Créé le: 02.12.2020
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Les gilets bleus

Coronavirus, Notre société

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© 2020-2024 Willy Boder

La révolte gronde. Un deuxième vague en quelque sorte. En attendant la troisième sans doute
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– Bonjour. Que puis-je faire pour vous ?
Marie, avenante face à son interlocuteur maghrébin, les yeux pétillants en ce jour de mai 2021, affiche un large sourire. Imprimé sur son masque hygiénique en tissu, il cache le vrai qu’on devine derrière ce qui est devenu un attribut vestimentaire à la mode. Son interlocuteur est à la recherche de conseils pour développer une chaîne alimentaire autonome dans un quartier parisien, dit sensible. La jeune fille assure la permanence des gilets bleus au haut des Champs-Elysées.
Il y a trois mois, elle envahissait et occupait l’Arc de triomphe, avec son compagnon Nicolas accompagné de quelques dizaines de sympathisants. Ils furent bientôt virtuellement rejoints par des centaines de militants alertés par les réseaux sociaux. La désobéissance civile prit le pouvoir, pacifiquement, à Paris, mais également dans de très nombreuses villes de province acquises au nouveau mode de vie gilet bleu, caractérisé par la rapide implantation de circuits courts qui court-circuitèrent le pouvoir en place et les systèmes traditionnels de distribution, à la fois centralisée et globalisée. Autonomie et solidarité rythmèrent la vie quotidienne, vue et vécue en bleu azur.
L’Arc de triomphe devint le lieu historique de diffusion du modèle de société post Covid-19. Ce centre géographique du mouvement de révolte responsable était surtout symbolique, car la traînée de poudre bleue, incontrôlable par les autorités, se répandit en février 2021 dans toute la France via les réseaux sociaux, en utilisant les techniques de résistance passive et de désobéissance civile.
Un an après les premières mesures autoritaires imposées en mars 2020 par les autorités qui avaient décrété l’état de guerre contre le virus, la désobéissance civile en gilets bleus avait submergé le pays. Les autorités, surprises et débordées, n’étaient pas parvenues à contrer cette marée humaine, insaisissable car partout à la fois, organisée de manière capillaire, sans grand rassemblement qui puisse être dispersé au gaz lacrymogène par la police.
Les autorités, de peur d’attiser la révolte déjà largement présente, avaient ordonné aux forces de police et à l’armée de ne pas intervenir contre les porteurs de gilets bleus. Elles espéraient que le mouvement s’essoufflerait. En mai 2021, trois mois après ce qu’il fallut bien appeler l’aube d’une révolution, elles durent constater que leur stratégie s’était soldée par un cuisant échec. Les deux seules têtes visibles du mouvement étaient celles de Marie et de Nicolas. Jugées inoffensives au début, elles furent négligées par les autorités. Lorsque le pouvoir tenta de réagir, il était déjà trop tard. L’arrestation de Marie et de Nicolas n’aurait fait qu’amplifier la révolte silencieuse. Et puis, jeter en prison les milliers de gilets bleus pacifistes qui avaient simplement changé leur mode de vie en ignorant le pouvoir en place, n’aurait servi à rien. Les élites, et les forces de l’ordre à leur service, se retrouvaient nues.
Comment en était-on arrivé là ?
La rapide propagation de la Covid-19 à partir de la Chine, début 2020, avait conduit les autorités à prendre des mesures de plus en plus coercitives. Dans un premier temps, la population, qui assistait à la surcharge des hôpitaux et aux milliers de morts, avait compris l’urgence sanitaire et respectait les mesures imposées par le gouvernement, en particulier le confinement généralisé, qui mit l’économie à genoux et vida les caisses de l’Etat, entré dans une spirale d’endettement incontrôlable.
A l’automne, le virus n’avait pas disparu. Aucun vaccin n’était disponible. Les contaminations, stimulées par une campagne obligatoire de tests, restaient nombreuses. Pourtant, la courbe des décès n’était plus du tout alarmante. Les hôpitaux avaient retrouvé leur niveau d’activité d’avant la crise. Rien, si ce n’est une dérive totalitaire sous prétexte de crise sanitaire, n’expliquait, aux yeux de la majorité de la population, la longue liste de mesures coercitives prises au nom de la guerre contre le virus.
Ce fut d’abord le port du masque obligatoire partout et toujours, dans l’espace public et privé, au travail comme à la maison. Des consignes strictes furent aussi données sur la manière de faire l’amour, soi-disant sans risque. Peu avant la révolte des gilets bleus, le droit des inspecteurs sanitaires d’entrer sans préavis dans les foyers fut décrété.
Un carnet de santé devait obligatoirement être présenté, dans toutes les administrations pour obtenir des prestations, et dans les commerces avant de recevoir des denrées alimentaires et d’autres biens de consommation. S’il n’était pas rempli correctement, que les tests obligatoires n’avaient pas été effectués, les amendes pleuvaient.
Dans un deuxième temps, plusieurs droits fondamentaux, en particulier ceux de réunion, et d’expression dans les journaux et ce qui restait de la scène culturelle, furent restreints ou supprimés. La censure avait été réintroduite.
Un vaccin, peu efficace, avait également été rendu obligatoire. Refuser la piqûre exposait les résistants à de lourdes sanctions. Des drones patrouillaient jour et nuit pour surveiller le respect des mesures sanitaires, décidées directement par le gouvernement sans passer par le parlement.
La nourriture et l’eau commencèrent à manquer. Les prisons étaient pleines de délinquants sanitaires, expression nouvelle employée par les autorités pour désigner les contrevenants. Une partie de la population sombrait dans la dépression, une autre songeait à organiser une résistance armée en prenant le maquis face à la République française devenue une dictature sous un vernis sanitaire.
C’est alors que Marie et Nicolas lancèrent, discrètement au début, le mouvement des gilets bleus, Basé sur une charte pacifiste et les méthodes éprouvées de désobéissance civile, le mouvement pris corps sur les réseaux sociaux. Lors de son lancement, les autorités, tout en la dénigrant officiellement, virent cette initiative d’un bon œil en pensant qu’elle freinerait la montée d’une résistance à caractère violent.
La progression exponentielle des gilets bleus rendit subitement le mouvement incontrôlable par le pouvoir. Son ampleur faisait son invincibilité. Quoi qu’il en soit, les prisons étaient déjà remplies, jusqu’à l’implosion, de délinquants sanitaires.
La force des gilets bleus résidait dans la capacité de fédérer les militants autour d’activités, existentielles ou non, organisées sous forme d’autogestion. La rapidité de mise en place de circuits courts d’échanges de biens et de services constituait le principal atout du mouvement.
En quelques mois, le système gilets bleus parvint à créer un monde parallèle qui couvrait, dans le respect et la liberté des individus, les besoins vitaux de la majorité de la population. Son moteur principal s’appelait droit de participation active de chacun, à son niveau de connaissances et de créativité.
Décentralisation, autarcie locale, échanges fournis d’expériences et de conseils, milliers de tutoriels sur la toile, aide au démarrage de structures locales par l’envoi de civilistes qui se retiraient dès que l’équipe pouvait voler de ses propres ailes : telles furent les actions qui entraînèrent le changement de société. Tous les domaines de la vie furent englobés dans cette transformation, basée sur la solidarité, l’interactivité, la puissance du sentiment de chacun de pouvoir apporter sa pierre à l’édifice.
Energies renouvelables locales, permacultures, décarbonisation des transports de courte distance, aviation réservée aux transports non commerciaux urgents : tout cela se mit en place progressivement. Un élément majeur, totalement inédit dans l’ère moderne, assura le succès de cette mutation : la suppression de la compétitivité basée sur l’appât du gain ou du pouvoir.
L’argent avait été entièrement supprimé. Les professionnels, ou les amateurs reconnus, échangeaient leurs biens et leurs services contre ceux des autres. Des plateformes internet fiabilisées et des places de marchés redynamisées dans les villages et les quartiers rendirent possible cette multiplication des échanges. Le troc moderne basé sur l’offre et la demande en temps réel était né.
Des tribunaux populaires furent mis sur pied pour gérer les conflits, et sanctionner les abus sous forme de travail d’intérêt collectif. La prospérité, basée sur l’indice du bonheur et non plus sur le produit intérieur brut, revint et crût de mois en mois.
Une vague de créativité et d’inventivité, dans tous les domaines, permit, notamment, de découvrir une phytothérapie efficace contre la Covid-19. Les masques, qui étaient portés volontairement et par sens de la responsabilité collective, disparurent du paysage. Plusieurs communautés locales les recyclèrent en banderoles multicolores, à la fois vestiges du passé et signes de la révolution accomplie.
Six mois auparavant, lorsque Marie tenait la permanence de l’Arc de triomphe et proposait à son interlocuteur de choisir dans la liste des civilistes gilets bleus ceux qui lui conviendraient le mieux pour lancer la chaîne alimentaire autonome dans son quartier de banlieue, elle ne se doutait pas que la forme nouvelle de société, tant espérée, allait croître et multiplier au point de s’étendre hors des frontières, notion d’ailleurs en voie de dissolution.

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