Chapitre 1
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Après un attentat déjoué grâce notamment à Nesto et ses amis, et après plusieurs péripéties, la plupart des instigateurs et des coupables sont identifiés et arrêtés. La vie peut enfin reprendre presque normalement...
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Chapitre 10
Nesto vient de boucler le téléphone avec Sylviane. Il attend le policier qui doit venir le chercher. Il habitait, depuis son retour d’Irlande, un petit studio au troisième étage d’un immeuble vétuste du centre-ville de Bulle. Depuis son départ d’Italie, il n’avait plus travaillé dans un emploi que l’on pourrait qualifier de normal et régulier. Grâce à des cotisations de mécènes soutenant la cause, il pouvait compter sur de toutes petites indemnités qu’il complétait par des travaux temporaires, comme en Irlande. Il avait donc pu militer presque à plein temps dans le réseau de soutien au Rojava. Il n’avait pas de lien familiaux ou particuliers avec les Kurdes mais il admirait l’expérience et l’exemple politique que constituait cette région à majorité kurde. Elle était autogérée, organisée en communes et en cantons, pratiquant la démocratie directe comme dans nos assemblées communales ou les « Landsgemeinde » de certains cantons suisses, respectant les droits des femmes et intégrant toutes les minorités religieuses, ethniques, linguistiques. Et ses milices, étaient les seuls, sur le terrain, au sol, à avoir tenu tête aux obscurantistes terroristes et même à avoir repoussé ces assassins de daech.
Mais il est vrai que les derniers évènements, l’enlèvement de sa sœur, les informations de Pietro, tout cela le submerge un peu et il commence à ressentir une certaine lassitude, à souhaiter une vie normale et tranquille, avec un travail en cuisine ou dans la traduction, une amoureuse ou une famille, du temps pour marcher en montagne, faire du sport, lire, se distraire, bref, de petits bonheurs paisibles à vivre au quotidien.
Mais il lui reste une tâche importante qui lui permettra peut-être de de tourner cette page de sa vie de manière plus paisible, de lever le pied et prendre sa « retraite de militant », sachant qu’il aura contribué à freiner ces malfaisants.
Il reçoit un message : « On vous attend devant la porte ». Il s’habille et descend. Une voiture de police l’attend, parquée en double file au bord du trottoir. Il monte, la voiture démarre et les deux policiers, un en civil l’autre en uniforme, se présentent et le saluent. Ils l’informent qu’ils doivent l’amener immédiatement au siège de la police à Fribourg où se tiendra une réunion importante à laquelle il est invité.
La réunion dure toute la matinée. Sylviane et deux autres inspecteurs y participent ainsi que leur supérieur direct. Sont également présents deux membres de la police fédérale, cette dernière intervenant et soutenant les polices cantonales à chaque fois qu’il est question de terrorisme ou d’attentats à l’explosif.
Après consultation des autorités fédérales, les demandes de Pietro sont acceptées et un agent fédéral se chargera de sa prise en charge et des démarches administratives le moment venu. Il est décidé de faire un embargo pour la presse concernant toutes les informations récoltées et de ne les livrer de manière complètes qu’après l’échec, espéré, de l’attentat planifié.
Des mandats d’arrêt, y compris internationaux, sont prêts pour toutes les personnes identifiées par Pietro à la réunion de « l’alliance » : les trois « chefs » de cette mafia, les autres individus présents ainsi que les dirigeants d’entreprises pointés du doigt dans le rapport de Suat. Le dossier est explosif, il contient les noms d’industriels et de politiciens allemands, suisses et français, d’anciens policiers ou militaires d’extrême -droite qui entrainent des groupes paramilitaires fascistes et enfin, des recruteurs du Jihad dénoncés à Suat par des imams ou des musulmans pratiquants, un peu partout en Europe, et qui lui avaient résumé les choses de la manière suivante : « Allah est grand et miséricordieux mais ceux qui tuent, torturent et oppressent en son nom le trahissent, ne valent pas mieux que des porcs et iront en enfer. Les identifier, les dénoncer et les empêcher de nuire est un devoir sacré pour les croyants ».
A la fin de la réunion, interrompue à plusieurs reprises pour des contacts à prendre avec des services de la confédération et les polices d’autres cantons ou de pays voisins, l’officier qui sera responsable de l’intervention résume la situation :
— Le coup de filet doit être une surprise et doit intervenir pratiquement en même temps que l’attentat qu’il faut faire échouer. Trop tôt, cela donnerait l’alerte et attendre l’échec de leur action terroriste risquerait de les voir se disperser, disparaître et renaitre telle une hydre quelques mois plus tard. Des contacts sont pris et des accords conclus avec les polices des autres pays concernés pour une action concertée et coordonnée. Le feu vert sera donné dans la matinée du 3 octobre puisque, selon les informations livrées par Pietro, l’attentat est prévu en début d’après-midi quand le cortège de voitures officielles repartira de Gruyères. Pour l’attaque de diversion devant l’ONU, la police genevoise et la sécurité de l’ONU seront averties et mettront en place une souricière pour tenter soit de prévenir l’attentat suicide ou tout au moins éviter qu’il ne fasse des victimes innocentes en évacuant préventivement les abords des bâtiments onusiens.
Le groupe d’intervention de la gendarmerie, complété par des effectifs d’autres cantons, donnera l’assaut à la maison et aux emplacements de tir désignées par Pietro. Ce dernier nous a informé avoir été désigné comme celui qui doit donner le signal du départ du convoi à ses complices. Cela nous facilite un peu la tâche : son signal sera d’abord pour nos forces suivies de peu de celui qu’il doit transmettre aux terroristes qui seront pris en flagrant délit et, avec un peu de chances, par surprise puisque nous les attaquerons depuis l’arrière des deux petites forêts alors que leurs armes seront braquées sur la route. Il va de soi que jusqu’à cette date, le secret absolu doit être gardé, y compris à l’interne pour les membres des forces de l’ordre qui ne sont pas directement concerné. Des questions ?
Quelques personnes interviennent sur des points de détail. Nesto est impressionné par l’efficacité des participants. Jusqu’à présent, il s’est contenté d’écouter et pose la question du rôle éventuel qu’il pourrait tenir dans cette affaire. L’officier responsable lui répond sans hésiter.
— Monsieur Ernest Crettenand, je dois vous remercier parce que grâce aux renseignements précieux que vous nous avez fournis, grâce à ceux de votre ami Pietro dont j’ignore le nom de famille, et enfin grâce à feu M. Suat Kocho, une des malheureuses victimes de l’attaque de Villarlod, nous sommes en mesure de prévenir un autre attentat et de porter un coup sérieux aux velléités terroristes d’une alliance inattendue de groupes nationalistes d’extrême-droite et de la mouvance jihadiste. Vous avez fait votre part. Mais vous restez un civil et je ne peux pas vous inclure dans notre dispositif. Je vous demande donc une discrétion totale sur ce que vous venez d’entendre, la plus grande prudence et le respect des consignes qui vous seront données par le policier chargé de votre protection jusqu’à la conclusion de cette affaire. Je peux éventuellement vous autoriser, en compagnie du policier qui vous accompagne, à vous mêler aux badauds le 3 octobre, en ville de Gruyères, et à ramener en un lieu sûr que nous vous indiquerons, votre ami Pietro que vous êtes le seul à pouvoir identifier. Vous comprendrez bien que jusque-là, je ne peux pas vous autoriser à prendre des initiatives personnelles ou à vous déplacer seul et sans autorisation. Est-ce bien clair ?
— Tout à fait clair monsieur.
Il est près de 16 heures. La réunion terminée, Nesto fait connaissance avec son « garde du corps », un policier d’une trentaine d’années qui lui indiquera avoir été détaché à plusieurs reprises pour la protection de personnalités étrangères ou suisses lors de visites officielles à Berne ou de réunions dans le cadre de l’ONU à Genève. Ils prennent ensuite ensemble la route de Bulle où ils sont sensés rester confinés dans l’appartement de Nesto jusqu’au 2 octobre, date à laquelle ils prendront leur quartier dans un hôtel du centre-ville de Gruyères où une chambre a été réquisitionnée pour eux.
Sylviane s’empresse de rentrer chez nous où elle trouve Olivier en train d’aider Montse à faire ses devoirs alors que je coache Maxence, nettement moins enthousiaste que sa sœur en ce qui concerne son travail scolaire.
— Salut Lolotte, salut les enfants, salut collègue. Tout va bien, ? rien à signaler ?
— Non, tout va bien, lui répond Olivier, qui ajoute :
— Cela faisait un moment que je ne m’étais pas coltiné les accords du participe passé, les codes à virgule et du vocabulaire allemand. Mes mômes ne sont pas encore à l’école mais comme ça je m’y prépare. A part ça, rien à signaler à part le passage du facteur. Quand ça a sonné, j’étais prêt à intervenir mais ce n’était effectivement que le facteur qui venait apporter un colis, des livres pour Monsieur Crettenand.
— Eh bien tant mieux. Je te libère. Tu peux rentrer chez toi et ne reprendre le service que demain à l’heure habituelle. C’est tout bon, tu as la bénédiction du patron. Je viens de lui en parler avant de partir.
— Parfait, merci ! Mais je crois que je vais juste finir avec Montse, nous n’en n‘avons plus pour longtemps et je n’ai pas le cœur de l’abandonner au milieu de ses devoirs.
Une heure plus tard, Olivier est parti depuis un moment, les enfants sont dans leurs chambres, Montse avec un livre sur les explorateurs et Maxence avec un jeu sur la tablette. Pierre vient de rentrer du lycée avec un paquet de corrections et je prépare le repas du soir en papotant avec Sylviane qui me résume la réunion du matin en omettant certains détails précis qu’elle n’a pas le droit de révéler avant la conclusion de l’opération organisée ce matin.
Le 3 octobre, c’est dans quatre jours. Je ronge mon frein et aurai de la peine à mener une vie normale d’ici là, d’autant plus que, sur demande expresse de Sylviane, je ne dois pas sortir de mon logement à part pour accompagner, en sa compagnie, les enfants à l’école. Mon réd’ en chef sait qu’il aura l’exclusivité sur ce qui s’annonce comme le scoop de l’année et a relativement bien accepté mon inactivité, même s’il manque de personnel pour couvrir les assemblées communales dont beaucoup se déroulent à cette période de l’année. Il m’a plutôt conseillé de prendre de l’avance et de peaufiner mon enquête, de la rédiger afin de pouvoir la publier dès que l’embargo sur ces informations sera levé par les autorités.
Pierre apprécie assez ce moment de répit : je suis à la maison quand il rentre de son travail, nous avons nos soirées en famille et les nuits pour notre couple. En plus, il me rappelle que mon métier est d’observer, de reporter des faits, de les analyser et pas d’en être partie prenante, même si mon frère jumeau retrouvé est à l’origine de ce qui nous arrive aujourd’hui. Nous passons donc trois jours relativement paisibles et même Sylviane, pourtant aux aguets du moindre danger pouvant survenir, apprécie ces moments. Ce sont d’abord et surtout les enfants qui nous rappellent que la vie c’est d’abord un quotidien banal et heureux qui compte toujours plus, pour tout être humain normalement constitué, que les grands enjeux de la planète.
La nuit du 2 au 3 octobre par contre, impossible de trouver le sommeil, du moins pour moi et Sylviane. A minuit, Pierre, qui commence ses cours demain à 8 heures, va se coucher. Avec Sylviane nous nous engageons à la fois dans une interminable partie de scrabble dopée au café et dans une discussion anxieuse où nous émettons toutes sortes de pronostics quant à l’issue de l’opération prévue demain.
Le lendemain matin, après trois petites heures de sommeil, nous sommes les deux premières à nous réveiller et je brûle la politesse pour la salle de bain à Sylviane, qui se lève du canapé du salon au moment où j’enclenche la douche. Nous préparons ensuite la table pour toute la famille puis je vais réveiller les enfants pendant que Pierre se prépare. De retour de l’école, nous nous occupons comme nous pouvons : Sylviane prépare le repas pendant que je fais le ménage à fond dans tout l’appartement. La veille, nous avions décidé de ne pas enclencher la radio ni de regarder les infos sur internet mais d’attendre des informations de source sûre.
Peu avant midi, nous allons chercher les enfants à l’école et peinons à prêter une oreille attentive à leurs babillages et au récit de leurs matinées. En rentrant de notre trajet à l’école, vers 13.30 h, nous n’avons toujours aucune nouvelle de Gruyères. N’y tenant plus, nous allumons la radio. Un flash d’information signale un homme qui s’est fait exploser sans faire de victimes sur l’esplanade menant aux bâtiments de l’ONU à Genève, heureusement déserte à ce moment-là. A 14 heures, nous entendons la retransmission de l’annonce faite par la police aux habitants de Gruyères de rester chez eux, une opération de police étant en cours.
A 14.30 h enfin, le téléphone de Sylviane sonne et Nesto nous fait le résumé de l’opération. Tout s’est passé très vite. Pietro a donné le feu vert à 1 minute d’intervalle, d’abord aux forces de l’ordre et ensuite à ses « complices » qui se sont focalisés sur la route, attendant le convoi volontairement arrêté à mi –parcours, à la hauteur du parking intermédiaire. Les forces de police ont profité de ce moment pour intervenir des deux côtés de la route, dans les bosquets où étaient embusqués les terroristes et dans la maison louée par ces derniers. L’homme préposé à l’évacuation du commando a été neutralisé sans dommage : les policiers lui sont tombés dessus alors qu’il était au volant de la camionnette, sur le parking privé du bâtiment loué. Extrait du véhicule sans ménagement, il a été désarmé, plaqué à terre et menotté en moins d’une minute. Dans le bois, les terroristes tentèrent de retourner leurs armes et commencèrent à tirer. L’un d’eux actionna même son missile antichar dont le projectile est allé exploser dans un champ, sur les flancs de la colline. Six terroristes ont été abattus et touchés mortellement dans les échanges de tirs. Le septième s’est rendu, son arme s’étant enrayée. Les deux prisonniers ont été emmenés sous bonne garde à Fribourg pendant que la police scientifique procédait à la levée des corps des terroristes décédés.
Dix minutes plus tard, le convoi officiel quittait Gruyères sans encombre, suivi de peu par Nesto et le policier affecté à sa protection qui emmenaient avec eux Pietro, dans le lieu prévu pour son exfiltration, dans la banlieue de Berne, à l’aérodrome de Belp. De Belp, un avion le transportera directement à Manchester, en Angleterre, où l’attend son amie. Entretemps, il sera passé par la police cantonale, à Fribourg, où un représentant de la police fédérale doit lui remettre ses nouveaux papiers et une somme destinée à lui permettre de se refaire un nouveau visage et de démarrer une nouvelle vie en Amérique latine, à l’abri.
Nous apprendrons plus tard dans la journée par le supérieur de Sylviane qui tenait à le lui annoncer personnellement, qu’en même temps que la tentative d’attentat faisait long feu, une vaste opération policière était déclenchée dans toute l’Europe.
A 17 heures, tous les membres de « l’ alliance pour le nouvel ordre mondial » présents à la réunion précédant l’attentat étaient sous les verrous avec, comme principale accusation, violence et terrorisme en bande organisée sans compter une quantité de chefs d’accusation : assassinats, enlèvements, menaces, malversations, faux dans les titres en passant par le blanchiment d’argent sale et j’en passe.
On y trouvait pêle-mêle, répartis dans une dizaine de pays, quelques politiciens, des banquiers, des comptables, des hommes d’affaires, des dirigeants d’entreprises, des militaires sans compter la piétaille, les hommes de mains, les exécuteurs des basses œuvres dont Pietro en avait établi une liste de tous ceux qu’il connaissait. Cette liste fut complétée par les aveux des deux rescapés auteurs de l’attentat, qui avaient réalisé qu’ils avaient plus à gagner qu’à perdre en collaborant. Seuls deux hommes d’affaires turcs domiciliés en Belgique et en Allemagne n’ont pu être appréhendés, étant en Turquie au moment des arrestations. Leur appartenance à l’AKP, le parti au pouvoir pour l’un et aux « loups gris », un groupe turc d’extrême droite pour l’autre, font que leurs extraditions ou même leurs jugements risquent d’être fortement retardés voire carrément compromis.
Par le même téléphone, le chef de Sylviane m’annonce que je pouvais dès à présent publier toutes les informations que je connaissais et que la conférence de presse aurait lieu demain soir à 20 h. heures pour l’ensemble des médias. Autrement dit, nous serons les premiers à publier sur ce sujet dans l’édition de demain. Mon boss va être content !
A peine le téléphone posé, c’est papa qui m’appelle du Valais. Il veut des nouvelles. Je lui résume la situation en minimisant le rôle que nous y avons joué, Nesto et moi et en omettant mon enlèvement. Il me dit qu’il n’a pas l’impression que le monde a beaucoup changé depuis le temps où il taguait les murs du canton avec des « Franco assassin » ou manifestait contre Salazar, Pinochet, la guerre au Vietnam, les Khmers rouges, Pinochet, Jarujelski ou Videla et quelques autres nocifs de son époque.
Il veut nous voir, ensemble, Nesto et moi, mais aussi Pierre et les enfants et me fait promettre d’organiser la veillée de Noël chez lui, à Saillon.
Sylviane m’annonce que probablement, d’ici peu, aujourd’hui même peut-être, elle pourra abandonner sa surveillance. L’alliance maudite, pour autant qu’elle ait encore un semblant d’existence, n’ayant plus de raison de tenter de récupérer un dossier que Nesto n’a plus et qui a été rendu public. Nesto lui aussi pourra être « libéré » de sa protection rapprochée. Elle m’avoue qu’elle s’est sentie en famille avec moi, qu’elle a un peu trouvé la sœur qu’elle n’a jamais eue. Elle, si sûre d’elle d’habitude, prend soudainement un air un peu gêné pour me demander :
— Tu es capable de garder un secret ?
— Bien sûr ! quelle question !
— Oui, mais pas un secret du style de ce que nous venons de vivre, pas un truc policier, d’enquête et tout le tintouin. Non, un bête secret personnel ?
— La réponse est évidemment oui. Mais continue, tu m’intéresses…
— J’ai complètement flashé sur ton frère et je me demandais si j’avais des chances…
— De te le faire ? Je ne sais pas, mais à voir comme il te faisait les yeux doux, je dirais plutôt que oui. Il avait une amie, tu le sais, à Turin, qu’il a beaucoup aimée je crois. Mais je viens de recevoir un message, la semaine passée, où elle m’explique qu’elle a trouvé quelqu’un d’autre. Un type bien semble-t-il, un médecin urgentiste. Elle me demande d’en informer Nesto et de lui souhaiter du bonheur dans une vie qu’elle espère plus paisible pour lui que les années précédentes. Je lui avais fait un message le jour-même. Alors, pour autant que je le sache, la voie est libre. Lance-toi si c’est ce que tu veux…
— Je ne me suis pas vraiment bien exprimé. C’est sûr j’ai envie de me le faire comme tu dis. D’ailleurs quand j’y pense j’ai de la peine à me débarasser de cet essaim de papillons qui me chatouillent le ventre et m’envahissent. Mais c’est d’autre chose qu’il s’agit, je crois que je suis vraiment en train de tomber amoureuse et là, on parle pas du coup d’un soir mais d’une relation amoureuse, et si possible qui dure.
— Là, ma vieille, c’est vraiment une bonne nouvelle. Perso, je pense que tu ferais une belle-sœur parfaite et une tata compétente pour nos petits. Les deux aspects, j’ai pu les vérifier ces derniers temps. Par contre, la suite te concerne. Je ne joue pas les entremetteuses mais je t’encourage. Lance-toi !
— Mais comment ?
— Je ne sais pas moi, tu trouveras bien. Et comme il a promis de passer la semaine prochaine, vendredi, je pourrais t’inviter à rester souper, par exemple. Après, à toi de jouer… !
Le vendredi suivant, comme prévu, sous prétexte de fêter la fin de la semaine, nous organisons un souper. Avec l’aide des enfants, nous préparons un repas de fête, qui marquera bien la fin cette période pénible que nous venons tous de vivre. Sylviane nous avait quitté il y a maintenant 4 jours pour reprendre son travail et la routine des enquêtes laissées en plan depuis son implication dans les évènements que nous connaissons. Mais ce soir, à 19 h. tapante, elle sonne à la porte avec un bouquet de fleurs et un pot de miel de son papa. Un quart d’heure plus tard, c’est Nesto qui débarque, avec une bouteille de vin valaisan, une BD pour Montse et un diabolo pour Maxence qui rêvait d’en avoir un comme certains de ses copains de classe.
Une fois les enfants couchés et la vaisselle rangée, nous nous attardons autour d’un café en évoquant un peu les semaines passées mais beaucoup ce que nous allons faire de cette normalité retrouvée. Nesto a déjà démarché un certain nombre de restaurants pour trouver un emploi en cuisine et quelques associations pour un travail de traducteur espérant que ses connaissances linguistiques, que ne confirment aucun diplôme, lui permettront de décrocher un emploi. Comme il se débrouille en italien, en anglais, en kurde et assez bien en arabe, une organisation caritative d’aide aux réfugiés vient de lui répondre, lui assurant qu’il y avait assez de travail pour un plein- temps, d’autant plus que les écoles sollicitent assez fréquemment cette organisation pour trouver des traducteurs pour les réunions avec les parents immigrés, récemment arrivés. Malgré son amour de la cuisine, il nous dit qu’il va certainement accepter cette première proposition. Il va rester à Bulle mais cherche un logement plus grand que le petit studio qui correspondait à ses maigres revenus. Il va rester en contact avec ses camarades du « réseau » et les soutenir dans la mesure du possible mais il ne va plus s’engager activement. Il aspire à une vie plus calme, plus « normale » comme il dit et surtout moins dangereuse.
Nesto nous dit réaliser enfin jusqu’où peut amener l’orgeuil déplacé dont il a fait preuve il y a quelques années en croyant, qu’à lui seul, il pourrait changer le monde. Il admet aussi que sa soif de reconnaissance l’avait amené à mettre sa vie en danger à plusieurs reprises. Il a compris, aussi et enfin, que sa famille l’acceptait comme il était : qu’il n’avait nul besoin de jouer au héros et surtout pas au héros décédé, pour être aimé. Cela dit, il ne regrette pas son engagement aux côtés de son ami Suat même s’il sait très bien que leur action a peut-être coupé l’un des bras de l’hydre, mais que d’autres vont repousser.
Sylviane l’interrompt dans ses grands discours :
— Il y a une question que je voulais te poser depuis un moment Nesto : pourquoi avoir choisi cette cause ? Tu faisais partied’Amnesty autrefois, m’a dit Lolotte. Tu aurais eu l’embarras du choix pour d’autres pays où les droits de l’homme sont en danger. Je ne sais pas moi, par exemple, les régimes autoritaires et les guerres civiles de quelques pays africains, la Corée du Nord, la Chine, les pays d’Amérique du Sud où la droite musclée reprend le pouvoir ou ceux dont les régimes de gauche ont tourné à des dictatures personnelles qui n’ont pas grand-chose à envier à celles de droite. Pourquoi le Rojava ?
— A cause de Suat uniquement, je crois
— Tu n’avais pas réfléchi à la question avant ?
— Non, je t’avoue, pas vraiment. Je ne connaissais que très mal la situation en Syrie, à part, bien sûr, ce que j’en lisais, à savoir un peuple oppressé par un dictateur qui, dans la foulée des « printemps arabes » se révolte ; la répression terrible qui a provoqué une guerre civile dans laquelle émergent des groupes de fanatiques dont le mépris de la vie humaine est égal ou même pire que celui du régime en place. Mais je n’avais aucune idée précises de toutes les forces en présence, des tendances idéologiques de chaque groupe et aucune connaissance de l’expérience du Rojava avant de rencontrer Suat.
— C’est donc uniquement à cause de lui que tu as pris tous ces risques ?
— Les chemins que nous prenons et les engagements que nous choisissons ont presque tous pour origine des rencontres. Les familles par exemple sont issue d’une rencontre. Une rencontre amoureuse. Et pour les causes de que nous embrassons, c’est pareil : avant toute conscientisation idéologique, philosophique, politique, il y a des rencontres : des gens qui nous ouvrent les yeux ou malheureusement parfois, qui nous mettent des œillères. Suat m’a ouvert les yeux et convaincu mais aussi parce qu’il me rappelait tellement mon grand-père Raphy et ses rêves de paix, de fraternité universelle quand il évoquait son engagement aux côtés des libertaires catalans pendant la guerre civile espagnole. En plus, je me disais qu’en prenant de vrais risques, en apprenant à maitriser mes émotions, je rachèterais toutes mes bêtises de jeunesse et j’aurais l’admiration de ma famille.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je pense que si c’était à refaire, peut-être que je le referais. Mais surtout, je me rends compte que je cherche avant tout, comme tout le monde, une vie paisible, heureuse et décente. Et je me rends compte aussi que si ce droit n’est pas possible pour tout le monde, on ne peut pas vraiment en jouir pleinement. Cependant, même si l’on doit tout faire, chacun à notre niveau, pour que cela soit le cas un jour, on ne peut pas sauver le monde tout seul. Et comme tout un chacun, j’ai aussi besoin d’être heureux pour pouvoir trouver la force d’être solidaire.
— À la bonne heure ! Et merci Nesto pour ces éclaircissements. Je comprends un peu mieux et j’imagine que je comprendrai encore mieux à la longue, si toutefois tu veux me garder au nombre de tes amis, enfin, dans ton entourage…
— Un peu, que je veux !
La manière dont Nesto répond, le regard qu’ils échangent et le rouge qui leur monte au front ne laissent guère de doute quant à la suite. Je me fais violence pour ne pas y ajouter une plaisanterie. La soirée se termine tard après avoir, pour une fois, laissé les discussions porter sur les enfants, l’école, la politique locale et les potins de la région.
A minuit, Nesto et Sylviane s’en vont. J’ai bien observé et les regards échangés auraient suffi à me convaincre que c’était dans le sac. Mais contrairement à Pierre qui n’a rien vu, j’ai remarqué lorsqu’ils étaient assis côte à côte, leurs mains ou leurs jambes qui se cherchent, se frôlent. Avant de dormir, je glisse à Pierre :
— Je te parie qu’avant une semaine, Nesto et Sylviane nous annoncent qu’ils sont ensemble.
— Tu ne vas pas un peu vite dans tes conclusions, là ?
— On parie ?
— D’accord. Mais quoi ?
— Un week-end de ski en Valais, rien que les deux. Si je gagne, on fera garder les enfants par Nesto et Sylviane. Si tu gagnes, tu trouves et tu paies la babysitter.
— OK.
Les jours qui suivent, d’abord me donnent raison quant à Nesto et Sylviane : en dehors de leur travail, ils sont devenus inséparables et je ne serais pas étonné que le nouveau logement que Nesto est en train de chercher devienne leur premier nid d’amour et le début d’une belle histoire…
Pour nous, c’est la reprise dans tous les sens du terme. J’ai une furieuse envie de normalité. Je veux exercer mon métier de journaliste en rapportant certes tous les débats, les petites disputes et le contenu des assemblées que je dois « couvrir » mais aussi en me focalisant sur les bonnes nouvelles : les réussites, les réalisations collectives, l’entraide, les œuvres d’art. Je veux passer du temps avec mes enfants, les câliner, les réprimander quand c’est nécessaire, partager nos repas, nos sorties, nos vacances. Je veux du temps avec mon homme, du temps pour la tendresse, pour l’amour, du temps pour des projets communs. Je veux pouvoir me planter devant la TV à regarder des films qui me font rire ou des séries avec des gentils qui gagnent à la fin et des méchants, heureusement fictifs ceux-là, qui sont punis. Je veux jardiner à Saillon, aller à la
Saint-Nicolas à Fribourg et voir mes petits courir à la course annuelle de notre ville qui s’appelle la « corrida bulloise ».
Nous reprenons notre vie, nous reprenons notre bonheur en main. Nous pouvons nous concentrer sur notre famille, nos enfants, nos professions respectives, notre communauté. Pour Pierre, toujours passionné par son métier, rien n’a vraiment changé et c’est bon de le voir partir au lycée, chaque matin, avec le sourire. Pour ma part, malgré une proposition de mon réd en chef de me consacrer à la rubrique internationale après mon enquête qui a fait connaître notre quotidien loin à la ronde et doper ses ventes immédiates, j’ai préféré rester dans la rubrique locale. D’abord parce que cela m’intéresse simplement mais aussi, parce que je sens confusément que l’avenir se construira aussi par la capacité des gens à vivre et à s’organiser ensemble, de la façon la plus harmonieuse possible, là où ils vivent.
Ces semaines nous emportent, ainsi que toute la société, dans un tourbillon médiatique. La tentative d’attentat, la révélation de l’existence de cette alliance maudite, les arrestations qui suivent et la publication de toutes les compromissions politiques et économiques, tout cela fait l’effet d’une bombe.
Nous sommes à la veille de Noël. Il n’y a pas de neige cette année mais par bonheur, ce matin, des dentelles de givre se sont déposes sur la moindre brindille et le brouillard des derniers jours s’est évaporé. Le froid est vif, piquant malgré le soleil. Montse et Maxence piaffent d’impatience et nous pressent de partir sans plus attendre, impatients qu’ils sont de retrouver leur grand-père pour la veillée de Noël.
Toute la famille est maintenant réunie chez notre papa Romain, à Saillon. Nesto est venu avec Sylviane. Ils viennent d’emménager ensemble à Fribourg.
J’aime ce temps de Noël même si cette année, la pluie de la semaine passée a relégué aux oubliettes l’espoir du manteau neigeux qui étouffe les bruits, fait crisser nos pas sur la neige et accompagne si bien ce moment de paix, de gentillesse et de fraternité. En mettant la table, nous évoquons avec papa l’habitude que nous avions prise, pendant quelques années de ma jeunesse, de ne pas rester qu’en famille mais de participer à ces Noëls ouverts et conviviaux que nous partagions, dans des salles de paroisse ou les locaux des syndicats, avec tous les isolés, les cabossés de la vie, les familles sans ressources.
Le soufflé médiatique qui a suivi les événements dramatiques d’octobre, est retombé. Malgré les bruits de bottes et de bombes qui se font encore entendre dans certains pays, le débat peut à nouveau porter sur d’autres enjeux comme l’écologie et la préservation de la planète ou la justice sociale dont l’absence est aussi source de danger et génératrice de violence et de terrorisme : en effet, les fanatiques de tous bords manipulent toujours les plus crédules et les plus faibles. Ils recrutent leurs petits soldats parmi les laissés pour compte et les désespérés et non parmi les gens satisfaits de leur condition.
Les soutiens financiers au terrorisme sont sérieusement mis à mal et le gouvernement turc, sous la pression des autres pays est prié de mettre la pédale douce dans ses velléités de liquider le Rojava. En Europe, les mouvements d’extrême-droite sont en perte de vitesse après la compromission de certains de leurs dirigeants avec les djihadistes. Les jeunes musulmans tentés par la radicalisation s’en détournent aussi en voyant leurs maîtres à penser s’allier avec des islamophobes affichés.
Dans le même temps, d’éminents théologiens chrétiens, musulmans, juifs ainsi que les autorités reconnues des différentes branches de ces religions ont solennellement lancé un appel à la tolérance mutuelle, à la coexistence pacifique et à la coopération de toutes les religions en faveur du développement et de la paix. Bref, il y a comme une illusion d’espoir, un rêve de fraternité universelle, réaliste ou pas, mais qui convient assez bien avec cette période de Noël qui charrie dans son sillage depuis la nuit des temps, des senteurs de paix, d’entraide, de bonté.
Mais tout peut recommencer à tout moment.
Tant qu’un petit pourcentage de nantis possèdera plus de 80% de la fortune mondiale et l’influence politique qui va avec, le danger sera grand que la violence sous toutes ses formes, renaisse et se développe à nouveau.
L’homme est normalement fait pour aimer ses semblables et utiliser des objets. Tant que certains continueront d’utiliser les humains et d’aimer des objets, tant que persisteront ces inégalités par trop criantes, il y aura toujours en embuscade, du fanatisme du terrorisme et de la violence générés par l’utilisation que certains font de la misère et du sentiment de révolte qui en découle.
Malgré tout, en cette fin d’année, le monde vit une petite parenthèse où le déclin des extrêmes, le recul momentané des dictatures, une apparente volonté de justice et d’égalité donne l’impression qu’il y a une lueur d’espoir d’un monde plus paisible et plus juste, mais jusqu’à quand…
Allez savoir…
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