Chapitre 1

1

Louise, journaliste, est appelée pour couvrir une attaque et une prise d'otage dans un lieu qu'elle a fréquenté dans ses jeunes années. La zone est bouclée par les forces de l'ordre. Elle doit donc attendre. Assise contre un arbre, elle s'assoupit et repense à son enfance et sa jeunesse.
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Chapitre 2

Je m’appelle Louise Crettenand Crittin, Lolotte pour les intimes. J’ai débarqué aux vendanges, accompagnée de mon frère jumeau Ernesto, voici une quarantaine d’années, enfin pas tout à fait puisque nous sommes actuellement en juin.

 

Ni mon frère ni moi n’avons jamais été particulièrement enthousiasmés par nos prénoms qui, bien que figurant sur nos papiers officiels, n’ont quasiment jamais été utilisés par d’autres personnes que nos parents pour qui c’eût été sacrilège que de les déformer.

 

Dès que nous avons été en âge de parler, nous avons su interpréter les sourires en coin que provoquaient chez nos copains ces prénoms qu’ils jugeaient, et nous aussi, désuets et définitivement démodés. C’est un garçon du quartier où nous habitions en ville de Fribourg qui lança pour la première fois les surnoms que nous nous sommes immédiatement et définitivement appropriés. Depuis, les gens ne nous connaissent que comme Lolotte et Nesto. Seuls nos parents et une portion congrue de la famille, se limitant aux grands-parents et à un oncle, ont continué à se servir de nos prénoms officiels.

 

Il faut dire qu’à l’époque précédant notre naissance et même pendant les premières années qui ont suivi, nos parents pensaient que sous les pavés il y avait la plage, qu’il était interdit d’interdire et que le monde allait vraiment changer sous les coups de butoirs d’une révolution égalitaire universelle qui supprimerait la guerre, la faim, les dictatures, le pouvoir de l’argent et toutes les injustices sociales. Bref, ils représentaient ce qui se fait de plus caricatural dans le monde et à notre connaissance en matière de soixante-huitards. Un peu brouillons, ils ont tout essayé : du flower power des fumeurs de pétards aux groupuscules gauchistes. Oscillant entre les maoïstes, les trotskystes, les anarchistes libertaires, au gré de leurs enthousiasmes et des causes proches ou lointaines qu’ils embrassaient sur le moment, ils s’engageaient avec une ferveur frisant parfois la frénésie. Lui, mécanicien valaisan, prénommé Romain, au seuil de sa vie professionnelle et elle, Laetitia, fribourgeoise, étudiante en anglais et littérature française, se sont rencontrés dans une manif à Lausanne en 1973, contre le gouvernement du Portugal, alors dictature et puissance coloniale en proie aux guerres de libération de ses colonies. Ce pays était l’hôte d’honneur au comptoir de Lausanne, la grande foire commerciale annuelle de la capitale vaudoise, d’où la manifestation où Cupidon se cachait. Mes parents ne se sont plus quittés jusqu’au décès de ma mère, il y a une dizaine d’années, dont je vous raconterai plus tard les circonstances.

 

Je dois mon prénom à Louise Michel, admirée par ma mère, figure emblématique de la Commune de Paris de 1870, exilée en Nouvelle Calédonie après l’écrasement des Communards et les massacres perpétrés par Thiers et ses troupes. Nesto lui, doit le sien pour une partie à Ernesto Che Guevara qu’il n’est plus nécessaire de présenter et pour le reste à Ernesto Cardenal, admiré par mon père. C’était un poète, prêtre et révolutionnaire nicaraguayen, qui a été ministre de la culture dans le gouvernement sandiniste après la chute du dictateur Somoza à la fin des années septante. Plusieurs amis de mes parents sont partis à cette époque au Nica, comme ils disaient, pour des missions de coopération dans les domaines de l’agriculture, de l’alphabétisation et de la santé. Un ami proche de mes parents s’est même fait assassiner par la « Contra », ces bandes de mercenaires « contre-révolutionnaires » armés par les Etats-Unis de Reagan pour tenter d’étouffer cette nouvelle forme de gouvernance porteuse d’espoir qui, malheureusement, prendra fin quelques années plus tard.

 

Je pourrais prolonger à l’envi les détails biographiques des inspirateurs de nos prénoms tout comme la liste impressionnante des militances forcenées de mes géniteurs. Mais tel n’est pas mon propos. Je veux juste planter le décor familial qui a servi d’écrin, de cocon ou de base de lancement, à nos premiers pas dans la vie, Nesto et moi.

 

Il faut dire que mon père avait de qui tenir. Son paternel, Raphy Crittin, avait quitté son Valais natal à 18 ans pour rejoindre les brigades internationales qui combattaient le putsch fasciste de Franco en Espagne. Arrivé sur place, il s’était engagé dans les milices du POUM, d’obédience trotskyste, avant de terminer son temps en Espagne aux côtés des anarcho-syndicalistes catalans dont l’état d’esprit libertaire lui correspondait mieux que les brigades internationales « officielles » souvent dominés par le PC et soumis à l’influence grandissante d’une ligne stalinienne. Contrairement aux brigades internationales, mon grand-père est resté en Espagne jusqu’à la « retirada », autrement dit la retraite et la fuite vers la France des républicains en 1939. Il a ramené d’Espagne ma grand-mère, Mercedès, une jeune espagnole rencontrée sur la route de l’exil.

 

Après l’inévitable passage par la case prison que la Suisse imposait à ces volontaires internationalistes et qui lui a permis d’échapper à la mobilisation pendant la deuxième guerre mondiale, il n’est pas retourné près de Monthey chez ses parents : ces derniers, l’avaient renié dès son départ en Espagne. Petits agriculteurs mais fervents catholiques et grands crédules, ils croyaient leur curé de l’époque qui définissaient la gauche comme l’incarnation des forces du mal et de l’antéchrist. Ayant trouvé du travail chez un viticulteur, lui comme ouvrier, Mercedes comme cuisinière, mes grands-parents se domicilièrent à Saillon, sur la rive droite du Rhône, dans une modeste et vétuste demeure du petit bourg médiéval. Après quelques années d’attente qui désespéraient ma grand-mère, mon père vint au monde en 1951 suivi de mon oncle en 1954. Ce dernier deviendra curé au grand désespoir de mon grand-père qui se consola plus tard en sachant son fils admirateur de Mgr. Helder Camara du Brésil, de Mgr. Romero du Salvador et de quelques théoriciens de la « théologie de la libération ». Il était rassuré de savoir que son rejeton en soutane trouvait, pour ses homélies prononcées dans une paroisse ouvrière de l’ouest lausannois, une inspiration issue plus facilement des articles de « Témoignage chrétien » et de la gauche chrétienne que de « La Croix » ou du quotidien valaisan , « Le Nouvelliste », à l’époque inféodé au parti conservateur.

 

Du côté de mes grands-parents maternels, nous étions dans un autre monde. Ma grand-mère, Dorothée, quoiqu’issue d’une famille modeste mais très pratiquante, fit son école privée chez les bonnes sœurs Ursulines, à Fribourg. Là-bas et en ce temps-là, on faisait prier les élèves pour la victoire de Franco et pour les âmes qui allaient se perdre en participant au carnaval ou, pire encore, aux manifestations ouvrières du premier mai. Petit détail piquant raconté par ma grand-mère : les portes d’entrée n’étaient pas les mêmes pour les élèves payantes et celles auxquelles la congrégation et l’église faisaient cadeau de l’écolage. Elle se maria assez jeune avec Urs Mäder, un ingénieur suisse-allemand travaillant à Fribourg pour échapper au carcan familial qui lui imposait de ne pas faire de vélo, de ne pas sortir sans un chaperon, de ne jamais manquer la messe et d’avoir dû se battre pour faire un apprentissage de couturière, métier qu’elle exerça à domicile afin de rester disponible pour les deux filles issues de leur union. Ma tante succomba à la tuberculose alors qu’elle était encore enfant et ma mère, désormais enfant unique, fut l’objet de toute leur attention et le leur rendit bien en réussissant brillamment ses études en lettres malgré tous ses engagements politiques, ses errances idéologiques et ses questionnements existentiels communs à beaucoup de contemporains de mes parents.

 

Le décor familial est posé, sommairement certes, mais posé et nous pouvons passer maintenant à ce qui m’envahit en ce moment : mon histoire et celle de mon frère, mon alter ego masculin devrais-je dire tant il est vrai que le lien entre deux jumeaux n’est à nul autre pareil !

 

Mes parents donc, vous disais-je, gauchistes et insouciants, nous conçurent en ce début des années 70 qui correspondait, en bien modeste évidemment et avec l’inévitable retard helvétique, à l’esprit soixante huitard qui avait prévalu en France quelques années plus tôt.

 

Nous sommes nés en 1975, à Berne, la capitale suisse ou plutôt ville fédérale selon l’appellation officielle, Berne étant aussi la capitale du canton du même nom. Et chez nous, je l’ai appris à l’école, chaque canton est presque un petit pays en soi, avec ses lois, son système scolaire, ses impôts, son gouvernement, son parlement etc., ce qui explique que quand un suisse parle de l’état, il parle de son canton et quand il parle de son pays, il dit la confédération. Cela est un peu compliqué à expliquer à nos amis français où le centralisme est roi, où les programmes scolaires sont les mêmes, de Dunkerque à Menton, d’Hendaye à Strasbourg et qui vivent dans une quasi-monarchie républicaine où la démocratie directe et semi-directe à la suisse est presque un gros mot ou tout au plus un mystère exotique.

 

L’accouchement ne fut pas facile, Dame ! quand ce sont deux pitchounets à la place d’un seul qui se bousculent au portillon, la maman a de quoi être éreintée surtout après plus d’une journée de travail, comme ils disent. Quand ma mère, quelques années plus tard, nous expliqua le sens du mot travail dans ce contexte, nous trouvâmes cela un peu étrange. La souffrance indicible de l’accouchement portait donc le même nom que ce que faisait mon père en partant réparer ses bagnoles ou maman allant au collège enseigner l’anglais ou la littérature française. Elle nous affirma aussi que nous étions des jumeaux dizygotes, autrement dit que nous étions nés en même temps mais après nous être développés dans deux ovules distincts. Ainsi, le fait d’avoir joué les colocataires dans le ventre de maman nous affublait d’une définition qui pour nous s’apparentait à zigoto, autrement dit à un personnage un peu bizarre et pas sérieux, entre l’alien et le clown. Clowns, certes nous le fûmes, et plus qu’à notre tour.

 

Papa avait trouvé du travail dans un grand garage de la banlieue de Berne où il était, entre autres tâches, responsable de la formation des apprentis. Son patron, un suisse d’une soixantaine d’années d’origine italienne, partageait les convictions politiques de mon père, payait ses employés aussi bien que lui-même et les encourageait à adhérer au syndicat. Ce n’est pas pour rien que papa sera d’une fidélité absolue à son employeur, jusqu’au décès de ce dernier et à notre départ en terres fribourgeoises au début des années huitante ou « quatre-vingts » comme disent nos voisins de l’hexagone, surtout ceux du nord de la Loire qui parlent « pointu » et nous apparaissent plus hautains que nos cousins du midi. Maman, elle, enseignait le français dans un lycée, qu’à Berne et en allemand, ils appellent Gymnasium.

 

Nous habitions un petit immeuble au pied de la colline qui domine la ville, le Gurten, dont le sommet, accessible en funiculaire ou à pied, est un lieu de promenade prisé des bernois. Cet espace abrite des places de jeux, un bistrot et accueille même un festival rock une fois l’an. La vieille ville de Berne est construite dans une boucle de l’Aar. Le gros gag à l’école était de dire que Berne est la ville la plus grasse du monde parce qu’elle est entourée de l’Aar (lard, pour les lecteurs au cerveau lent). Cette rivière, affluent du Rhin, offre de nombreuses possibilités de baignade aux bons nageurs, ses rives sont parsemées de nombreux chemins de promenade et hébergent même un jardin zoologique près du centre-ville. J’entends encore les cris et les appels à la prudence de nos parents, alors que lancés sur nos trotinnettes et petits vélos, nous les faisions courir derrière nous au bord de la rivière. J’adorais les animaux et faisais traîner au maximum les visites au « Tiergarten », le zoo, alors que Nesto préférait faire un détour avant de rentrer et s’attarder pour observer les mitraillettes des policiers qui gardaient l’ambassade américaine, à un jet de pierre des bords de l’Aar, afin de tenter de les reproduire en bois ou en carton une fois à la maison.

 

Je garde un souvenir assez flou de ma prime enfance. Mais chaque fois que je retourne à Berne, j’ai l’embarras du choix pour choisir ce qui constituera ma « madeleine de Proust » et déclenchera l’apparition de ces images furtives mais innombrables d’une époque très heureuse.

 

Mes parents formaient un couple très amoureux et très complice et il ne nous a jamais été possible de les jouer l’un contre l’autre afin d’obtenir une faveur ou d’éviter une punition en misant sur leurs différences d’appréciation d’une situation. C’était à nos yeux, un inconvénient majeur par rapport à d’autres camarades, dont les parents entretenaient des rapports tendus et des divergences éducatives qui explosaient régulièrement permettant ainsi à leurs rejetons de s’engouffrer dans les failles ouvertes par cette concurrence malsaine pour obtenir cadeaux, permissions ou pour éviter les remontrances. Chez nous, aucun espace possible ne nous autorisait ce type de manœuvres. Par contre, l’ambiance familiale et l’harmonie qui régnait dans la maison compensait largement l’inconvénient mineur de nous retrouver face à des parents unis et déterminés, y compris pour interdire quand c’était nécessaire.

 

Dès l’entrée à l’école enfantine du quartier, nous nous sommes sentis pousser des ailes et voulions montrer notre indépendance. Au début, maman parcourait avec nous les quelques 500 mètres qui nous séparaient de l’école, ne serait-ce que pour donner quelques informations aux maîtresses, en allemand, langue que nous ne maitrisions encore que très mal. Elle s’est vite aperçue que le français de nos instits chéries était aussi bon que son allemand et que nous pouvions nous-mêmes répondre sans problèmes aux questions.

 

Faisons une petite parenthèse linguistique pour préciser que la langue parlée en Suisse-allemande n’est pas l’allemand mais le suisse-allemand ou « shwyzerdütch ». L’allemand, on l’écrit mais on ne le parle pas. C’est un peu comme si en Suisse francophone, nous utilisions nos patois franco-provençaux pour parler et le français pour écrire. Mais chez les francophones de Suisse, comme presque partout en France aussi, les patois sont moribonds, tués par les interdictions qui ont perduré jusqu’aux deux tiers du XXe siècle et ne subsistent que dans de rares villages même s’ils sont aujourd’hui, à l’instar de l’occitan, enseignés, mais rarement et qu’en option, jusqu’à l’université.

 

Les Suisses-allemands ont encore renforcé leur identité culturelle et linguistique à l’époque de la seconde guerre mondiale, ne voulant pour rien au monde être pris pour des allemands. Bien que moins mélodieux et plus guttural que l’allemand, le suisse-allemand est par contre beaucoup plus facile à apprendre, ne possédant qu’une grammaire très sommaire qui permet, par exemple, d’éluder des difficultés comme de savoir s’il faut dire « auf dem, auf der, auf die » en remplaçant tout ça par (écrit phonétiquement) : « ouf te « . Il existe cependant quantité de particularités qui n’aident en rien à la compréhension de l’allemand courant appelé « Hochdeutsch » ou « Schriftdeutsch ». Comme par exemple de dire pour le beurre « Ankre » à la place de Butter ou pour dire « j’ai déjà été là », « I bi scho ta ksi « à la place de « ich bin schon da gewesen ».

 

Tout ça pour vous dire qu’à cette époque et à notre âge, avant d’apprendre à écrire, c’est bien le suisse-allemand que nous avions appris à parler avec nos copains de quartier.

 

Maman avança le problème de la sécurité pour justifier de maintenir son accompagnement mais il n’y avait que deux routes à traverser et de surcroit équipées de feux pour les piétons. De guerre lasse et devant notre insistance à voler de nos propres ailes sur le chemin de l’école, elle décida donc de nous faire confiance. Après une semaine d’essai, voyant que nous étions capables de nous débrouiller, elle accepta de nous laisser faire notre route tout seuls. C’est Nesto qui eut l’idée de marcher lentement et de marquer un temps d’arrêt à chaque cinquième pas sur les trajets de retour. Cela nous réservait la possibilité de jouer un moment avec les copains devant l’école ou de faire de petits détours pour explorer le quartier tout en laissant croire à maman que nous étions rentrés par le chemin le plus direct.

 

Nesto était plus téméraire que moi. C’est lui qui m’entraîna le premier dans nos explorations urbaines en me faisant jurer de garder le silence. Au début, nous nous contentions de petits détours, histoire de voir ce que recelaient toutes ces ruelles invisibles depuis notre trajet habituel et que nous ne faisions que deviner. Nous profitions aussi de nos sorties en famille pour découvrir la ville quand le tram nous offrait une vue un peu plus panoramique.

 

Nous empruntions régulièrement ce moyen de locomotion avec nos parents pour nous rendre au centre-ville, essentiellement pour des achats, rarement pour des manifs. C’est à l’occasion d’une de ces manifestations que je fis ma première prise de conscience féministe. Nos parents s’étaient rendus sur la place fédérale pour manifester en faveur du travail égal/salaire égal. Ils prirent beaucoup de temps à nous expliquer qu’il n’y avait aucune raison de ne pas payer de la même manière un homme et une femme accomplissant les mêmes tâches. Et comme ils avaient ajouté que c’était surtout pour moi, pour mon avenir, qu’ils manifestaient ainsi, je fus d’autant plus attentive aux slogans et aux chants que j’entendais, juchéee sur les épaules de mon père alors que Nesto donnait la main à maman.

 

Ils nous emmenaient aussi parfois, avec leur bande de copains, dans les festivals de musique qui fleurissaient à cette époque. Avant notre naissance, ils avaient participé au festival de Sapinhaut en Valais et gardaient un souvenir lumineux de ce petit « Woodstock » helvétique. C’est donc sans hésiter qu’ils nous emmenèrent à Nyon, à Genève et ailleurs écouter du rock mais aussi et surtout des groupes et des chanteurs de chez nous, qui avaient pour noms, entre autres, Padygros, Michel Bühler, Henri Dès, Jean-Pierre Huser ou Sarclo. Ils aimaient ces artistes qui les faisaient rire ou mettaient des mots et des mélodies sur leurs rêves de paix, de justice et de fraternité.

 

Nos parents n’avaient plus guère le temps ni l’envie, il faut l’avouer, de retomber dans un militantisme trop actif et définitivement chronophage mais ils soutenaient des organisations dites tiers mondistes et s’engageaient pour contrer les premiers mouvements xénophobes dans le cadre des votations des intitiatives constitutionnelles intitulées « contre la supropulation étrangère ». Ils avaient également participé à la manifestation nationale contre le statut de saisonnier qui permettait, à l’époque, d’engager des travailleurs de la construction ou de l’hôtellerie de manière saisonnière. Ils travaillaient là, pour quelques mois, sans la permission d’amener leurs familles, puis se voyaient renvoyés chez eux en attendant la prochaine saison. La Suisse exportait ainsi du chômage, alors insignifiant voire inexistant dans les statistiques officielles.

 

Mes parents recevaient souvent des copains avec qui ils passaient la soirée autour d’un plat de spaghettis, de quelques verres de rouge et de beaucoup de café. Ils pouvaient discuter jusque tard dans la nuit de l’état du monde et de la Suisse, se permettant parfois de rares digressions sur la vie quotidienne ou l’éducation des enfants. Il faut dire, et je l’apprendrai plus tard de mes géniteurs, que cette décennie ne manquait pas de sujets d’inquiétudes et d’évènements qui avaient marqué et changé le destin de millions d’êtres humains.

 

Ainsi, si des dictatures s’en allaient ou disparaissaient, comme celles de Franco, Bokassa, Amin Dada, le Shah d’Iran ou Mao-Tse-Toung, d’autres apparaissaient, comme Menghistu en Ethiopie, les Khmers rouges, Khomeiny en Iran ou Jaruleski en Pologne, sans compter ceux qui restaient en place en Argentine ou au Chili. L’élection de Mitterrand donnait des espoirs au petit peuple de France mais le gouvernement de l’Hexagone avait de la peine à écouter les canaques de Nouvelle Calédonie ou les écologistes, allant jusqu’à utiliser la force armée contre les indépendantistes ou à couler le bateau de Greenpeace en Nouvelle Zélande.

 

Ce furent aussi les années des grandes catastrophes comme le séisme au Mexique qui fit 10 000 morts, l’éruption du mont St-Helen, l’accident nucléaire de Three Miles Island aux Etats Unis, la catastrophe de Bhopal en Inde et enfin le naufrage de l’Amocco Cadix qui provoqua sur les côtes bretonnes l’une des pires pollutions aux hydrocarbures de toute l’histoire.  Je pourrais ajouter la guerre en Afghanistan, la fin de celle du Vietnam,  les derniers soubresauts du colonialisme en Afrique et bien d’autres évènements dramatiques, symptômatiques de l’affrontement des deux blocs Est-Ouest de cette époque.

 

Chez nous cette décennie donna à la Suisse un nouveau canton francophone, le Jura, qui auparavant faisait partie du canton bilingue de Berne. Quelques évènements de l’actualité nationale firent beaucoup jaser dans les chaumières. Ainsi, un haut gradé de l’armée suisse, connu pour ses positions plutôt conservatrices, le brigadier Jeanmaire, fut condamné pour espionnage au profit de l’Union Soviétique. De son côté, la police fédérale, secondée par les polices cantonales, fichait allégrement et n’importe comment les militants de gauche, pacifistes, tiers-mondistes et tout ce que l’establishment de droite percevait comme une menace à l’ordre établi. Cette pratique d’espionnage frénétique des citoyens suspects de sympathies de gauche, qui exhalait des relents de maccarthysme à la sauce helvétique, procura quelques années plus tard à mes parents un fou-rire intextinguible quand ils découvrirent la fiche les concernant, le jour où l’on put enfin en demander le contenu. Ils y lurent, par exemple, qu’une excursion d’un week-end en famille dans le Jura avec des amis et leurs enfants s’était transformée, sur la fiche fédérale les concernant, en « réunion suspecte de gauchistes et d’anarchistes ».

 

Mis à part quelques manifestations passées sur les épaules de papa ou tenant la main de maman, nous ne comprenions évidemment pas grand’chose à la politique et aux grands enjeux planétaires.

 

Notre monde et notre terrain d’aventures et d’exploration, c’était le chemin de l’école, les rues de Berne, les bords de l’Aar et les nombreuses forêts qui parsèment les alentours de la ville fédérale. Nous nous inventions des histoires : nous étions les héros qui pourchassaient de vilains bandits dans les forêts et que nous abattions avec nos mitraillettes en bois. Nous suivions des inconnus dans la rue en leur prêtant des intentions malveillantes que notre filature déjouerait à temps.  Nous nous fixions parfois des défis qui auraient fait trembler nos parents s’ils l’avaient su, comme de sauter en bas de certains murs ou d’escalader le début des arches métalliques qui soutiennent le du pont du Kirschenfeld, à deux pas du palais fédéral et du musée d’art et d’histoire que nous avions visité avec l’école.

 

Si certaines facettes de l’actualité mondiale et nationale donnèrent lieu à d’âpres discussions parmi les adultes de notre entourage, nous passâmes comme chats sur braise sur la plupart de ces évènements et bégaiements de l’actualité locale et mondiale. La prise en otages des diplomates américains à Téhéran, le quinquennat de Mitterand, la guerre des Malouines tout comme celle du Liban ne nous concernaient pas plus que les revendications du mouvement « Lôzane bouge ». Ou alors parfois, ayant saisi quelques bribes de conversations parentales, nous en retenions certains détails, souvent hors contexte, pour en étoffer nos aventures imaginaires dans le quartier ou les forêts avoisinantes et les berges de la rivière.

 

En 1983, nos parents prirent une décision qui allait changer nos vies, celle de déménager à Fribourg ! Le patron de notre père décida de vendre son garage et de prendre sa retraite. Malgré ses promesses, le nouveau propriétaire, dont on allait vite s’apercevoir qu’il n’avait pas les qualités humaines et l’ouverture d’esprit de son prédécesseur, licencia assez vite papa ainsi que deux autres employés pour les remplacer par de nouveaux mécanos plus jeunes, plus dociles et surtout moins bien payés.

 

Un garage des environs de Fribourg, tenu par un camarade de jeunesse de mon paternel, cherchait un employé de toute urgence. Papa postula et fut immédiatement engagé tandis que maman envoyait son CV à tous les collèges et lycées de la ville. Elle fut, elle aussi, engagée dès la rentrée scolaire 83-84 au lycée Ste-Croix, l’ancien collège des filles et l’un des trois établissements actuels du secondaire supérieur de la capitale fribourgeoise.

 

Nous connaissions un peu cette ville, entourée dans sa partie médiévale par la Sarine, la rivière qui marque peu ou prou la frontière des langues. Nous y venions visiter notre grand-mère maternelle Dorothée, veuve depuis quelques années, qui vivait dans un home situé en basse-ville, dans un immeuble aux murs plusieurs fois centenaires, pas très loin du funiculaire qui permettait de rejoindre le centre-ville. Nous l’empruntions à chaque visite pour nous rapprocher de la gare d’où nous reprenions le train pour Berne. Ce funiculaire constituait une curiosité et nous permettait de briller auprès de nos camarades de classe en racontant que nous avions utilisé le seul moyen de locomotion du pays qui fonctionnait au caca. En effet, ce sont les eaux usées déversées dans le réservoir du wagon en amont, qui permettent, lors de sa descente, de tirer le funiculaire qui monte.

 

Nous abandonnâmes donc et à regret nos camarades de classe et de quartier, ainsi que notre terrain de jeu favori, à savoir Berne, ses rues, ses parcs, ses forêts et les bords de l’Aar qui recèlent ce qu’il faut de bosquets, de mares aux grenouilles et de petits chemins caillouteux pour y vivre toutes les aventures que l’imaginaire de l’enfance peut offrir.

 

A notre arrivée de Berne, nous avons emménagé dans un appartement de quatre pièces dans un immeuble du quartier de la Vignettaz à Fribourg. L’école n’était pas très loin et nous nous y rendions à pied ou en bicyclette. Assez vite, nous avons fait notre trou dans cette ville que nous considérions, venant de Berne, un peu comme un village malgré ses 30 000 habitants.

 

Nous nous sommes assez rapidement créé une petite bande de copains et de copines de notre âge avec lesquels nous partagions nos envies d’aventures et explorions toutes les places de jeux, les halls d’immeubles, les forêts avoisinantes.  Plusieurs jours par semaine, dès les devoirs scolaires achevés, nous étions tour à tour Goldorak, capitaine Flamme, les chevaliers du Zodiac ou même parfois Candy quand mes copines réussissaient à convaincre les garçons d’abandonner pour un instant le sauvetage de la planète, la guerre contre d’horribles méchants de toutes sortes ou les aventures spatio temporelles.

 

C’était aussi le début des ordinateurs dont l’écran diffusait une lumière blafarde verdatre ou grise. Maman en acquit un sur lequel nous jouions à « tetris ». Cet engin supprima dans notre appartement le bruit de mitrailette que faisait sa machine à écrire électrique équipée d’un petit traitement de textes. Certains de nos copains commencèrent aussi à nous faire envie avec ces petits jeux électroniques de la grandeur d’un paquet de cigarettes qui permettaient de guider les aventures de petits personnages ou d’animaux qui devaient éviter moult monstres et prédateurs.

 

Les grands-parents d’un copain de classe habitaient Villarlod, un village à une petite vingtaine de kilomètres au Sud de Fribourg, au pied d’une colline boisée, le Gibloux. Particularité de ce lieu : son unique piste de ski et des champs en pente parfaitement adaptés aux parties de luge et de bob. Après l’avoir découvert avec enthousiasme lors de l’anniversaire que notre camarade avait organisé chez ses grands-parents, nous y revînmes à plusieurs reprises en famille. C’est de cette période que me viennent les souvenirs de l’endroit où je me trouve présentement que j’évoquais au début de mon récit.

 

C’est à la même époque que nous étions montés, en famille et pour la première fois, au sommet du Moléson avec le téléphérique. Un peu pour rassurer mon frère, vert de peur après la montée, je lui proposai notre serment de protection et d’entraide mutuelles et éternelles.

 

Bref nous vivions, je crois, ce que l’on peut nommer une enfance heureuse.

 

En principe, nous étions inséparables et n’entreprenions rien l’un sans l’autre. Pourtant, ce jour-là, un mercredi après-midi, Nesto prit son vélo tout seul pour se rendre à une fête d’anniversaire où n’étaient invités que les garçons de la classe. Nesto a toujours été un peu plus casse-cou que moi. Quand nous étions ensemble, je lui rappelais toujours quelques conseils élémentaires de prudence : ne pas monter sur un parapet, ne pas plonger s’il ne connaissait pas la profondeur des eaux, ne pas lâcher son guidon en vélo et rester attentif au trafic. Il minimisait et se gaussait mais je lui rappelais que notre serment du Moléson incluait de se soucier de la sécurité de l’autre. Ce jour-là, je n’étais pas là et je m’en suis voulue longtemps.

 

Pressé d’arriver chez notre camarade et d’être parmi les premiers à l’anniversaire, il a dévalé à fond les manettes la rue en pente. Il ne vit pas à temps la voiture qui sortait d’une rue perpendiculaire. Il percuta la portière avant et exécuta un vol plané qui l’expédia par -dessus la voiture, quelques mètres en contrebas. L’automobiliste alerta immédiatement les secours puis prit en charge Nesto, inconscient, qui présentait un énorme hématome sur le front et avait le poignet qui faisait un angle pour le moins bizarre. La police et l’ambulance arrivèrent dans les dix minutes. Presque une heure plus tard, un téléphone de la police puis de l’hôpital informait ma maman de la situation.

 

Mis au courant, papa vint nous chercher quelques instants plus tard et nous embarqua en direction de l’hôpital. Nous ne pûmes pas voir Nesto immédiatement, ce dernier ayant été opéré pour réduire une mauvaise fracture de l’avant-bras. Après une bonne heure d’attente où mes parents faisaient tout pour cacher leur anxiété et surtout calmer mes pleurs et mon angoisse, on nous conduisit enfin dans une chambre à quatre lits dont l’un était occupé par Nesto, le bras dans le plâtre et la tête entourée d’un pansement blanc qui lui donnait un petit air de touareg. Il venait d’émerger de sa narcose, avait encore une voix pâteuse, peinait à articuler mais il parlait, était vivant et apparemment ne souffrait pas trop. J’en fus grandement soulagée et pus enfin me calmer et respirer normalement.

 

Il nous raconta son accident. Si son bras ne le faisait vraisemblablement pas trop souffrir, il se plaignait cependant de forts maux de tête qui l’assaillaient par vagues successives malgré les anti-douleurs qui lui avaient été administrés. Le médecin expliqua à mes parents qu’il devrait rester quelques jours en observation, non pas tant pour sa fracture, mais pour le choc à la tête que le praticien résuma en un diagnostic : traumatisme crânien frontal, dont il expliqua, sans beaucoup de ménagements, les risques et les conséquences possibles à mes parents.

 

Nesto risquait, à moyen et peut-être à long terme, de présenter les symptômes suivants qu’il récita un peu comme une litanie de sinistre augure :

 

 

des difficultés de contrôle du comportement,

 

une absence de prise de conscience des problèmes et une désinhibition passagère, épisodique ou installée qui pourrait être gênante sur le plan de ses relations sociales.

 

des problèmes de prise d’initiative,

des difficultés à émettre des idées nouvelles ou à inventer,

des changements dans l’expression des émotions,

des difficultés de mémoire ,

des problèmes d’attention,

des difficultés de langage ,

des problèmes dans la planification et l’organisation,

des difficultés pour passer d’une activité ou d’une idée à l’autre.

 

Mes parents écoutaient en hochant la tête et je lisais le doute sur leurs visages et les regards qu’ils échangeaient mais je remarquai surtout leur air désemparé au fur et à mesure que le médecin continuait d’énumérer sa liste.

 

Ils ne voulurent retenir que la dernière phrase du médecin qui nuançait ses propos en disant que chaque cas est particulier et qu’il arrive régulièrement que des victimes d’un traumatisme crânien ne subissent aucune ou très peu des séquelles énumérées précédemment.

 

 

 

En rentrant, mon père nous affirma que ce toubib peignait le diable sur la muraille, que Nesto était solide et que dans quelques semaines tout rentrerait dans l’ordre.

 

J’aurais tellement voulu le croire. Mais il se trompait.

 

(à suivre)

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