d’été, sa classe était montée en funiculaire jusqu’à Plan Francey où ils avaient fait leur pause de midi avant de prendre le téléphérique pour aller au sommet du Moléson. Ils étaient ensuite redescendus à pied jusqu’à Moléson-village pour un moment de jeux libres et quelques descentes en bob-luges. En s’extrayant du bob, un peu brusquement comme à son habitude, Nesto avait trébuché et s’était ouvert le genou en retombant sur l’engin à l’arrêt. Autrement dit, je le verrai demain à 10 h. à Plan Francey.

 

Mon cœur se met à battre la chamade et je mets un moment à lire, essoufflée, le message et à expliquer mes déductions à Sylviane qui me répond tranquillement que c’est génial et qu’elle va m’y accompagner.

 

Demain nous sommes jeudi et le jeudi, Pierre n’a pas de cours. Je l’appelle aussitôt et lui résume la situation en lui demandant de bloquer sa journée pour les enfants. Il accepte tout de suite.

 

Je propose ensuite à Sylviane de m’accompagner faire des courses et de me donner quelques idées de menus rapides et sains pour les trois jours qui viennent. Elle me propose sans problèmes quelques idées auxquelles je joins la seule qui me vient à l’esprit maintenant : le menu préféré de Nesto enfant : des pâtes natures dans lesquelles on verse, juste après la cuisson, une décoction de tomates, d’huile d’olives, d’olives hâchées, d’herbes arômatiques et de parmesan. Son dessert favori était un tiramisu, dans lequel nos parents remplaçaient le café par des fraises.

 

Je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à cette rencontre espérée de demain. Je bénis le ciel d’être accompagnée de Sylviane qui pousse le caddy, guide mes courses et me berce d’une conversation sur les habitudes d’achat, la météo du jour, mes enfants et tout ce qu’il faut pour tenter de me sortir de cet état second qui s’est emparé de ma personne à la réception du message.

 

Elle finit par me dire que la gémellité doit être une situation vraiment exceptionnelle pour que je laisse mon frère occuper à ce point mon esprit.

 

Heureusement qu’elle est là aussi pour m’aider à surveiller les devoirs des enfants. Elle prend en charge Maxence qui, pour une fois, ne commence pas en maugréant contre ce pensum que constitue le travail scolaire. Montse a moins de travail : une fiche de maths et quelques « mots à savoir » à apprendre que je lui dicterai plus tard.

 

Sylviane appelle ensuite son chef pour lui donner les dernières informations et lui quémander la permission de retourner chez elle ce soir pour se changer, prendre une douche, quelques affaires et me rejoindre au petit matin le lendemain. Il lui donne l’autorisation souhaitée mais à condition d’être atteignable en tout temps et de nous donner la consigne de ne pas sortir ni d’ouvrir notre porte à personne.

 

Pierre arrive quelques minutes après le départ de Sylviane. Nous soupons en écoutant les enfants nous raconter leur journée. Nous expédions ensuite le brossage des dents et les histoires que nous lisons ou inventons chaque soir pour Montse et Maxence.

 

Les enfants couchés, je laisse éclater toute la tension qui m’habitait depuis le message de Nesto. Je tombe dans les bras de Pierre en sanglotant. Nous restons là un moment, assis sur le coin du canapé. Il me caresse doucement les cheveux et murmure des mots rassurants qui m’apaisent peu à peu. Je l’embrasse et sens monter en moi un désir irrépressible. J’ai besoin qu’il me fasse jouir, qu’il me fouille, qu’il me prenne et que je reprenne à son contact toute cette rage de vivre et d’avancer que mes angoisses concernant Nesto m’ont petit à petit grignotée. Je passe ma main sur son enrejambe pour vérifier que nous sommes au diapason. Pas de doute, son érection me confirme la chose et je commence à lui défaire sa ceinture. Il interrompt mon geste, me prend par la main et m’emmène dans notre chambre. Tendresse, douceur, force, mots doux, soupirs et cris résument la suite. Décrire plus précisément ce qui se passe dernière notre porte close ne me semble pas possible : les mots me manquent pour dire cela, tant ce moment est beau, nécessaire et revitalisant. La description triviale de l’acte ne serait jamais à la hauteur des émotions et des sentiments partagés.

 

Je m’émerveille à chaque fois que notre sentiment amoureux et notre fidélité ne succombent pas à l’usure et restent intacts malgré les années. Je n’ai donné qu’une fois un coup de canif au contrat, pendant un reportage à Paris il y a quelques années. Un autre journaliste, par ailleurs époux d’une collègue de Pierre, m’avait draguée après une journée épuisante. Quelques verres de vin aidant, j’avais succombé à cette étreinte sans lendemain, satisfaisante mais sans plus et surtout sans commune mesure aucune avec le plaisir que je prends avec Pierre. J’en en avais conçu longtemps un grand sentiment de culpabilité et j’ignore si Pierre l’a su. Je m’en doute un peu mais si c’est le cas, je reconnais bien la délicatesse de mon compagnon car il ne m’en a jamais parlé. Je mens mieux que mon homme mais il sent mieux les choses que moi : il les sent, les devine ou alors les apprend par quelqu’un d’autre tant il attire la confiance et les confidences.

 

A 5 heure du matin, je me réveille brusquement. Je tente de me retourner et de dormir mais je n’y arrive pas. Je me lève aussitôt, m’habille, lis un moment puis prépare la table du petit-déjeûner pour tout le monde. Sylviane doit passer à 8 heures. A 7.30h j’embrasse les enfants et Pierre qui va parcourir le chemin de l’école avec eux. A 8h pile, je descends attendre Sylviane en faisant les cent pas devant l’immeuble. Elle arrive avec près de 10 minutes de retard ayant oublié la surcharge de trafic à la sortie de Fribourg à ces heures. Les bretelles d’autoroute de Bulle, elles aussi, constituent un véritable entonnoir dans lequel, aux heures de pointe, la circulation s’écoule au goutte-à-goutte.

 

Nous sortons de Bulle sans trop attendre. Nous prenons la direction de Gruyères. Durant le trajet, je parle, je parle sans discontinuer : une véritable logorrhée destinée à exorciser mon angoisse et mon impatience. Passé le village du Pâquier alors qu’on aperçoit déjà les contreforts du Moléson, la bourgade médiévale de Gruyères et son château, je me tais brusquement. Sylviane continue de conduire en silence. Je ressens exactement les mêmes émotions qu’en Irlande quand nous roulions vers cette première rencontre, ratée, avec mon frère. J’ai à nouveau le sentiment que le temps se matérialise, que je peux le toucher, qu’il m’enveloppe d’une gangue temporelle que je ne parviens pas à dissoudre. Je suis comme tétanisée et cette attente devient insupportable. Je rêve que la voiture puisse s’envoler et nous déposer, là, maintenant, tout de suite, à notre rendez-vous.

 

Enfin nous arrivons et nous parquons tout près du départ du funiculaire qui doit nous amener à Plan Francey.

 

Peu d’affluence en ce jeudi matin et seuls deux couples de promeneurs rongent leur frein à la gare de départ. La montée ne dure qu’à peine plus de 3 minutes. Je m’accroche aux barres métalliques fixées sous les fenêtres, la mâchoire serrée, sans dire un mot. A l’arrivée nous ne suivons pas les promeneurs qui se dirigent vers le téléphérique qui doit les amener au sommet du Moléson, à environ 2000 mètres d’altitude, mais nous gravissons presque en courant le petit chemin caillouteux qui mène au restaurant d’altitude situé à une centaine de mètres des gares du funiculaire et du téléphérique.

 

Et je l’ai vu ! Je l’ai tout de suite reconnu malgré sa barbe de plusieurs jours. J’étais submergée par l’émotion : Il était là, mon frère, mon jumeau, l’alter ego de mon enfance qui m’avait tant manqué, qui n’avait même jamais rencontré mon mari et mes enfants. Je ne sais pas jusqu’à quel âge Dieu me prêtera vie mais je sais déjà que Nesto aura été absent pendant une grande partie de ma vie d’adulte. J’ai couru, je me suis jeté dans ses bras et j’ai pleuré. Lui aussi pleurait. Nous n’avons rien dit et je ne me suis aperçue qu’après de longues minutes que Sylviane était là, un peu à l’écart et attendait. J’ai séché mes larmes et fait les présentations :

 

— Nesto, voici mon amie Sylviane. Elle inspectrice à la police de sûreté et c’est une des enquêtrice chargées de l’attentat de Villarlod.

— Bonjour Sylviane.

— Bonjour Nesto. Je suis très heureuse de vous rencontrer enfin. Je suis désolé d’interrompre ces émouvantes retrouvailles entre frère et sœur, mais le temps presse et nous avons besoin de connaître toutes ces informations que nous attendons…

 

Ces deux-là se mangent du regard. Du moment où Sylviane a posé les yeux sur mon frère, et inversement d’ailleurs, son regard a changé, tout comme celui de mon frère. Si j’étais un insecte, je pourrais respirer les phéromones qui doivent se diffuser grave en ce moment. Nesto, sans un regard pour sa sœur adorée, ou juste l’esquisse d’une œillade, enchaîne aussitôt.

 

— Oui, je sais. La première chose importante est le dossier de Suat. Lolotte n’aura pas besoin de courir à Bâle pour le récupérer, je vous donne la clé. J’ai déjà averti Aloys à Bâle qu’il pouvait juste la garder quelques temps encore puis l’effacer quand je le lui dirai. Vous comprendrez en prenant connaissance de ce qui s’y trouve, pourquoi ils ont éliminé Suat. Les autres victimes ne sont pour eux qu’un dommage collatéral pour rendre plus crédible l’attentat terroriste et vous éviter de fouiller du côté de Suat uniquement, ce qui vous aurait amené tôt ou tard à découvrir sur quoi il enquêtait.

— Et justement, il enquêtait sur quoi précisément ?

— Sur une alliance apparemment contre nature entre des groupements nationalistes d’extrême droite des pays européens et des Etats-Unis avec l’état islamique et quelques autres extrémistes du même acabit. Il avait découvert que cette alliance terroriste avait pour but de propager le chaos dans nos démocraties afin de justifier des prises de pouvoir autoritaires par les partis d’extrême-droite.

— Mais les partis d’extrême-droite sont anti-immigration et islamophobes, Comment vous expliquez cela ?

— En fait, ils sont surtout anti-démocrates. Ils espèrent que l’islamophobie ambiante aura pour résultat de pousser certains musulmans dans les bras des groupes fanatiques, quitte à émigrer pour cela dans les émirats que ces groupes comptent créer en Syrie, en Lybie, et à long terme dans d’autres pays musulmans où ils sont actifs : en Irak, au Pakistan, en Afghanistan et quelques autres, tout en poussant les autres citoyens, y compris les musulmans modérés, dans le giron des partis nationalistes qui leur promettent l’ordre, le travail et la sécurité. Les fascistes s’appuient beaucoup sur la frange de  population constituée par les travailleurs pauvres. Ces derniers s’escriment au travail pour des clopinettes et croulent sous les factures et les taxes alors que les plus riches se voient accorder quantité d’avantages fiscaux. Ils détestent donc les élites mais les partis fascistes manœuvrent assez habilement pour qu’ils détestent autant, sinon plus encore, les plus pauvres qu’eux : les chômeurs, les assistés, les migrants, les réfugiés. En gros, cette alliance a priori étrange qui a en commun une allergie totale à l’altérité, projette de se partager le monde en deux entités, l’une pseudo chrétienne et l’autre pseudo islamique, mais toutes les deux à régimes autoritaires et opposés autant l’un que l’autre aux migrants, à l’égalité des sexes, à la liberté de parole. Ils ont donc les deux la ferme intention de combattre les féministes, les gays, les défenseurs des droits humains, les artistes, les marginaux et d’autres, un peu sur le modèle hitlérien.

— Et comment comptent-ils y parvenir ?

— D’abord en tentant de récupérer tous les mouvements de colères et de révolte des oubliés de la croissance comme cela s’est passé en France avec les gilets jaunes, et d’autre part, en commettant nombre d’attentats et de meurtres destinés à engendrer la peur, le repli sur soi ou l’envie d’une sécurité qu’ils prétendront être les seuls à pouvoir assurer. Et pour cela, ils font preuve d’une habileté particulière pour recruter, dans les prisons notamment, des exécutants dociles parmi les paumés ou les délinquants à qui ils offrent l’appartenance à un groupe, une forme de rédemption et l’illusion qu’ils ont de l’importance aux yeux de leurs chefs.

— Et le dossier de votre ami Suat permettrait de freiner ces projets criminels ?

— Un peu j’espère, si l’on frappe à la tête et surtout en coupant ce qui leur permet de fonctionner : le nerf de la guerre, l’argent.

— Et comment ?

— Le dossier comprend une liste relativement importante d’entreprises françaises, suisses, allemande, turques et espagnoles, pour le moment, qui ont fait affaire avec les terroristes islamiques en Syrie et en Irak et cela, de manière totalement illégale au vu de leurs législations respectives. Tout récemment, des entreprises occidentales ont été approchées par la Turquie et certains groupes islamistes qu’elle utilise pour ses basses œuvres dans la région d’Affrin pour les convaincre d’investir dans la production agricole sur les terres qu’ils ont volé à la population locale. Tout ce qui s’est passé avant, avec le pétrole, les cimenteries, la vente d’armes et j’en passe, est consigné de manière claire et détaillée. Du côté des groupes d’extrême-droite, on trouve quelques liens avec ces mêmes entreprises mais aussi des revenus provenant du trafic de stupéfiants, de la prostitution et du blanchiment d’argent. On pourrait les freiner, les bloquer peut-être, en tous cas pour un moment par la diffusion de ces informations et l’ouverture de procédures judiciaires dans tous les pays concernés, excepté peut-être la Turquie où l’indépendance de la Justice est de plus en plus fragilisée par le gouvernement actuel. Mais il y a plus grave dans l’immédiat.

 

— Qu’est-ce qui peut bien être plus grave que ce que vous me racontez maintenant ?

— Un autre attentat, plus spectaculaire, ici en Suisse, aux retombées internationales inimaginables !

— Vous pouvez être plus précis ?

— J’y viens : notre réseau de kurdes du Rojava et de sympathisants s’est bien étoffé ces derniers mois. Nous ne sommes pas nombreux parce que nous devons faire tout pour déjouer les tentatives d’infiltration des jihadistes, des services secrets turcs ou même de fascistes européens. Par contre nous avons réussi à infiltrer un groupe italien d’extrême – droite qui est partie prenante dans cette alliance. Notre camarade, appelons – le Pietro, a pris du galon dans le groupe à cause de son passé militaire dans les forces spéciales italiennes et surtout de ses connaissances linguistiques. Il a même été l’un des délégués aux premières rencontres de ce que nous appelons l’alliance brune, brune parce que c’est la couleur de la merde et celle des chemises des nazis des années trente. Même si Pietro ne s’occupait que de la sécurité de la réunion, il a quand même appris qu’un attentat se préparait lors de la visite en Suisse du président français, de la chancelière allemande, du premier ministre britannique et du président de la commission européenne. Il semblerait que les services de la confédération aient demandé à Suisse Tourisme de préparer une journée de détente et d’excursion pour ces politiciens, histoire de les distraire un peu en marge de pourparlers sur les frontaliers et la libre circulation des personnes qui s’avèrent dores et déjà longs et difficiles. Pietro espère avoir plus d’informations après une réunion importante de « l’alliance » qui doit se tenir en Suisse ces prochains jours.

— Ah oui, j’ai entendu parler de cette visite prévue début octobre, donc dans moins de deux semaines. La police cantonale étant largement mobilisée à cette occasion, nous avons dû nous inscrire sur des tableaux de présence.

— Avec mes camarades du réseau, nous avons étudié toutes les éventualités. Celle qui nous apparaît le plus plausible est la visite de la ville de Gruyères. Bien que fermée à la circulation automobile sauf pour les résidents et les livreurs, la vieille ville de Gruyère avec sa rue quasi unique, bordée de maison, terminée par le château et envahie par une foule, est une cible plausible pour un attentat perpétré avec une camionnette de livraison, un drone ou même à l’aide d’explosifs dissimulés préalablement par de faux touristes les jours précédents. Et j’oublie certainement d’autres versions que pourraient inventer ces esprits tordus.

— Mais vous ne pensez-pas qu’avec toutes les précautions qui seront prises pour assurer la sécurité de ces personnalités et la pléthore de services secrets et de policiers sur les lieux, tout acte hostile sera pratiquement impossible ?

 

— Non !  C’est justement cette affluence qui rend l’événement encore plus vulnérable. Les nombreux accompagnateurs du personnel politique, les personnes chargées de la logistique, les différents services secrets, les polices fédérales et cantonales, sans compter les badauds et les curieux, tout cela constitue une foule énorme de gens qui ne se connaissent pas, ne parlent souvent pas la même langue et au sein desquels pourrait se glisser un terroriste. Et cela s’ajoute aux autres hypothèses dont je viens de vous parler.

— Et que proposez-vous alors ?

— D’abord transmettre le dossier de Suat à la presse. Je vais vous laisser un double pour le transmettre à vos supérieurs et à la justice. Mais avec ça, le public et les autorités auront la preuve de la compromission du gouvernement turc actuel avec les groupes djihadistes et l’implication d’un certain nombre d’entreprises occidentales qui n’ont fait que profiter de la situation chaotique en Syrie pour faire des bénéfices avec la vente d’armes, le pétrole acheté aux terroristes, les terres agricoles volés aux Kurdes et d’autres affaires non moins douteuses. Cela permet déjà quelques perquisitions ou examens de comptes d’entreprises. Mais vous n’aurez aucun nom précis ni aucune autre preuve, mis à part la location des camps d’entraînement à des nazillons occidentaux. Vous ne mettrez pas de noms sur les têtes pensantes des djihadistes et des fascistes membres de ce curieux cartel. Et pourtant, ce sont ceux-là qu’il vous faut si vous voulez les empêcher d’agir !

— Et comment faire alors ?

— Je compte sur Pietro. Ils ont besoin de lui comme traducteur. Tous ne parlent pas anglais même si c’est souvent dans cette langue que se déroulent les rencontres avec des interlocuteurs qui parlent arabe, turc, français, allemand et même italien. Pietro parle toutes ces langues, plus le kurde évidemment mais il ne va pas s’en vanter auprès de ses chefs qui se méfient des Kurdes plus que tout. J’espère que nous aurons le plus tôt possible les identités des organisateurs, même s’il s’agit de noms de guerre ainsi que des indications plus précises sur la cible, le lieu exact et peut-être le modus operandi de l’attentat.

 

— Comment fait-il pour vous transmettre ses infos ?

— Avant, en Irlande, par des mails codés qu’il effaçait aussitôt et qu’il envoyait d’un cyber café ou d’un wifi public. Depuis mon arrivée dans la région, il laisse des messages dans un kiosque de la place. Le frère du patron a épousé une syrienne dont la famille a subi à la fois la répression du dictateur et les exactions des groupes jihadistes. Ce commerçant nous soutient et nous pouvons lui faire toute confiance. Il me glisse les messages de Pietro, chaque jour, dans un paquet de cigarettes ou une plaque de chocolat.

— En d’autres termes, nous devons attendre vos informations avant d’agir. Mais vous-même, ne prenez-vous pas de risques ?

— Totalement oui ! Je suis complètement grillé ; ils connaissent mon identité et mes relations avec Suat. Ils savent que j’ai son dossier et ils ont su où j’étais en Irlande. Comment, je n’en n‘ai aucune idée. Un traitre peut-être parmi nous mais j’en doute. J’opterai plutôt pour une surveillance téléphonique du domicile de Rosalba ou du tien, Lolotte. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin d’être membre d’un service secret ou de police pour intercepter des conversations téléphoniques ou piéger un logement avec des micros. Vive la technologie ! Mais rassurez-vous, je suis très prudent, je sors peu sauf quand cela est indispensable comme pour relever les messages de Pietro ou vous rencontrer aujourd’hui.

— Parce que vous habitez où depuis votre retour ?

— A Bulle mais je ne vous dirai pas où, vous comprenez.

— On pourrait assurer votre protection…

— Je préfère pas : ils risquent de vous repérer et de se méfier davantage. Et nous n’avons pas le temps.

— Acceptez au moins un mouchard GPS. Je peux vous en trouver un que l’on peut fixer dans les sous-vêtements, les caleçons par exemple.

— Si c’est vous qui le posez, je ne suis pas contre…

— Je ne vais pas relever le côté un rien lourdingue de votre réponse mais je prends ça comme un accord. C’est donc OK.

— OK. Et ma sœur, Louise, Vous assurez aussi sa protection ? ces salopards sont capables de l’avoir identifiée.

— Vous avez vu juste. Je suis d’ailleurs chargée de sa protection depuis quelques jours mais il est vrai, si pour une raison ou une autre je devais abandonner ma surveillance, je vais proposer qu’elle soit, elle aussi, équipée d’un traceur. Dans l’immédiat, je vous propose de vous emmener tous les deux à Fribourg pour que vous confirmiez tous vos dires à mes supérieurs, qu’on leur remette la clé USB que vous venez de me donner et que j’obtienne leur accord pour le traceur GPS que l’on pourra vous fournir immédiatement. C’est bon pour vous ?

— Ça marche.

— Alors allons-y ! Tu viens Lolotte ?

En me dirigeant vers le funiculaire, quelques pas en retrait de Nesto et Sylviane qui poursuivaient leur conversation, je me sentais un peu larguée et à peine frustrée. Je venais de retrouver mon jumeau après des années d’absence. Je n’attendais que de le ramener à la maison et rattraper le temps perdu. Et voilà que cette fliquette de mes deux monopolise la conversation et que cet imbécile de Nesto trouve même le moyen de lui faire du charme. Mais bon, du moment que je l’ai retrouvé, c’est l’essentiel. Et je dois me dire que nous aurons toute la vie devant nous pour échanger, à condition bien sûr que nous retrouvions une vie insouciante comme autrefois, sans complots, sans manigance, sans terroristes ni fanatiques d’aucune sorte, non, juste une vie tranquille et heureuse dans un pays qui ne l’est pas moins. Et pour qu’il le reste, justement, en paix et heureux ce pays, il semble que Nesto doive à nouveau me faire défaut quelques temps même si, et c’est rageant, je le saurai à quelques encablures de ma maison.

 

En route pour Fribourg, assise sur le siège arrière, je profite pour faire un message à Pierre, lui annonçant que je serai certainement de retour entre 13 h et 14 h. et que j’aurai peut-être juste le temps d’embrasser les enfants avant leur départ à l’école. L’après-midi, je resterai sûrement à la maison pour rédiger ce que la police m’aura autorisée à publier pendant qu’il  avancera dans la pile de corrections à faire que j’ai aperçue sur son bureau. J’ajoute que si nous avons effectivement tous les deux du travail, une petite pause et même plus si entente avant le retour des petits, ne serait pas une mauvaise idée. Il me répond juste d’un émoticône qui ne laisse aucun doute sur l’enthousiasme que lui procure ma proposition.

 

Le chef de Sylviane nous attend avec deux autres collègues en charge de l’enquête et un membre de la police fédéral détaché à Fribourg pour cette affaire. La pose des deux traceurs ne pose aucun problème. Insérés dans un petit boîtier équipé d’un autocollant, ils peuvent se fixer à peu près n’importe où. Sur les conseils de Sylviane, nous les installons chacun dans nos sous-vêtements.

 

La stratégie pour la suite reposera essentiellement sur les informations que Nesto doit récolter auprès de leur camarade infiltré, Pietro. Une discussion assez tendue s’installe entre Nesto et les policiers présents qui voudraient que tout aille plus vite, que mon frère leur donne l’identité exacte de Pietro et les noms de leur réseau de soutien au Rojava. Nesto refuse de le faire sans l’accord de ses camarades et argumente que l’essentiel est de prévenir l’attentat qui semblerait se préparer lors de lors de l’excursion en Gruyère des chefs d’Etat invités à Berne. Le rapport de Suat permettra déjà aux autorités de perquisitionner et de mettre en examen un certain nombre de dirigeants d’entreprises qui, avec la complicité des autorités actuelles en Turquie, ont soutenu les groupes extrémistes. Mais les cerveaux, les chefs jihadistes et fascistes, restent pour l’heure inconnus. Comme ils doivent être directement impliqués dans la préparation de cet attentat, il n’y a pour le moment que le réseau de Nesto qui est en mesure de fournir à la police les informations nécessaires pour pouvoir agir. Ils se mettent finalement d’accord et Nesto peut agir à sa guise en promettant de ne jamais se séparer de son traceur et d’être prudent. Il accepte et cela me rassure, un peu.

 

Il reste aussi la question du mystérieux sixième assaillant de Villarlod dont on a aucune nouvelle. Il s’est évanoui dans la nature et aucun des témoins, dans la confusion qui a suivi l’assaut des forces de l’ordre, n’a remarqué sa présence ni n’est capable de décrire cet inconnu qui serait venu se greffer au groupe des fuyard après avoir enlevé sa cagoule et la salopette de mécano qu’il portait. La police a retrouvé ses effets, dans les poubelles, deux jours après l’attaque. Une recherche d’éventuelles traces ADN sur la cagoule s’est avéré positive mais les résultats ne correspondaient à aucun individu identifiable, malgré toutes les bases de données, suisses et internationales, à disposition des forces de l’ordre.

 

Au bout d’un moment, n’intervenant jamais dans la discussion, j’ai demandé la permission de rentrer chez moi en expliquant que je voulais voir les petits avant leur départ à l’école. Le chef de Sylviane a accédé à ma demande et je suis sortie. Elle me donne les clés de sa voiture, arguant qu’elle trouvera bien le moyen de rejoindre mon logement en fin d’après-midi. En cheminant vers le parking, je me sens plus légère et j’ai la ferme intention, l’espace d’un après-midi, de laisser derrière moi tous les problèmes, les émotions et les sentiments contradictoires occasionnés par la réapparition de mon jumeau dans ma vie.

 

Trente minutes plus tard je me parque au bout de ma rue. Une camionnette d’une entreprise d’installations sanitaires est stationnée sur une des places visiteurs de mon immeuble. Je me fais la réflexion que l’on devrait changer notre douche dont le flexible fuit. Au moment où je passe à côté du véhicule, la porte latérale coulisse et deux hommes surgissent, m’empoignent chacun par un bras et me poussent dans le fourgon qui démarre aussitôt. Je crie mais l’un des individus me bâillonne pendant que l’autre m’attache les bras dans le dos. Je suis couchée par terre à même le sol et ressens tous les cahots de la chaussée se répercuter dans mes côtes. Un des hommes m’arrache le sac que j’ai en bandoulière, en sort mon téléphone et le jette par la fenêtre. Quelques secondes plus tard, c’est tout mon sac et son contenu qui subit le même sort non sans qu’ils aient prélevé tout l’argent liquide que j’avais dans mon porte-monnaie.

 

J’apprendrai plus tard que depuis environ un petit quart d’heure avant cette agression, Mme Dupraz, notre concierge, buvait son café attablée dans sa cuisine et placée devant la fenêtre qui donne sur l’entrée de l’immeuble. C’est une position qu’elle apprécie particulièrement : c’est là qu’elle se détend après les nettoyages des communs de la dizaine d’appartements dont elle a la charge. Cela lui permet d’observer les entrées et sorties de l’immeuble et de commenter à son mari, le soir, les suppositions et les hypothèses qu’elle tire de toutes ces allées et venues des habitants et des visiteurs. Mais cette fois, ce qu’elle vit la glaça de terreur : la gentille dame du deuxième venait de se faire enlever sous ses yeux.  Elle eut juste le temps de mémoriser la couleur, la marque et le début de la plaque d’immatriculation du véhicule puis court au deuxième, sonne puis martèle la porte en appelant d’une voix stridente

 

« Monsieur Crettenand, votre femme ! ».

 

Pierre ouvre la porte et n’a pas le temps de poser une question que la concierge lui dit qu’elle vient de voir Madame Crettenand se faire enlever par deux hommes et jetée dans une camionnette grise avec le nom d’une entreprise sanitaire écrite en rouge. Elle n’a pas retenu le nom mais la plaque d’immatriculation commence par FR 350…

 

Par bonheur, les enfants sont partis à l’école depuis plus d’une demi-heure. Pierre se précipite sur le téléphone et appelle Sylviane :

 

— Louise vient de se faire enlever devant chez nous ! Pourquoi n’étiez-vous pas avec elle !!! ». Utilisez son traceur ! Trouvez-là s’il vous plaît. ! sauvez-là je vous en supplie !

— Ne bougez pas, restez chez vous ! On passe vous prendre dès que possible.

 

Immédiatement une équipe est mise sur pied et les téléphones des membres du groupe, dont celui de Sylviane, sont connectés à la puce GPS de Louise. Ils embarquent dans deux voitures banalisées. Le Groupe d’intervention de la gendarmerie est également alerté et se tient prêt à intervenir sur demande.

 

Un collègue inspecteur de Sylviane, Marc, l’accompagne et conduit la première voiture. Un gendarme en tenue a pris place sur le siège arrière. Un deuxième véhicule suit avec 4 autres policiers. Ils atteignent l’autoroute et enclenchent sirènes et gyrophares pour pouvoir rouler à la plus grande vitesse possible. Sylviane interpelle son collègue :

 

— Ils sortent de Bulle en direction du Sud. Accélère !

— Je fais ce que je peux mais il est inutile qu’on s’envoie dans le décor.

— Ok, excuse-moi mais je suis un peu à cran. Je n’aurais jamais dû l’autoriser à rentrer toute seule. Je me sens un peu coupable.

— Ne culpabilise pas trop. Tu n’aurais peut-être rien pu faire et qui sait ? Ils auraient pu t’abattre ou t’enlever en même temps que ta Louise.

— J’ai promis à son mari que nous passerions le prendre. On va laisser les autres poursuivre et nous les rejoindrons après.

— OK. Ils en sont où maintenant les ravisseurs ?

— Ils sortent de la Tour-de-Trême et viennent de bifurquer vers Broc.

 

Dix minutes plus tard, Pierre, averti par téléphone, attend au bas de l’immeuble après avoir confié sa clé et la garde des enfants, dès leur retour de l’école, à la voisine, une dame célibataire dans la cinquantaine qui adore les enfants. Le véhicule des ravisseurs se trouve maintenant à l’entrée de Charmey alors que le deuxième véhicule de police amorce les premiers virages à la sortie de Broc.

 

Quelques minutes plus tard, le signal GPS ne bouge plus. Ses collègues annoncent à Sylviane qu’il est localisé devant un chalet de vacances sur les Haut-de-Charmey, presque à la verticale du tracé des télécabines qui montent à Vounetz, d’où l’on jouit d’un magnifique panorama et qui est aussi le point de départ des pistes de ski en hiver et de multiples randonnées en été.

 

Renseignements pris, le propriétaire est un riche zurichois qui a mis son chalet en location par le biais d’une agence bulloise. Cette dernière est contactée pour savoir qui en est actuellement le locataire. Le chalet a été loué pour deux mois depuis début septembre par un homme d’affaires turc, domicilié à Ankara, qui disait en avoir besoin pour traiter avec des entreprises locales. Il comptait également profiter de ce séjour pour faire découvrir la région à sa famille. Des recherches rapides sur internet dans les répertoires téléphoniques ainsi que dans les bases de données de la police et d’Interpol ne donnent aucun résultat : ils ont certainement utilisé une identité fictive et de faux papiers pour conclure le bail.

 

Les deux voitures de police se retrouvent sur un parking du village pour faire le point et préparer une approche discrète du chalet, difficile en cette fin de saison estivale où les rues du village sont peu fréquentées un jour de semaine comme aujourd’hui.

 

Le seul échange que j’ai eu avec mes ravisseurs dans la voiture, alors que je leur demandais ce qu’ils me voulaient, se limitait à une seule et même réponse :

 

—  « Ton frère, dis-nous où est ton frère et tu pourras rentrer chez toi ».

 

Arrivés devant le chalet, ils me répétèrent la question, la ponctuant de deux gifles brutales qui me piquent encore comme des orties et m’ont probablement redonné quelques couleurs aux pommettes. Comme je répondais toujours que je n’en savais rien, celui qui apparaissait être le chef avait ordonné à ses deux comparses :

 

— Enfermez-là en bas !

 

Puis s’adressant à moi :

 

— Tu réfléchiras peut-être en sachant qu’à la prochaine étape, ce seront tes enfants et ton mari qu’on ira chercher. On te laisse une heure ou deux pour cogiter. Après, ou tu nous dis où se trouve ton frère ou on va le demander à ta famille !

— Si c’est le dossier de Suat que vous cherchez, il est déjà entre les mains de la police. Mon frère ne vous apportera rien de plus. Réfléchissez, en m’enlevant, vous aggravez encore votre cas et n’obtiendrez rien d’utile. En plus, je n’ai aucune idée où se trouve Nesto et ma famille ne le sait pas non plus. Si vous voulez le trouver, il faudra le chercher vous-mêmes !

— Si tu dis vrai, ton frère mérite au moins d’être puni pour sa trahison. Et pour le châtier, il faut qu’il soit entre nos mains. Et pour qu’il soit entre nos mains, rien de tel que de le pousser à vouloir sauver sa sœur. Tu suis mon raisonnement … On te laisse méditer…

 

Je suis maintenant enfermée dans un local au sous-sol du chalet, équipé seulement d’une fenêtre étroite donnant, à ras le sol extérieur, sur l’arrière de la maison. La pièce est équipée de quelques étagères, d’un extincteur accroché au mur, d’une table de cuisine et de deux tabourets.

 

J’inspecte la pièce et réfléchis. Ils n’ont pas pensé à me fouiller au-delà de mes poches et de mon sac. Mon traceur est donc toujours en place et la police ne devrait pas tarder à me localiser. Mais même s’ils arrivent jusqu’ici, ils peuvent très bien me liquider avant que les forces de l’ordre ne donnent l’assaut. Il faudrait donc tenter de m’échapper mais comment le faire avec les mains liées dans le dos. Je pourrais passer par la fenêtre en montant sur la table mais impossible sans l’aide de mes bras. En plus, ils vont certainement m’entendre, stopper ma tentative et m’attacher plus sérieusement qu’avec cette seule ficelle qui me scie les poignets.

 

Je décide de commencer par l’essentiel, mes mains. La porte se trouve dans une encoignure d’une vingtaine de centimètres qui fait que le mur crépi m’offre de chaque côté un angle droit contre lequel frotter mes liens. L’attache de nylon ou de chanvre ne résiste pas plus que 2 à 3 minutes, ce qui me semble toutefois une éternité. Ils m’ont dit qu’ils reviendraient dans une heure et cela doit bien faire 20 à 30 minutes que je suis ici.

 

Par l’ouverture étroite de la lucarne, j’aperçois une brouette, une bêche et quelques outils de jardin. Le passage semble étroit mais guère plus que ces tunnels de plastic que nous utilisions en classe lors des leçons de « gym » comme on disait et que les profs appellent maintenant et pompeusement l’EPS. Je devrai donc passer par la lucarne, aussi bien, donc avec la même peine que notre instit de l’époque passait dans le tunnel pour nous faire la démonstration de l’exercice. J’ignore où donnent les autres fenêtres du chalet et je sais que je risque de déboucher juste sous le regard de mes ravisseurs. Mais qui ne tente rien n’a rien…

 

Je mets le tabouret sur la table, y grimpe prudemment en essayant de ne pas le faire tomber puis tente de débloquer, avec précaution, le crochet qui maintient la fenêtre fermée. Personne ne doit jamais ouvrir cette fenêtre et le mécanisme d’ouverture résiste. Je dois y mettre toutes mes forces pour qu’enfin il cède.  Je me glisse dans l’ouverture priant pour que mon « joli petit cul », pour reprendre une expression de mon mari, ne reste pas coincé. En prenant appui sur les bords du mur extérieur, j’arrive, non sans peine, à m’extraire de l’étroit passage vers la liberté. Je roule sur le côté et constate que je suis juste en dessous d’une fenêtre. Si j’arrive à atteindre le coin de la maison en rampant, je pourrai peut-être passer inaperçue, me lever et dévaler en courant la petite route en direction du village, quitte à couper à travers quelques propriétés.

 

Pas très loin, à quelques dizaines de mètres, tout autour du chalet et camouflés dans les arbres ou les buissons, l’équipe de policiers accompagnés de Pierre sont aux aguets, attendant l’arrivée du groupe d’intervention. Pierre, placé quelques mètres au-dessus et à l’arrière du chalet, aperçoit, éberlué, son épouse en train de ramper le long du chalet quand tout d’un coup, il voit une tête barbue émerger d’une fenêtre à ras le sol, ouvrant probablement sur un local en sous-sol.  L’homme aperçoit Lolotte et donne l’alerte. Pierre s’écrie en même temps « cours Lolotte, descends la rue, cours » et il s’élance aussitôt vers le chalet. Le geste de Sylviane tentant de le retenir ne sert à rien. Pierre s’empare alors de la bêche posée contre la brouette et sans plus attendre utilise l’outil pour assommer l’homme qui prenait appui pour se relever après être sorti par le même chemin que Lolotte. Pierre s’enfuit au pas de course derrière son épouse alors que les complices de l’homme assommé sortent du chalet, l’arme au poing en courant. Ils tirent en direction des deux fugitifs mais sont tous les trois stoppés dans leur élan par les tirs des policiers en embuscade. Deux des individus s’écroulent. L’un est tué, l’autre blessé aux jambes. Le troisième jette son arme et lève les bras.

 

Au même moment, deux camionnettes du groupe d’intervention arrivent sur place. Un des collègues de Sylviane leur fait remarquer qu’ils arrivent juste après la pluie ou alors pour le dessert alors que le repas est presque terminé. Il ajoute, qu’à leur décharge, les choses se sont précipitées ici de manière inattendue mais que tout est maintenant sous contrôle.

 

Après une fouille du chalet qui ne révèle presque rien si ce n’est qu’il venait d’être équipé d’un routeur WIFI dernier cri et d’une réserve de nourriture pour au moins une semaine. Les téléphones portables des ravisseurs sont consultés rapidement mais leurs communications devront être épluchées par les spécialistes de la police avant de pouvoir révéler quelque chose.

 

Les ravisseurs de Lolotte sont pris en charge par le groupe d’intervention. Le ravisseur assommé par le coup de bêche de Pierre a eu la chance que ce dernier ait utilisé le plat de l’outil : l’homme s’en sortira avec une petite plaie au cuir chevelu et un traumatisme crânien. Les deux blessés sont dirigés vers l’hôpital de Fribourg pour des premiers soins avant d’être transférés à la prison centrale dans l’attente de leurs interrogatoires. Le corps du mort est enlevé pour identification et autopsie. Le quatrième, indemne, sera interrogé dès que possible dans les locaux de la police à Fribourg.

 

Après un petit moment de confusion et d’agitation, tout le monde prend place à bord des véhicules.

 

Sylviane nous pousse, Pierre et moi, sur les sièges arrière de la voiture conduite par son collègue Marc. Je serre très fort la main de Pierre que je n’ai pas lâchée depuis le moment où il m’a rattrapée et plaquée au sol derrière la haie d’un jardin que je traversais en m’enfuyant. Nous n’avons presque pas eu le temps de parler et à l’instant même, c’est Sylviane qui lui assène une bordée de reproches et une authentique engueulade comme il n’a pas dû en recevoir depuis son adolescence.

— Vous vous rendez compte Pierre que vous auriez pu vous faire tuer et que cela n’aurait peut-être même pas sauvé Louise !

— Oui, mais je ne pouvais pas laisser ce mec agresser ma femme !

— Je comprends. Mais nous étions avec vous, nous étions armés et c’est notre job, pas le vôtre ! Vous comprenez.

— Oui, mais…

— Non, pas de mais. Vous imaginez si j’avais du annoncer à Louise que je vous avais laissé aller vous faire tuer ! ? Ou pire, que votre réaction ait abouti à la mort de Louise ? Vous comprenez ? !

 

— Oui, je comprends Je dois vous dire quoi maintenant ? Que je ne recommencerai plus ?

— Ne vous payez pas ma tête Pierre, pas maintenant ! Attendez au moins que je sois moins à cran et taisez-vous le temps du trajet, le temps de vous ramener chez vous où vous devrez encore me supporter quelques temps.

— Pourquoi ? Vous les avez attrapés vos méchants. Il y a vraiment encore besoin de nous protéger ?

— Ne soyez pas naïf Pierre. ! Ceux qui veulent mettre la main sur Nesto ont certainement d’autres hommes de main à disposition et tant que nous n’avons pas identifié et neutralisé les commanditaires, ni Nesto ni votre famille ne seront vraiment en sécurité. Et c’est sans compter ce probable attentat que nous ne savons toujours pas comment déjouer.

 

Le soir tombe quand nous arrivons à la maison. Nous allons immédiatement chercher les enfants chez la voisine. Ils sont confortablement installés sur le canapé du salon, devant un dessin animé, un verre de sirop à la main. Les devoirs sont faits et Justine, notre voisine de palier, leur a ensuite raconté une histoire et les a installés devant la télévision pendant qu’elle préparait une pizza maison et de la crème aux framboises. Ne nous voyant pas rentrer, elle a invité les petits à soûper. Ils insistent pour que nous acceptions, ce que nous faisons de bon cœur, un petit instant de débriefing à trois ne serait en effet pas un luxe. Nous leur fixons 20.30h comme dernière limite pour rentrer et posons la condition qu’à leur retour, ils se lavent les dents et filent au lit sans délai, demain étant encore un jour d’école. Nous remercions chaleureusement Justine et lui promettons un souper de rêve d’ici la fin du mois, en remerciement de son dévouement.

 

A peine sommes-nous installés au salon que Sylviane appelle ses collègues pour en savoir un peu plus. L’identification des quatre individus n’est pas une réelle surprise : Trois étaient connus des services de police français, suisses et allemands. Ils ont un passé de délinquant à divers titres : braquages, brigandages, vols, agressions de passants et j’en passe. Ils sont tous passés par la case prison et deux d’entre eux, les français, dont l’un a perdu la vie, étaient « fichés S » en France suite à une radicalisation islamiste en prison. Le suisse de Genève et l’allemand fréquentaient les concerts des groupes de rock métal tendance néo-nazie et, outre de la délinquance « habituelle » comme leurs comparses, ils s’étaient fait condamnés pour avoir tagué des slogans racistes contre une synagogue et pour l’incendie volontaire d’un centre de requérants d’asile. Ces profils confirmaient cette « alliance de la carpe du lapin » ou plutôt, serais-je tenté de dire, de la peste et du choléra, que constitue cette collaboration des extrémistes de droite avec des jihadistes. L’examen de leurs téléphones a prouvé que chacun avait un numéro avec lequel il échangeait le plus de messages et d’appels. La localisation de ces numéros, à cartes prépayées évidemment, les avait situés à Thonon, en France voisine et à Köniz dans l’agglomération de Berne.

 

L’interrogatoire des ravisseurs n’a guère donné de résultats. Ils ne voyaient tous qu’une seule et même personne qui leur fournissait les instructions et le matériel nécessaire. Ils étaient bien payés, en liquide, au terme de chacune de leur mission et devaient se faire oublier quelques semaines et attendre que « le boss », comme ils nommaient leur commanditaire, les contacte à nouveau. Les nazillons n’étaient vraiment pas très frisés des circonvolutions. Bas du plafond, bêtes et méchants au vu de leurs exploits passés, ils représentaient vraiment le prototype de la recrue idéale pour qui les payait bien, les valorisait, leur donnait une importance qu’ils n’avaient jamais eu dans la vie ordinaire, confinés qu’ils étaient à de petits travaux subalternes et sans qualification, isolés socialement parce qu’incapable de relations normales, sans rapports de force, avec les gens en général et les femmes en particulier.

 

Le français survivant présentait un autre profil : il semblait drogué, à la limite de la folie : fanatisé et exalté à l’extrême, il définissait sa violence comme une mission divine au service de ce qu’il croyait être l’islam et une rédemption pour sa vie passée de braqueur, de fumeur de pétards et buveur de bière. A l’écouter, il semblait être beaucoup plus au courant des buts de cet enlèvement. Entre ses frasques de jeunesse et son arrestation hier, il y a un gros trou sans aucune trace judiciaire et que les policiers aimeraient bien remplir de renseignements. Le seul indice qu’il a laissé et qui pourrait s’avérer utile pour la suite est le fait qu’il s’est rendu et a préservé sa vie afin de pouvoir la donner en martyr le 3 octobre prochain et qu’il sait qu’il s’évadera afin d’accomplir son destin qui est de nuire à tous les infidèles et tous les musulmans modérés qui soutiennent ce monde occidental décadent et pervers.

 

Le 3 octobre était le jour de l’excursion en Gruyère des chefs d’Etats en visite officielle en suisse du 2 au 4 octobre prochain.

 

Des photos des quatre individus sont transférées à Sylviane qui les fait suivre à Nesto, au cas ce trombinoscope lui évoquerait quelqu’un croisé en Syrie. Il rappelle immédiatement :

 

— Sylviane ?

— Oui

— C’est Nesto. Ecoutez, dans vos portraits il y en a un que je connais et ça me fait mal de vous le dire.

— Pourquoi ?

— C’est Samir, vous savez, le compagnon français qui travaillait avec moi pour Suat. Cela me choque mais explique pourquoi ils ont su que Suat était en Suisse et à quel endroit. Ils devaient filer Suat, d’où l’attentat de Villarlod. Je comprends aussi comment ils savaient que j’avais un double du dossier du vieil homme : seuls Pietro et Samir le savaient. Je ne sais pas s’il jouait double jeu depuis le début ou s’ils l’ont retourné là-bas, mais il n’y a pas de doute, c’est bien lui. Vous dites qu’il est exalté et a parlé de mourir en martyr le 3 octobre. Cela ne m’étonne pas et il y a deux hypothèses à cette attitude. Ou, il n’a rien à perdre et il est effectivement en train de devenir fou ou alors, il essaie peut-être de rattraper sa trahison en vous livrant la date du 3 octobre. Reste à savoir ce qu’elle signifie. Personnellement, j’opterais pour un retournement lors de son voyage chez les terroristes, sous la torture peut-être, qui sait ? J’ai beaucoup de peine à croire qu’il jouait double jeu quand nous nous sommes connus en Suisse. Je le sentais sincère. Mais allez savoir, l’âme humaine est pleine de mystères…

— Ok Nesto, je prends note, j’en parle à mes chefs et je vous redonne des nouvelles. Ah, une chose encore : appelez votre sœur. Je dois le faire à l’instant mais je pense qu’elle a besoin de vous entendre.

— C’était prévu

— Et bon sang tutoyons-nous : je crois qu’on sera encore appelés à se revoir.

— D’accord. Salut. A plus

 

Il est près de 22 heures quand Sylviane finit de nous résumer sa conférence téléphonique avec ses collègues. Nous tombons de sommeil et allons nous coucher. Cette fois, Morphée nous surprend avant même que le projet de galipettes conjugales n’ait atteint nos esprits épuisés.

 

Et pourtant, à une heure du matin, je sursaute, réveillée par la sonnerie de mon portable. Je décroche et répond, la voix pâteuse.

 

— Oui, Louise. C’est qui ? c’est pour quoi ?

— C’est moi Nesto.

— Tu as vu l’heure frangin. J’allais t’appeler demain. Tu sais, il s’est passé beaucoup de choses.

— Je sais. Sylviane m’a appelé. Et je suis bien content que tout soit OK et que tu ailles bien Lolotte.

— Ah bon ? elle t’a appelé ? et quand ça ? Je n’ai rien entendu et je ne savais pas.

— Il y a un moment, mais peu importe. Elle me disait juste qu’il y avait eu une tentative d’enlèvement sur ta personne pour m’atteindre, moi et le réseau. Mais que tout allait bien. Que tout était rentré dans l’ordre. Je suis fâché et je me sens coupable. C’est à cause de moi que tu as subi cet enlèvement et en plus, c’était à moi de t’en sortir. Tu te rappelles le serment de notre enfance, au sommet du Moléson, de nous entraider toujours ? Toi tu l’as déjà tenu en me recherchant, en me retrouvant. Mais moi, comment je fais ma part ? Mais il y a plus urgent, tu sais où est Sylviane ? Je n’arrive pas à l’atteindre, c’est pour ça que je t’appelle. Elle est avec toi ?

 

— Oui, si tu ne peux pas l’atteindre, c’est qu’elle doit de nouveau être au téléphone avec ses collègues. Tu veux que j’aille voir ?

— Oui, fais-ça pour moi s’il te plaît.

— Qu’y a-t-il de si pressant ? Tu la dragues frérot ? T’es tombé amoureux ?

— Il ne s’agit pas de ça. Louise. C’est urgent. J’ai du nouveau. Je viens de recevoir un message de Pietro à propos d’un attentat.

— Dis-moi …

— Non, c’est aux policiers que je veux parler. Reste un peu en dehors de cette histoire. Tu en as déjà assez souffert.

— Laisse-moi juger ce que je dois faire. Mais si tu y tiens, je me lève et vais chercher Sylviane.

— Merci sœurette. J’attends. Ne traîne pas trop…

 

J’arrivai dans le salon où Sylviane était effectivement au téléphone, assis en tailleur sur le canapé.

Je lui murmurai juste à l’oreille : « appel urgent de Nesto pour toi ». Elle dit à son interlocuteur de l’excuser, qu’elle rappellerait dans un instant et prit mon téléphone. Elle se contentait de oui et d’onomatopées pour répondre à mon frère. Je voyais son visage s’assombrir au fur et à mesure de la conversation. Elle conclut par cette injonction :

 

— Tu ne bouges pas. Tu ne prends aucune initiative. Tu attends simplement. Pour le reste, je contacte mes chefs et on fera le nécessaire, je te promets. Autre chose, J’ai eu mes collègues au téléphone.  Ils ont interrogé ton Samir. Il n’a pas desserré les dents pendant une heure puis nous a tenu un discours incohérent sur la volonté de Dieu, sa quête de rédemption pour ses erreurs passées mais rien d’autre. Après il s’est tu à nouveau pendant près d’une heure puis nous a dit qu’il ne parlerait qu’en ta présence. Je leur ai demandé de venir te chercher à Bulle. On ne sait jamais, si ce Samir sait quelque chose de plus sur l’attentat prévu, ce sera ça de gagné. J’ai appelé mon chef pour qu’il envoie quelqu’un pour me remplacer auprès de Lolotte. Je veux être présente lors de ta conversation avec ce Samir. Dans la foulée,

 

— Ok.  Je viendrai voir Samir, j’y tiens ! Mais je ne ferai pas long. J’ai eu un contact avec Pietro. Il m’a dit de me tenir prêt pour un rendez-vous téléphonique à partir de 16 heures. Il aura du nouveau concernant l’attentat. A tout de suite.

 

Elle pose le téléphone. Son visage est grave. Le regard dans le vide, elle se mord l’index. Je l’avais vu faire ce geste en Irlande, à chaque fois qu’elle réfléchissait avant d’agir. Finalement elle se tourne vers moi.

 

— Ecoute-moi Lolotte, je te promets que je t’expliquerai ce qui se passe, dès que possible et tranquillement autour d’un café. Pour le moment, je dois faire quelques appels urgents. J’en aurai pour une bonne partie de la nuit. Il est possible que je demande à un collègue de prendre momentanément la relève auprès de vous. Mais pour l’instant, le mieux que tu aies à faire est de te reposer et de récupérer de tes émotions des derniers jours. Retourne auprès de ton chéri et passe une bonne nuit. Demain, tu auras besoin de toute ton énergie, ne serait-ce que pour tes petits et pour négocier avec ton boss un temps d’attente supplémentaire pour un article plus complet sur ton enlèvement et le reste.

— Tu ne veux pas m’en dire plus Sylviane ? Allez, au moins quelque chose…

— Pas le temps Lolotte, pas le temps ! Mais je te promets, tu sauras tout dès que je pourrai le faire.

 

Sylviane prend son téléphone et part à la cuisine dont elle ferme la porte. Je retourne me coucher, la tête pleine de questions mais la fatigue l’emporte et je sombre aussitôt dans un sommeil profond.

 

Le lendemain au réveil, j’entends les voix de Pierre et des enfants auxquelles s’ajoute une autre voix masculine inconnue. Je me lève, passe en vitesse à la salle de bain, m’habille et rejoins la cuisine où tout le monde est en train de prendre le petit-déjeuner. Quand je dis tout le monde, ce sont les trois, bien sûr, mais un inconnu est assis sur la chaise qu’occupait Sylviane hier soir. Il se lève, me tend la main et se présente :

— Bonjour Madame Crettenand, je suis Olivier Dubuis, de la police cantonale et je remplace ma collègue, jusqu’à ce soir ou demain matin, je ne sais pas encore, pour assurer votre protection.

— Bonjour, enchantée de faire votre connaissance. J’imagine que vous ne pouvez pas me dire ce qui se passe.

— Non effectivement. Pas pour le moment. Sylviane m’a juste dit de vous transmettre que votre frère était sous protection lui aussi et que vous ne deviez pas vous faire de souci.

— Merci….

 

Je n’apprendrai que plus tard ce qui se passait au même moment dans les locaux de la police :

 

Nesto entrait dans une salle d’interrogatoire accompagné de Sylviane et d’un autre policier. Il eut un sursaut en voyant Samir, sur cette chaise, les mains dans le dos. Il n’arrivait pas à croire que c’était le même homme avec qui il avait collaboré aux côtés de Suat à Genève puis qui avait pris les mêmes risques que lui pour infiltrer les jihadistes en Syrie. Les deux policiers firent un signe de tête à Nesto, qui s’assit en face de Samir et s’adressa à lui :

 

— Salut Samir, en temps normal je t’aurais appelé mon frère mais là je ne peux pas. J’ai juste une question Samir, Pourquoi ?

— …

— Regarde-moi Samir, au nom de notre amitié d’avant, dis-moi pourquoi !

— Ils m’ont découvert Nesto, pour une bêtise. J’ai perdu mon père, pendant que j’étais en Syrie et j’ai appelé ma mère. Je l’ai dit à mes chefs mais je m’étais inventé une identité à partir d’un couple de travailleurs émigrés turcs résidant à Lyon. J’étais bouleversé et je suis sorti faire un tour en laissant mon téléphone sur la table. Ils l’ont pris et ont vérifié quel numéro j’appelais. Ils n’ont pas tardé à découvrir que c’était au-dessus d’Abondance et pas à Lyon et que le nom ne correspondait pas. Ils m’ont torturé d’abord puis m’ont enfermé, tout seul, ne me donnant que le minimum à boire et à manger. Après plusieurs jours ils sont venus me chercher et m’ont tendu un téléphone. C’était ma mère. Des gens à eux, des fanatiques, étaient chez elle. Tu sais, à la retraite de papa, ils avaient quitté Thonon et habitaient leur chalet isolé au-dessus d’Abondance, que papa avait retapé pendant plusieurs années. Ma petite sœur de vingt ans habite avec maman et travaille à Evian. Ils étaient chez elles Nesto, ils menaçaient de les tuer si je ne faisais pas exactement ce qu’ils disaient.

— Et alors… ?

— Alors j’ai accepté. Tout. De prendre la responsabilité du commando qui a éliminé Suat dans cette attaque à Villarlod, de recruter deux types pour aller te rechercher en Irlande, d’enlever ta sœur. J’ai pris les drogues qu’ils m’ont proposé pour ne plus avoir peur, pour ne penser à rien d’autre qu’à ma mission. J’ai fini par y croire Nesto. Je croyais que c’était une mission divine, qu’avant j’avais servi le diable quand je les combattais avec vous.

— C’était donc toi le sixième homme à Villarlod ?

— Oui.

— Et comment tu t’es échappé ?

— Juste au moment de l’attaque, j’ai jeté mon pistolet, ma salopette et la cagoule dans les poubelles des toilettes et je suis ressorti avec les gens qui s’échappaient, juste après que la police ait abattu les deux derniers du commando qui tiraient encore.

 

— C’était toi le chef ?

— Non, c’était un gars que je connaissais mal. Un ancien militaire, allemand ou autrichien, un de ceux qui s’est fait abattre en fuyant vers la forêt. Je ne me souviens plus très bien. Il n’était pas de chez nous mais d’une autre organisation avec laquelle les chefs djihadistes collaborent.

— Des néo-nazis ?

— C’est possible. Je ne sais pas vraiment.

— Et ta mère ?

— Au moment de l’attaque de Villarlod, puis quand tu es rentré d’Irlande, ils étaient encore chez elles et elle me suppliait de faire tout pour qu’ils la laissent et surtout pour qu’ils laissent ma sœur. Ils menaçaient chaque jour de la violer et ma mère a réussi à les en empêcher en leur parlant de leur propre famills. Depuis 15 jours, ils sont enfin partis de chez ma mère mais se sont installés dans une maison voisine et menacent de recommencer si je ne fais pas tout ce que leurs chefs veulent.

— Pourquoi t’es-tu décidé à parler ?

— Parce que je n’ai plus de drogue, parce que je recommence à penser, à sentir les choses, à avoir des sentiments. Parce que je veux sauver ma mère et ma sœur. Parce que je suis d’accord de payer pour ce que j’ai fait.

— Et pourquoi qu’à moi ?

— Parce que tu étais visé par ma trahison mais aussi parce que tu étais le seul à pouvoir, peut-être, me pardonner.

— Que sais-tu de cet attentat qui se prépare ?

— Rien. Je suis désolé, je faisais ce qu’ils m’ordonnaient mais je ne connaissais rien de leurs autres projets.

— Tu es conscient que tu vas probablement passer des années de ta vie en prison ? Tu es conscient d’avoir tué Suat, celui que nous admirions tant, et d’avoir ôté la vie à des innocents Samir ?

— Oui…

— Et tu le regrettes Samir ?

— Oui, si tu savais combien je le regrette…Tu ne peux pas imaginer.

— C’est un peu tard Samir, c’est un peu tard…

 

Nesto sortit de la pièce et se mit à pleurer, ne sachant pas si c’était l’amertume de retrouver un ami parmi les ennemis de l’humanité ou si c’était de la pitié pour un homme manipulé et broyé par les menaces sur sa famille, manipulé au point de faire de lui un assassin froid et efficace. Sylviane le serra dans ses bras puis le prit par la main et l’emmena vers la cafétéria.

 

Le lendemain matin, dans le Val d’Abondance, les gendarmes français avertis par la police fribourgeoise, neutralisaient deux voyous de Thonon auto-proclamés « soldats de l’EI » après avoir été payés pour séquestrer la mère et la sœur de Samir.

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