Chapitre 1

1

Lolotte entreprend des recherches pour retrouver la trace de son frère Nesto. Elle collabore avec l'inspectrice de police Sylviane avec qui elle se lie d'amitié. Sa quête la mènera à Turin, en Italie, où réside l'ancienne compagne de son frère.
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Au soulagement de savoir que l’individu identifié n’était pas Nesto se mêle pour moi, et encore plus pour papa, la douleur de l’absence de mon frère, de son fils. Je ne peux pas rester les bras croisés et continuer de vivre ma routine familiale et professionnelle sans faire quelque chose pour retrouver mon frère ou tout au moins savoir ce qu’il est devenu et quels liens avait-il avec cet assassin dont j’avais vu le cadavre il y a trois jours maintenant.

 

J’avais ressenti un assez bon feeling avec la jeune inspectrice, Sylviane Rime si je me rappelle bien, et décide donc de l’appeler au plus vite. Dans le même temps, je vais tenter, me dis-je, d’obtenir de mon réd’ en chef qu’il me libère un peu de temps pour suivre cette enquête qui me touche de près. Bien entendu, j’en parle à Pierre qui, comme toujours, me laisse suivre ce que je pense être le plus juste pour moi mais y ajoute néanmoins un bémol en me disant que la ligne rouge à ne pas franchir serait une menace pour ma propre sécurité :

 

— Avec ce genre d’investigation, on ne sait pas toujours où l’on met les pieds. Et tu a été témoin que ces gens-là sont dangereux. Je tiens trop à toi, et nos enfants aussi, pour que je te laisse mettre ta vie en danger ! Pour le reste, l’emploi du temps d’un prof de lycée comme moi me permettra d’être plus présent auprès des petits, quitte à reporter sur la soirée ou la nuit les préparations ou les corrections que je faisais au collège.

— Merci Pierre. Je t’aime mon mari et tu es le meilleur qu’on puisse imaginer !

— Merci mon amour mais n’en jette pas trop s’il te plaît. Nous avons simplement la chance d’avoir trouvé le bon partenaire et d’avoir su nous préserver des querelles inutiles. Et n’utilise pas ce que tu appelles ma mansuétude pour prendre des risques inutiles. OK ? promis ?

— Promis !

 

L’après-midi même j’appelle l’inspectrice qui me propose, après quelques minutes, de la tutoyer et me donne rendez-vous dans un café du centre-ville de Fribourg pour le soir-même. J’appelle aussitôt mon boss qui, convaincu par mes arguments, accepte de libérer la moitié de mon temps de travail pour suivre cette enquête, à la condition que je ne livre aucune information autorisée à d’autres médias que le nôtre. Je le rassure.

 

Il est près de 16 heures. J’entends les pas de Montse et de Maxence dans les escaliers. Il est temps que je réintègre mon rôle de maman.

 

Montse m’annonce trois amoureux et m’en fait la description et la liste des avantages et des inconvénients à choisir plutôt l’un que l’autre. Un des trois, un enfant du cru, est très beau et très gentil mais nul à l’école. Le deuxième, un petit portugais, est sympa, pas vraiment beau selon ma fille mais très fort en classe, très poli et prêt à aider Montse en maths. Le troisième enfin récemment arrivé de France, a des parents très riches qui vivent dans une très belle villa et ses invitations d’anniversaire ou des mercredis après-midi sont, semble-t-il, riches en jeux, en films, en cadeaux, en goûters somptueux.

 

Maxence adore l’école et sa maîtresse. Il a décidé de s’inscrire au foot pour faire comme près de la moitié des garçons de sa classe et parce que la maîtresse a dit qu’elle aimait bien les sportifs.

Les potins scolaires étant épuisés, leur babillage diminue et nous passons au gôuter avant d’attaquer, les devoirs avec Montse, alors que Maxence se réfugie dans sa chambre pour entreprendre la construction d’un château en legos, ce qui risque de lui prendre quelques heures, si ce n’est quelques jours, à moins que Pierre, par pitié ou par intérêt je n’ai jamais su, mette aussi la main à la pâte.

 

Je mets le souper en route et ne me suis pas compliquée la vie : ce soir ce sera spaghettis, salade et coulis d’abricots pour dessert. Mon père a conservé, en Valais à Saillon, la petite maison qui appartenait à mes grands-parents. Il la loue mais sans le petit verger adjacent. Mon paternel continue donc d’entretenir ce coin de terre de papé Raphy et abuela Merce depuis des années au gré de multiples allers-retours sur les rives du Rhône.

 

A 18 heures tapantes, Pierre débarque alors que nous trépignons tous les trois dans l’attente de pouvoir passer à table. Nous soupons rapidement et je termine mon coulis si rapidement qu’il laisse de vilaines traces de freinage sur mon pull. Je file me changer, laissant mon homme et les enfants débarrasser la table et ranger la vaisselle. J’embrasse Pierre et les petits puis pars retrouver Sylviane qui m’a donné rendez-vous à 19 h. à Fribourg, au Café du Commerce dans le quartier de Pérolles.

 

Je peine à me parquer dans les environs mais pour ma chance, une place se libère alors que je parcours pour la deuxième fois une ruelle proche dans l’espoir d’y trouver un espace où laisser ma voiture.

 

Sylviane est déjà attablée devant un café, le nez plongé dans le quotidien local, mon journal. Les évènements d’il y a trois jours n’occupent plus qu’une petite place en deuxième page de la partie régionale.

 

— Bonsoir, désolée pour le retard. Je suis partie un peu tard et ai eu de la peine à me parquer…

— Pas de souci ! L’important est que vous soyez là.

— Vous avez du nouveau ?

— On n’avait pas dit qu’on se tutoyait ?

— Oui, c’est juste. Donc, As-tu du nouveau ?

— Avant de parler de ton frère et de l’enquête en cours, je veux être au clair sur ce que tu attends de moi. Tu m’as appelée comme sœur de ton frère disparu ou comme journaliste ?

— Comme sœur d’abord évidemment. Mais pour avoir du temps à te consacrer, j’ai dû demander à mon patron de me libérer du temps pour suivre cette affaire.

— Du temps à me consacrer ?

— OUI ! Je ne supporte pas d’ignorer ce que Nesto, enfin mon frère, est devenu et ce qu’il a à voir avec le terroriste que j’ai vu à la morgue. Je veux suivre ton enquête et je peux t’aider : je peux essayer de remonter la piste de mon frère depuis sa disparition. Je suis journaliste, ne l’oublie pas, avec une certaine habitude des enquêtes, même si ce ne sont pas des enquêtes policières.

— Tu parles de disparition ?

— Oui, mon frère a déménagé à Genève il y a déjà presque 10 ans. A la mort de ma mère, j’ai tenté de le contacter à l’adresse qu’il avait à Genève mais il avait déménagé depuis deux ans. J’ai fait publier le faire-part dans plusieurs journaux, espérant qu’il le découvre. Il a dû le faire puisque nous avons reçu une carte postée en Italie où il nous disait simplement qu’il priait pour nous et pensait à nous.

— Et comment comptes-tu le retrouver ?

— Je connais ses anciens copains et copines, je peux essayer de remonter depuis là, l’un m’indiquant un autre nom, un autre lieu et ainsi de suite. Utiliser les réseaux sociaux, il faut oublier, Nesto n’y figure nulle part.

— OK ! je suis prête à t’aider en utilisant aussi des sources auxquels tu n’as pas accès comme par exemple le traçage des cartes de crédits, les passages de frontière, les fichiers d’Interpol. Je suis d’ailleurs chargée, dans l’équipe de policiers désignés pour cette l’enquête, de creuser la piste de ton frère pour essayer de découvrir qui était l’agresseur inconnu. Ses empreintes et son visage ne figurent dans aucun fichier des polices européennes. Pour l’ADN, on attend les résultats. Je suis donc d’accord de t’intégrer dans mon enquête mais je ne veux pas un mot à personne et tu ne publieras que ce que je t’autoriserai à rendre public. Notre enquête est superviséee par la police fédérale et je ne veux pas d’ennui. Je risque ma place si l’on apprend que je collabore avec une journaliste, fusse-t-elle la sœur l’individu dont on a subtilisé, ou qui a donné, une carte de caisse-maladie permettant de l’identifier. C’est donc uniquement en tant que sœur que tu vas collaborer avec moi. OK pour travailler ensemble mais à mes conditions.

— J’imagine que c’est à prendre ou à laisser

— Exact !

— Alors je prends.

— Très bien ! Si on commençait tout de suite. Quel est la première piste que tu pensais utiliser pour retrouver votre frère Nesto.

— Quand il est parti à Genève, il avait une copine qui travaillait pour une compagnie italienne qui importait des parfums, une tessinoise nommée Rosalba Rossini mais dont les parents étaient domiciliés à Luino, en Italie. Je sais qu’elle est restée à Genève avec mon frère les premières années puisqu’elle signait aussi les vœux de Noël qu’il nous envoyait.

— Tu as essayé les réseaux sociaux ?

— OUI, et j’en ai trouvé 6 du même nom et dans la même tranche d’âge mais aucune sur Genève. Et comme je ne l’avais jamais vue, je n’ai pas pu l’identifier d’après les photos

— Et ses parents ?

— Je ne les ai ni cherchés, ni trouvés évidemment.

— Alors commençons par là. Tu parles italien ?

— Oui, un peu comme l’allemand, donc pas aussi bien que l’anglais et l’espagnol, mais je me débrouille.

— Magnifique ! moi, mes connaissances des langues s’arrêtent, en plus du français, à l’allemand et l’anglais, et encore, ce n’est de loin pas fluide. Alors Vas-y, fais des téléphones, fouille internet et essaie de contacter tous les Rossini de Luino pour savoir s’ils ont une fille qui travaillait dans les parfums à Genève. Et s’ils te demandent pourquoi, dis seulement qu’elle était la petite amie de ton frère qui a disparu et que vous recherchez suite au décès de votre maman. Des parents, ça devrait les motiver. Fais ça d’ici demain soir et on se rappelle. Je te laisse mon numéro perso, ce sera beaucoup plus rapide et discret qu’à la centrale téléphonique de la police.

 

Nous prenons congé. J’insiste pour payer les cafés, la remercie chaleureusement et lui promets de l’appeler le lendemain.

 

Arrivée à la maison je commence mes appels. Après une dizaine de tentatives infructueuses, une dame, âgée me semble-t-il si je m’en tiens à la voix, me dit qu’un de ses cousin éloigné a effectivement une fille prénommée Rosalba mais qu’ils n’habitent plus Luino mais Stresa et qu’elle n’a pas leur téléphone. Elle me donne par contre le prénom de son cousin : Salvatore. Je prends congé non sans la remercier consulte déjà le site « directory » italien avant même d’avoir raccroché.

 

Je trouve le numéro que je compose fébrilement.

 

C’est bien le père de la Rosalba en question et il se rappelle même avoir rencontré Nesto il y a quelques années. « Un charmant jeune homme » m’assure-t-il, tout en regrettant que sa fille ait fini par le quitter il y a un an à peine. Ils étaient partis de Genève pour s’établir à Turin deux ans auparavant. Il ne sait rien des raisons de leur rupture, sa fille refusant catégoriquement d’en parler. Il n’a pas le numéro du portable de sa fille : c’est toujours elle qui appelle. Elle n’a jamais voulu leur donner son téléphone et c’est elle qui décide des dates de leurs rencontres. Il a par contre une adresse à Turin à me donner, un immeuble du Corso Germano Someiller, où elle vit dans un modeste 3 pièces sous les combles. Il regrette de ne pas pouvoir m’aider plus et m’affirme qu’il va prier, avec son épouse, pour que sa fille accepte de m’aider et pour que je retrouve mon frère.  Je le remercie chaleureusement et raccroche.

 

Je suis heureuse d’avoir une piste mais ne sais pas comment procéder pour aller de l’avant. Je décide de demander conseil à Sylviane. Il est près de 22.30 h. et elle m’a assuré qu’elle serait disponible s’il y avait quoi que ce soit de nouveau.

 

Je laisse sonner longtemps mais personne ne répond. Je décide de remettre l’appel à demain et rejoins Pierre qui est déjà au lit et s’est plongé dans un de ces romans historiques qu’il adore. J’ai du mal à l’arracher à ses héros des années 60 qui fuient à travers les ruelles du « Barrio Chino » de Barcelone, pourchassés par la sinistre police politique franquiste. Enfin il lève la tête et remarque ma présence.

 

— Tu fais une drôle de tête, Tout va bien ?

— Nesto me manque Pierre. De l’avoir cru mort puis d’apprendre que quelqu’un s’était fait passer pour lui, tout ça m’a secouée. J’aimerais tellement savoir…

— Ne perds pas espoir ma douce, un jour on saura. Mais en attendant, tu es là, tes enfants vont bien, ton père aussi même s’il a aussi accusé le coup ces derniers jours, et accessoirement, tu as un mari qui t’aime…

— Je sais Pierre mais c’est pas facile…

— Alors essaie d’oublier tout ça quelques instants. Viens te coucher et profite d’une bonne nuit de sommeil. Et même si tu n’as pas sommeil, j’ai les moyens de vous épuiser ma chère.

— J’avoue que dans l’immédiat, c’est assez tentant. Mais je t’avertis mon très cher mari, plus question d’ouvrir ce bouquin avant demain. Tu as 5 minutes, le temps que je revienne de la douche !

 

Nous avons toujours eu, avec Pierre, une soif l’un de l’autre qui nous a poussé à faire l’amour partout et en tous temps y compris dans les endroits les plus improbables comme sur un chemin de campagne désert au milieu de la nuit, dans une forêt contre un arbre, sur le sol de la cuisine et bien sûr, plus raisonnablement et plus fréquemment dans notre lit conjugal, surtout depuis l’arrivée des petits. Ces bols de tendresse et de passion nous sont nécessaires pour affronter le quotidien, cimenter notre complicité et relativiser nos soucis.

 

Je le rejoins donc, nue comme un ver au sortir de la douche et m’abstiendrai de vous conter le détail de notre gymnastique conjugale, faute de devoir classer mon récit dans la catégorie lecteurs adultes et avertis.

 

Pierre avait raison, la nuit fut bonne et réparatrice, presque parfaite s’il n’y avait, maintenant, ce téléphone qui carillonne avant même que ne se déclenche notre réveil familial, pourtant réglé à 6.30 h.

Je tends la main et attrape mon portables posé sur la table de nuit.

Oui, Louise…

 

—   Bonjour Louise, c’est Sylviane.

—   Ah oui.Je t’ai appelée hier soir…

— Oui j’ai vu, mais j’avais laissé mon téléphone dans le bureau d’un collègue et j’ai passé une bonne partie de la nuit à faire des recherches dans les bases de données des polices européennes qui nous sont ouvertes.

— Et tu as découvert quelque chose ?

— OUI !  L’individu qui était en possession de la carte de caisse maladie de votre frère est un ressortissant autrichien fiché pour son appartenance à une organisation d’extrême-droite, « défense de l’occident blanc ». Ce mouvement néo-nazi est connu pour l’organisation de concerts de rock à caractère raciste et pour des attentats contre les centres d’accueil de requérants d’asile.

— Comment tu l’as retrouvé ?

— Bêtement par son ADN.  J’ai dû batailler pour que l’on confie au plus vite une analyse des échantillons prélevés sur cet individu à l’institut de médecine légale de Berne, qui est l’un des laboratoires agréés par les autorités judiciaires. J’ai obtenu que ces spécialistes nous livrent les résultats au plus vite. Et toi ?

— J’ai retrouvé la trace de la petite amie de Nesto. Elle habite Turin. J’ai l’adresse mais n’ai aucun numéro de téléphone. Ses parents ne l’ont jamais eu. Elle a toujours refusé de le leur donner et c’est elle qui les appelle et fixe les moments où elle accepte leurs visites.

 

— Bizarre… Mais avec une adresse, on devrait pouvoir avoir un téléphone.

— Tu pourrais me trouver ça ?

— Oui, avec l’aide de mes collègues italiens, ça ne devrait pas poser trop de problèmes. Mais je devrais leur demander d’exercer une surveillance discrète pour ne pas la perdre de vue si par malheur le coup de téléphone devait, pour une raison ou une autre, l’effrayer. Je te trouve ce numéro et te rappelle dès que possible, au plus tard d’ici une heure ou deux. Ah, il y autre chose à propos de cet attentat, mais ça ne te concerne pas directement…

— Ah bon ?! et quoi donc ?

— Nous venons de terminer, avec l’aide de traducteurs, l’audition de tous les rescapés adultes. Ils étaient formels et unanimes : les agresseurs étaient six, tous cagoulés. Après l’attaque, nous avons dénombré 5 assaillants en cagoule abattus. Le sixième a dû profiter de la confusion pour enlever sa cagoule et fuir avec les otages au moment de l’assaut… Une fouille des poubelles de la buvette nous permettra peut-être de retrouver une cagoule voire un ADN. Je te tiendrai au courant.

— C’est grave ?

— Je ne sais pas. Tout dépend des ordres qu’il avait et de ce qu’il compte faire à présent. Mais ne parle pas de cette information et surtout, ne la diffuse pas. Nous voulons la garder secrète jusqu’à la conclusion de l’enquête qui nous permettra, peut-être, de mettre aussi la main sur ce sixième assassin. Pour nous deux, ça ne change rien à nos projets. Je cherche le numéro de la petite amie de ton frère et te rappelle.

 

 

Cette fois, je suis complètement réveillée. Je saute hors du lit, me précipite à la salle de bain et m’habille en un temps record. Je file ensuite préparer le petit déjeuner. Pierre émerge tel un zombie et se dirige d’un pas lent vers les toilettes en me murmurant, ou en me balbutiant plutôt, ce qui devrait être un bonjour amoureux. J’ai à peine le temps de lui répondre par un rapide baiser que déjà débarquent Montse et Maxence criant famine et nous couvrant de bises.

 

Le petit-déjeuner est expédié en 15 minutes. Pierre me rappelle qu’il n’a cours qu’à 10 heures aujourd’hui et qu’il rangera tout ça pendant que j’accompagne les petits à l’école éloignée de quelques centaines de mètres mais où la traversée de deux routes importantes non protégées par les patrouilleurs scolaires nous contraignent, pour quelques temps encore, à accompagner Maxence et lui apprendre la prudence. Montse chemine avec nous mais parfois rejoint une copine de classe et nous distance de quelques mètres.

 

Les enfants à l’école, je me dépêche de regagner notre domicile. Il faut que je parle avec Pierre, que je rassemble mes idées, que je décide jusqu’à quel point je veux et je peux me lancer à la recherche de mon frère.

 

Mais pour cela, il me faut l’accord et le soutien de mon mari qui devra certainement prendre en charge les enfants et le ménage pendant mes possibles absences. J’ai besoin aussi du feu vert de mon réd’en chef et du temps qu’il voudra ou pourra m’accorder pour cette enquête personnelle. Je pourrais peut-être l’appâter avec la promesse ou tout au moins l’éventualité d’infos exclusives que l’inspectrice Sylviane Rime serait autorisée à me donner avant les autres medias.

 

Avec Pierre, la question est réglée sans délai : il me soutient et s’engage à prendre en charge tout ce que je devrais peut-être mettre de côté ces prochains jours. Le seul bémol dans son accord, c’est la prudence qu’il exige de ma part et l’engagement de ne jamais me mettre en danger en prenant des initiatives personnelles sans en référer à la policière avec qui je suis en contact. C’est qu’il me connaît Pierre. Il sait que je peux parfois réagir de manière spontanée et irréfléchie. Mais il connaît aussi ma détermination et me sait capable d’utiliser les cours d’auto-défense que j’avais suivis plus jeune et les autres que le journal avait payé à toutes ses employés féminines. Il doit se rappeler le jour où un type m’avait pincé les fesses à un arrêt de bus et avait posé sa main sur ma poitrine : je lui avais alors envoyé un coup de genoux dans les burnes, assez fort pour qu’il s’agenouille en gémissant sur le trottoir. Mais il se remémore sans doute aussi les deux copains de l’agresseur qui m’avaient saisie au cou et aux bras et ne m’avaient relâchée qu’à la vue d’une patrouille de police.

 

Bref, j’ai gagné la première étape et il me faut maintenant appeler mon patron. Après une longue conversation dans laquelle il me rappelle le peu de personnel dont il dispose et l’actualité qui n’attend pas, il se laisse finalement fléchir avec la perspective d’un possible scoop dans le cadre d’un dramatique événement local à propos duquel les médias n’ont de loin pas fini d’épiloguer et d’émettre des commentaires et des hypothèses. Il m’accorde deux semaines pendant lesquelles je peux me consacrer uniquement à la recherche de Nesto, à la condition que je lui livre en primeur toutes les informations autorisées.

 

A peine Pierre parti au travail, je reçois un appel de Sylviane. Le numéro de la copine de Nesto était effectivement sur liste rouge mais ses collègues italiens, mis au courant de la situation, ont pu le lui fournir. Par contre, en ce qui concerne la surveillance, ils n’ont rien pu promettre : ils sont en manque chronique d’effectifs et la tendance actuelle n’est pas d’investir dans les services publics, même pas dans la police sauf s’il s’agit de pourchasser les clandestins et d’augmenter les statistiques des délits commis par les migrants pour amener de l’eau au moulin du parti xénophobe dirigé par l’ex ministre de l’intérieur. Sylviane me dit qu’elle a ressenti son collègue italien assez amer et fatigué mais croyant encore et malgré tout à sa mission, ce qu’elle admire. Par ailleurs, il s’est montré très aimable et a promis de faire le maximum. Il lui a laissé son numéro de téléphone personnel au cas où j’aurais besoin d’aide à Turin.

 

Je tente un appel au numéro de Rosalba. A mon grand étonnement, elle répond presque immédiatement. Je me présente et commence en italien avant de lui demander si elle est d’accord de poursuivre en français. Elle me répond dans un français parfait à peine mâtiné d’une musicalité transalpine. Elle me demande comment j’ai obtenu son numéro. Je décide de jouer la franchise et lui explique pourquoi la police me l’a transmis. Je lui résume les évènements des derniers jours et commence à la questionner sur Nesto mais elle m’interrompt. Elle veut bien me parler mais pas au téléphone. Elle travaille dans le rayon parfumerie d’un grand magasin de la place et ne peut pas quitter son travail pour venir en Suisse. Ce sera donc à moi de me déplacer. Elle me donne le nom d’un café Via Paolo Sacchi et me demande si je peux m’arranger pour y être le lendemain à 14 h. Ce jour-là, elle fait les horaires du matin et sera donc libre pour me rencontrer. Elle me précise, pour la reconnaître, qu’elle tiendra dans la main un exemplaire de la « Reppublica » et qu’elle sera vêtue d’un ensemble bleu.

 

Le soir, après avoir pris soin de mettre Sylviane et mon réd’en chef au courant de ma démarche et surtout d’organiser avec Pierre et papa la journée des enfants, je regarde le moyen le plus rapide de me rendre à Turin. Le train passe par Milan, le trajet dure plus de 6 heures et coûte un saladier. Par la route, il faut compter moins de 4 heures et un plein suffit pour l’aller-retour. Ce n’est pas très écologique mais vu les circonstances, je n’hésite pas et opte pour la voiture. Pierre n’en n’a pas besoin et les enfants n’ont aucune activité particulière nécessitant ce jour-là un trajet en voiture.

 

En temps normal, j’aurais pris le temps de me remplir les mirettes des paysages traversés et la tête de souvenirs visuels dans lesquels j’aurais gravé ou imaginé toutes sortes d’histoires du passé s’étant déroulées en ces lieux. Mais cette fois, ni les montagnes majestueuses du Valais et du Val d’Aoste, ni les rizières de la plaine du Pô ne réussissent à me distraire du but de mon voyage : l’espoir ténu d’en savoir un peu plus sur mon frère et qui sait, obtenir un début de piste pour le retrouver.

 

Je remercie les inventeurs du GPS et trouve à me garer à quelques rues du lieu de notre rendez-vous situé sous de larges arcades comme l’on en trouve un peu partout dans cette cité, ancienne capitale savoyarde au temps où le duché allait de la Suisse romande aux rivages de la Méditérannée.

 

Je repère tout de suite Rosalba, assise à une table isolée près d’une fenêtre, dans l’une des multiples salles que compte le restaurant. Elle doit avoir quelques années de moins que moi. De corpulence svelte, elle a un visage avenant, de forme ovale et encadré par de longs cheveux noirs. Je lui tends la main, me présente. Elle sourit et laisse tomber dans un français presque parfait :

 

— Vous ressemblez à Nesto !

— Vous trouvez ?

— Oui, je vous assure : le nez, les yeux, la manière de vous exprimer… Vous vouliez que je vous raconte votre frère… ?

— Oui, j’aimerais tellement le retrouver après ce qui s’est passé chez nous et que je vous ai résumé hier au téléphone.

— Je ne sais pas par où commencer mais je veux bien essayer. Quand vous m’avez appelé hier soir, j’ai failli vous boucler le téléphone au nez parce que le fait d’évoquer Nesto me fait mal et me fait peur.

— Mal et peur ? pourquoi ?

 

— J’y viens. Quand j’ai connu Nesto à Genève, il travaillait comme aide de cuisine et souvent comme serveur, dans un bar où j’avais mes habitudes avec mes collègues de travail de l’époque. Je travaillais pour un importateur de parfums italiens et m’occupais du site internet de la boîte, des contacts avec les producteurs et de la recherche de nouveaux réseaux où commercialiser nos produits. J’aimais mon travail mais l’équipe était composée de mecs peu intéressants, souvent lourds et machos. Nesto m’a tout de suite plu et je me suis arrangé pour revenir dans son bar, seule. J’avais flashé sur lui et je crois que c’était réciproque. Deux mois après notre première rencontre on aménageait ensemble. Après presque deux ans de vie commune, une amie d’enfance m’appelait pour me proposer de reprendre le bar qu’elle gérait à Turin. Il y avait, paraît-il, une bonne clientèle, surtout des étudiants le soir mais aussi, à midi, des travailleurs du quartier qui appréciaient des menus simples et abordables ainsi qu’un service rapide. Je me débrouillais en gestion et Nesto en cuisine. Nos emplois n’avaient rien de vraiment exaltant et l’idée de repartir à zéro, de relever ce défi nous a tout de suite plu. En plus, Nesto commençait à bien maîtriser l’italien. Avec le français, l’allemand et l’anglais, ça lui donnait des atouts dans un établissement public où passent parfois aussi des touristes. Il y a quand même quelque chose qui m’a surprise …

— Oui, quoi ?

— Nesto, contrairement à moi, avait semble-t-il un bon réseau d’amis à Genève. Il vouait une admiration sans borne au travail du CICR dont il rêvait un jour d’intégrer les rangs mais comme il n’avait aucune qualification professionnelle, il dut faire le deuil de ce projet et s’engagea dans la section locale d’Amnesty International. Il y rencontra entre autres un monsieur plus âgé qui devait venir de quelque part au Moyen-Orient, que Nesto voyait beaucoup, mais seul. Je crois qu’il était professeur de littérature orientale à la retraite. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, et encore, c’était dans la rue alors que je venais chercher votre frère au bar où il travaillait. Ses autres amis non plus, je ne les connaissais pas, un peu comme s’il voulait garder une vie à côté de la nôtre, qui me paraissait pourtant très satisfaisante pour lui. Alors, quand il a tout de suite accepté de partir à Turin, ça m’a réjouie certes, mais aussi étonnée.

— Vous avez donc déménagé à Turin très rapidement ?

— Oui.

— C’est pour ça que nous ne parvenions plus à le localiser à Genève. Pourquoi ne nous a-t-il rien dit ?

— Il me parlait souvent de vous, de vos parents mais ne voulait vous revoir et ne donner de ses nouvelles qu’après avoir réussi quelque chose dont sa famille pourrait être fier, comme il disait. J’imaginais qu’il avait dû faire quelques bêtises de jeunesse et que ça s’était mal passé avec vos parents…

— Même pas… Ou alors des peccadilles : un peu de fumettes, quelques vols à la tire avec des copains peu recommandables qui l’utilisaient pour prendre les risques à leur place. Mais mes parents, tout en se montrant fermes, ont eu beaucoup de patience et de compréhension. Ils ne l’ont jamais jugé ou condamné. Au contraire, Nesto a toujours beaucoup compté pour nous tous et nous l’acceptions comme il était, avant comme après l’accident.

— L’accident … ?

 

— Il a eu un accident de circulation alors qu’il était encore enfant et son caractère, tout comme sa scolarité, en ont été assez sérieusement affectés. Il avait de la peine à maîtriser ses sautes d’humeur et avait perdu une bonne part de sa capacité d’attention. Il était persuadé, à tort, que nous attendions des choses impossibles pour lui, comme d’être premier de classe ou de réussir brillamment une formation professionnelle. Il avait surtout une très mauvaise image de lui-même et donc très peu de confiance en lui, ce qui explique ce besoin irrépressible de reconnaissance.

— Je comprends un peu mieux maintenant. Toujours est-il que nous avons déménagé à Turin. J’ai racheté le fonds de commerce à mon amie d’enfance et nous avons réussi à sortir des dettes et à atteindre un bénéfice tout à fait honorable après un an environ. A un moment donné, une équipe de jeunes hommes originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord s’est mise à fréquenter notre bar conjointement avec des militants d’extrême droite de la région.

— Bizarre non cette alliance ?

— Je trouvais aussi mais quand on y réfléchit, pas tant que ça finalement. Ils discouraient sur la décadence de notre monde occidentale, sur les femmes qui ne savaient pas rester à leur place et qui provoquaient les hommes, sur la nécessité de remettre de l’ordre dans ce qu’ils appelaient le début de l’enfer sur terre… Après, ils parlaient de diviser le monde en deux zones d’influence, une musulmane et une chrétienne, mais régie chacune par des codes moraux très stricts et des gouvernements autoritaires qui parviendraient mieux à établir la paix et la prospérité que ne le font ce qu’ils appelaient la philosophie décadente des démocraties. Et là, entre les fascistes et les islamistes, le courant passait bien. La seule différence était que les fascistes buvaient de l’alcool chez nous et les islamistes seulement en cachette et à la maison. Je le savais parce que je sentais leur haleine parfois.

— Et que vient faire Nesto là-dedans ?

— Ils le flattaient, lui donnaient de l’importance, l’appelaient patron quand ils venaient. Et lui s’est senti important. Malgré mes avertissements de prudence, il a commencé à les voir en-dehors du travail, à répéter leur discours et même à me considérer autrement…

— Autrement ?

— Oui, comme une femme à son service et plus vraiment comme sa compagne. En plus, il a commencé à prier et parlait de se convertir à l’Islam.

— Il a cherché une mosquée sans demander conseil à ses amis et il est tombé sur un imam de Turin. C’était un type bien qui pense que la violence n’a rien à voir avec la foi et qui, au vu des motivations et des fréquentations de Nesto, avait refusé d’aller plus loin que ce premier contact. Il m’a même appelé pour me dire qu’il se faisait du souci pour celui qu’il appelait mon mari.

— Vous n’avez pas essayé de le raisonner ?

— Plus qu’une fois ! Mais il a commencé à parler de partir en Syrie faire le Jihad et combattre le dictateur et les forces du mal. Je l’ai averti que s’il reparlait de ce projet, je le quittais illico et le renvoyais du bar qui m’appartenait, l’ayant entièrement payé avec mes économies.

— Et qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il est parti, sans rien me dire. Un matin il n’était plus là et le lendemain, ses amis sont venus me dire que je devais être fier de lui, qu’il était parti combattre le mal et que si je parlais de son départ à qui que ce soit, j’en subirais les conséquences. Je leur ai dit de quitter mon établissement et de ne plus jamais y remettre les pieds.

— Et ensuite, qu’est-ce que vous avez fait ?

— Je suis allée porter plainte pour menaces et dénoncer aussi cette bande qui me semblait bien recruter pour le Jihad. Mais mal m’en a pris : il y a bien eu trois arrestations mais une partie de la bande avait échappé à la police et le restaurant a brûlé une semaine après les premières interpellations. Heureusement, la police est parvenue à attraper l’un des auteurs qui a avoué immédiatement en échange d’un emprisonnement, ses trois premiers comparses ayant déjà été expulsés vers l’Irak et le Maroc où la justice est un peu plus dure qu’ici. Il en restait deux autres qui ont disparu. Quant à la bande d’extrême –droite, la police en a arrêté deux et les autres ont disparu de Turin. J’ai touché l’assurance incendie, revendu mon fonds de commerce et déménagé. J’ai bénéficié d’une protection policière pendant deux mois puis me suis mis à rechercher un emploi, que j’ai trouvé dans un grand magasin de la place où je suis responsable du rayon parfumerie.

— Et Nesto ? pas de nouvelles ?

— Oui. J’y viens. Deux mois après son départ, il m’a appelée pour me dire qu’il avait réussi à déserter les rangs de l’Etat Islamique après avoir vu des atrocités commises à l’encontre de populations innocentes, notamment les Yésidis mais aussi tous ceux que ces terroristes traitaient de mécréants, d’espions. En fuyant, dans la région de Racca, il a été fait prisonnier par les troupes du Rojava. Il m’a expliqué que cet espace kurde du Nord-est de la Syrie était la seule entité démocratique du coin à respecter les droits des femmes et des minorités. Ce sont les seuls aussi, au sol, à avoir vraiment tenu tête à ces criminels de l’Etat islamique. Il lui a fallu un moment pour prouver son identité et les convaincre qu’il n’avait heureusement pas encore participé à des combats. A part une carte d’identité suisse périmée qu’il avait réussi à dissimuler, il s‘était en effet fait confisquer tous ses papiers par les responsables locaux de ce soi-disant état plus terroriste et mafieux qu’islamique au sens religieux.

— D’où vous appelait-il, de Syrie ?

— Non, d’Irlande .

— D’Irlande ? !

Je n’en revenais pas non plus. Il a commencé par demander pardon, par me répéter qu’il regrettait tout le mal qu’il avait pu me faire avant son départ et à cause de celui-ci. Mais il m’a ensuite expliqué qu’il avait rencontré, au Rojava, un jeune volontaire irlandais qui s’était engagé aux côtés des forces démocratiques arabo-kurdes de la région pour combattre daech. Il l’avait fait par idéalisme et convictions politiques. Le fonctionnement démocratique et décentralisé de cette région n’était pas sans lui rappeler, par exemple, les anarcho-syndicalistes et les libertaires qui avaient, il y a presque trois générations, donné tant d’espoirs à la Catalogne avant d’être démantelés par les staliniens et massacrés par les troupes de Franco. Le grand-père du jeune irlandais, tout comme celui de Nesto, avaient à l’époque, combattu en Espagne dans les brigades internationales puis aux côtés des anarchistes catalans. Cela les a rapprochés et c’est ce jeune irlandais qui était chargé de « débriefer » Nesto après son passage chez les terroristes de daech. Les leaders de cette région du Kurdistan étaient en train de monter un réseau international de soutien au Rojava avec des kurdes exilés et des sympathisants qui agissaient essentiellement sur les réseaux sociaux mais aussi clandestinement. Outre l’appel au soutien matériel aux populations locales, ils voulaient prouver le soutien passif du gouvernement turc d’Erdogan à l’état islamique en documentant les passages d’armes et de terroristes étrangers. Ils voulaient démontrer la collusion de la Turquie avec plusieurs autres groupes djihadistes qui commettaient des exactions dans les zones du Rojava envahies par les troupes turques, comme dans la région d’Afrin. Nesto avait vu des camions immatriculés en Turquie débarquer des armes et d’autres repartir avec du pétrole des zones occupées par daech. Il avait parlé avec des terroristes étrangers, des français, des allemands, des tunisiens et bien d’autres qui lui avaient raconté la facilité avec laquelle ils avaient pu accéder en Syrie par la Turquie. Il a demandé à Nesto de participer à ce réseau de soutien une fois qu’il serait rentré chez lui mais lui proposa , pour commencer, de se faire oublier un moment en Irlande en allant travailler, sur sa recommandation, dans le restaurant que ses parents tenait dans une ville de la côte Sud, à Cobh, d’où partaient autrefois les émigrants pour l’Amérique et où avait fait escale le Titanic. C’est de là-bas qu’il m’a appelé.

 

—   Il vous a expliqué tout ça ? Mais pourquoi ?

 

—   Je crois qu’il voulait surtout que je ne pense pas qu’il avait participé à des atrocités. D’ailleurs, comme je me contentais de de l’écouter sans faire trop de commentaires A un moment, il m’a avoué qu’il n’avait jamais tué ou blessé qui que ce soit et que son engagement était factice et planifié depuis longtemps déjà. Je lui ai demandé des explications mais il m’a dit qu’il n’avait pas le droit de m’en donner. Il voulait seulement que je sache qu’il n’avait jamais adhéré à cette idéologie barbare. J’ai insisté un peu, mais il n’a rien voulu dire de plus. Après, j’ai laissé tomber. Tout cela me faisait un peu peur.

 

 

—   Et comment il a réussi à se rendre en Irlande ?

 

— Il m’a dit qu’il y avait des militaires américains, français et britanniques qui étaient stationnés dans la région et soutenaient les YPG, ces troupes du Rojava, dans leur combat contre daech. Le gouvernement américain ne veut pas trop d’ennui avec la Turquie qui considèrent les YPG comme une émanation du PKK une organisation kurde de Turquie que cette dernière considère comme « sécessioniste-communiste-terroriste ». Donc, m’a-t-il expliqué, ces militaires occidentaux se font discrets. Mais parmi eux, il y en a qui se sont pris de sympathie pour ce peuple du Rojava et sa vision démocratique et égalitaire de la société. Et c’est grâce à l’un d’eux qu’il a pu se faire passer pour un permissionnaire américain. L’avion faisait escale en Allemagne d’où il a pris un vol pour Cork en Irlande, puis rejoindre Cobh où résident les parents de son camarade irlandais.

— Et il y est toujours ?

— Je ne sais pas…

— Comment vous ne savez pas ? il ne vous a pas donné d’adresse ? il ne vous a pas rappelé ?

— Oui, une fois, pour me dire qu’il avait trouvé un travail et allait prochainement partir dans une autre ville, plus au nord du pays et qu’il me redonnerait des nouvelles une fois arrivé. Depuis, plus rien.

— Et c’était quand ce dernier appel ?

— Il y a 6 mois environ.

— Vous n’avez pas essayé de le joindre d’une manière ou d’une autre ?

 

— J’ai rappelé le numéro depuis lequel il m’avait appelé. Je suis tombé sur la maman de ce jeune irlandais qui m’a dit qu’elle allait regretter le camarade de son fils, que c’était un très bon cuisinier et qu’il ne rechignait pas à accomplir quantité d’autres tâches comme le service ou les nettoyages. Mais comme le café allait de toute façon fermer, ils pouvaient tout à fait comprendre qu’il préfère un job mieux payé. Elle pensait qu’il avait trouvé quelque chose dans le tourisme, où sa connaissance des langues lui aurait permis de décocher un poste de guide mais elle n’en n’est pas certaine. Il a laissé quelques affaires personnelles chez eux mais elle ne sait pas comment l’atteindre pour lui dire de venir les chercher. Cette dame m’a par contre laissé leur adresse à Cobh. Le café a été vendu ces jours et ils viennent de prendre leur retraite. Ils ont déménagé à quelques centaines de mètres de là, dans un logement proche du centre-ville, de plain-pied en prévision de leur probable mobilité réduite qui viendra avec les années. Elle m’a invité à aller leur rendre visite si je passais par l’Irlande un jour. Je vais vous donner l’adresse, au cas où cela pourrait vous aider dans la recherche de Nesto.

— Vous l’aimez encore ?

— Oui, je pense, peut-être, mais le Nesto d’avant. Celui d’aujourd’hui, il faudrait que je vive avec lui pour vous répondre. Mais pour cela, il faudrait le retrouver. Je n’ai pas le courage de faire ces démarches. Il m’a quitté pour un monde d’obscurantisme, de violence et de guerre. Je ne sais pas vraiment où il en est maintenant et ça me fait peur. Je ne veux pas être mêlée à tout ça. C’est aussi pour cette raison que j’ai demandé à ce que mon téléphone soit sur liste rouge et ne soit communiqué qu’en cas d’extrême urgence. Il faut croire que la police a considéré votre demande de cette manière. Mais je ne leur en veux pas et je suis contente de vous avoir rencontré, d’avoir rencontré la Lolotte dont me parlait Nesto, sa sœur jumelle qui lui manquait tant ! Si vous le retrouvez, dites-lui que je lui laisse peut-être une chance s’il accepte de redevenir le Nesto que j’ai connu et surtout qu’il ne tarde pas trop. Je n’ai que trente-huit ans et pourrais avoir envie de revivre une histoire d’amour un jour, même sans lui et même peut-être avant que je ne l’aie revu, sait-on jamais…

— Je vous promets de vous donner des nouvelles, dès que j’en aurai et si j’en ai. Moi aussi, j’ai été très heureuse de vous rencontrer. Au-revoir Rosalba.

— Au-revoir Lolotte.

 

Nous sortons du café. Rosalba part d’un côté, moi de l’autre. Je me sens un peu groggy, pensive et me dirige à pas lent vers le Parking proche de la gare où j’avais laissé ma voiture. Perdue dans mes pensées et abritée par les arcades, je n’ai même pas remarqué qu’il pleuvait et me fais surprendre par une pluie drue qui me mouille jusqu’aux os dès que je m’engage sur le passage piéton qui doit m’amener à l’entrée du parking. Je presse le pas mais glisse et m’étale sur le trottoir. Je me relève sans problème mais sens immédiatement, à gauche au bas du dos, que quelque chose s’est déplacé. Simplement en entrant dans la voiture, je devine que j’en aurai pour quelques jours à appréhender la douleur provoquée par ces simples gestes de la vie quotidienne : attacher mes souliers, ramasser un objet, se lever des toilettes, entrer ou sortir de la voiture.

 

La sortie de Turin me semble interminable mais ensuite tout va très vite tant mes pensées sont accaparées par tout ce que je viens d’apprendre sur mon frère, à la fois si proche et pourtant presque un inconnu désormais. Absorbée par mes réflexions, je me rappelle au dernier moment que j’avais promis à Pierre et aux enfants de ramener quelques spécialités transalpines : des pâtres multicolores et des pâtisseries valdotaines pour les petits, de l’huile d’olive et du vin pour mon mari et mon père. Je fais donc un crochet à Aoste, où nous venons régulièrement nous tremper dans une atmosphère italienne à une heure à peine de Martigny. Je fais mes achats au pas de charge et la satisfaction de ma famille sera inversement proportionnelle à celle de mon dos en cet instant, qui n’aime pas trop le poids de mes achats et encore moins ma manière de les déposer dans mon coffre. Je n’aime pas cette impression d’avoir pris 20 ans dans le dos d’un seul coup. Je prends un médicament et me remets en route.

 

Le jour tombe quand je sors du tunnel du Grand-St-Bernard et l’effet de l’anti-inflammatoire pris à Aoste commence à faire effet : je peux changer les vitesses et me déplacer sur le siège sans faire de grimaces. Vers 22 heures j’arrive à Bulle, chez nous, enfin.

 

(à suivre)

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