Créé le: 31.08.2022
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Les émois de Nicolas
Lorsque Nicolas sort de prison, il a encore une notion floue de la frontière entre liberté et responsabilité. Et puis, quelles émotions entourent la mauvaise conscience, ou, au contraire, la bonne conscience ? Le vagabond va le découvrir au fil de ses rencontres.
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« Vivement demain ! Demain, je sortirai de ce trou ».
Nicolas scrute la porte blindée de sa cellule qui pue le renfermé. Effluves d’urine séchée, de transpiration musquée, de linge sale. Pourtant, à cet instant, ses sens ne perçoivent plus ce décor glauque. Seul un sentiment d’euphorie l’envahit, à l’idée de voir les gardiens ouvrir la porte de sa cage, puis débloquer la lourde porte d’entrée de la prison. Demain, elle se transformera, rien que pour lui, en porte de sortie.
Couché dans la chambre 22, dans l’attente de son amoureuse, Rufus assoupi au pied du lit, Nicolas se remémore avec émotion sa sortie du pénitencier. C’était il y a quelques semaines à peine, mais cela lui paraît une éternité. Sitôt libéré, Nicolas, la quarantaine, blême derrière une barbe de trois jours, avait empli ses poumons d’air frais en levant les bras au ciel.
« Enfin libre ! Libre d’aller où je veux », avait-il crié à tue-tête.
C’était le début de l’été, qui s’annonçait chaud et agité de violents orages.
Nicolas n’avait pas de projet précis. Personne ne l’attendait. Qui se serait d’ailleurs soucié d’un orphelin barricadé dans une solitude davantage subie que désirée ? Libre comme l’air chaud de ce début juillet, il décida de vagabonder au gré de ses désirs.
« C’est le meilleur moyen de me débarrasser des souvenirs de mon lourd passé », se persuada-t-il.
Plongé dans ses pensées, Nicolas avait à peine contourné le mur d’enceinte de la prison que des aboiements retentirent dans son dos. Un jeune border collie, les yeux pétillants, la queue frémissante, lui fit la fête.
« Je ne vais pas tout de même pas m’encombrer d’un chien », songea-t-il, énervé par l’animal qui restait collé à ses basques.
Nicolas avait beaucoup bourlingué par le passé. Il se déplaçait toujours avec un but et un calendrier précis, après avoir clairement planifié les détails du trajet et du séjour. A sa sortie de prison, pour la première fois de sa vie, il se sentit porter par le hasard ou la chance. A moins que ce soit le destin.
Il commença par ignorer la boule de poils noirs et blancs. Mais le chien ne l’entendait pas de cette oreille, qu’il avait pointue et très affutée. Le border collie finit par lui barrer le passage. Nicolas s’arrêta, prêt à rejeter l’intrus d’un violent coup de pied. Anticipant ce geste, le chien fit un bond de côté, posa sa patte sur le genou du vagabond et lui lança un regard implorant.
Profondément ému, le voyageur solitaire allait craquer. Il entendit alors une petite voix qui lui dit : « Rejette cet animal de mauvaise compagnie. Il ne t’attirera que des ennuis ».
Le chien se cambra, posa sa deuxième patte avant sur les jambes du bipède, et mouilla encore davantage son regard. Nicolas céda.
« Ok, je t’appellerai Rufus », dit-il en enfouissant sa main dans l’encolure touffue de l’animal de compagnie.
Le chien remua la queue et se mit à trotter au côté de Nicolas.
L’ex-prisonnier avait pour tout bagage, un sac à dos gris vert, une couverture chaude et de quoi allumer un feu. Il se sentait prêt à prendre ce que la route allait lui apporter.
Le soleil tapait fort. Un ruisselet de sueur descendait dans son dos, sa bouche était sèche. Il avait quitté la ville et marchait maintenant sur la bande herbeuse d’un chemin de campagne encombré d’ornières.
Soudain, Nicolas entendit un bruit d’eau. Assoiffé, il se dirigea, à l’oreille, vers la rivière dissimulée derrière un épais rideau d’arbres. L’eau, peu profonde en cette période de canicule, était limpide. Nicolas mit ses mains en creuset, et but avidement. Rufus batifolait et remuait la vase, sentant la présence de poissons. Son maître, assis sur la rive, aperçut alors de fabuleuses pierres aux reflets changeants. Il en choisit trois, une blanche, une grise, et une noire, qu’il glissa dans une poche de son sac.
Le voyageur, poursuivant ses pérégrinations, s’était mis à longer la rive. Il tomba sur une crique ombragée recouverte de cailloux plats. Ecoutant le petit Nicolas qui sommeillait en lui, il en choisit un avec circonspection, le plaça habilement entre le pouce et l’index et le fit virevolter au ras de l’eau.
« Ouah ! Cinq ricochets », cria-t-il avec fierté à Rufus, qui répondit par un wouaf-wouaf.
– C’est pas bientôt fini votre cirque ! Vous faites fuir les poissons ».
Le cri de rage fit sursauter Nicolas. Le pêcheur, dissimulé derrière une gerbe de fougères, était invisible, mais pas le grand seau, derrière lui, qui regorgeait de poissons frétillants.
La pêche est vraiment bonne, pensa le voyageur. Rufus se mit soudain à tourner rapidement autour de son maître. Il l’encerclait, comme pour en prendre le contrôle. Au même moment, Nicolas entendit une petite voix qui lui disait : « Personne ne te donne à manger, empare-toi de ces poissons. Ce n’est pas du vol, puisque tu es un vagabond mort de faim ».
Décontenancé, Nicolas s’approcha du pêcheur et lui fit ses plus plates excuses. L’homme se calma et engagea la conversation sur un ton plutôt amical. Debout, légèrement en retrait, Nicolas s’apprêtait à se baisser prestement pour saisir le seau et s’enfuir à travers les taillis. Il se ravisa. Les deux hommes sympathisèrent.
« La pêche a été excellente. Comme je suis en très bonne compagnie, je vais arrêter là, lança le vieil homme barbu, tout en rangeant sa canne à pêche, ses vers et ses hameçons. Que diriez-vous de déguster quelques-unes de ces truites avec moi ? ».
Nicolas, content d’avoir pu résister à la tentation de vol, sifflotait un ancien chant scout, en suivant le pêcheur. Rufus grognait doucement, la queue entre les jambes.
Les promeneurs longèrent la rivière. Cachée par un méandre, la péniche apparut brusquement.
« Voici Belle-Hélène. C’est mon chez moi », annonça fièrement le pêcheur.
L’odeur de poisson grillé se répandait dans la cabine. Les deux hommes en étaient déjà à la deuxième bouteille de blanc sec du pays. Rufus s’impatientait. Il se demandait quand les bipèdes allaient commencer à manger, caressant l’espoir de se voir offrir la peau, la tête, la queue, et quelques arêtes bien garnies des bestioles en train de rôtir.
« Bon appétit, s’exclama le pêcheur. Moi c’est Alceste. Et vous ? ».
– Nicolas, répondit l’ex-prisonnier ».
La soirée, bien arrosée, se prolongea tard dans la nuit. Les compères évoquèrent de très nombreux souvenirs. Alceste raconta l’histoire rocambolesque de sa péniche, décrit les péripéties de ses plus belles prises au lancer. Nicolas hésitait à s’engager dans des sujets délicats de sa vie passée. Puis, enhardi par l’alcool, stimulé par la chaude ambiance en cabine, réconforté par le regard bienveillant d’Alceste, il avoua qu’il sortait de prison et expliqua l’une des raisons de son enfermement.
« A l’époque j’étais boulimique, confia Nicolas, le regard vide. Je me précipitais sur tout ce qui pouvait être ingurgité. Mon maigre salaire ne suffisait pas à couvrir mes envies irrépressibles de chocolat, glaces, biscuits, pâtisseries diverses et variées. Je faisais de grands détours pour éviter les vitrines des boulangeries, mais cela ne servait à rien. L’aimant de la nourriture était trop puissant. Au point que je me suis mis à voler de grandes quantités de marchandises pour assouvir cette passion dévorante.
– Comment cela s’est-il terminé ?
– Très mal. Plusieurs commerçants m’ont dénoncé à la police. Et comme je ne pouvais pas payer les lourdes amendes j’ai fini en prison ».
Confortablement installés dans la péniche, bercés par le faible courant de la rivière, et surtout trop occupés à refaire le monde et à raconter leurs aventures, les deux hommes n’avaient pas vu le temps passer.
« Il se fait tard, s’exclama le pêcheur, les yeux tournés vers le réveil posé près d’un des hublots. Vous pouvez dormir ici si le cœur vous en dit ».
Nicolas accepta avec plaisir. Le lendemain, à son réveil, Alceste, remarqua que Nicolas avait quitté l’embarcation. Sur la table était posée, en évidence, une pierre blanche avec ce petit mot : « Merci de m’avoir permis de me libérer d’une partie de mon lourd passé ».
Rufus trottait devant le vagabond, sur un chemin de terre parsemé de nids de poule. La chaleur était suffocante. Le chien tirait la langue et Nicolas transpirait à grosses gouttes. A l’aube naissante, Nicolas avait discrètement secoué le border collie endormi, en lui montrant la sortie de la péniche. Le vagabond ne voulait pas s’attacher à Alceste. Il était donc parti sur la pointe des pieds, avait longé la rivière, avant d’emprunter ce chemin de terre en plein soleil.
Un village, dominé par un château médiéval, apparut au loin. Nicolas avait la gorge sèche. Rufus sortait de plus en plus longtemps sa langue rosée. Assommée sous la canicule à l’heure de la sieste, la bourgade semblait morte. Volets fermés, rues vides, commerces aux rideaux baissés.
Pas un bruit, sauf, soudain, celui, salvateur, de l’eau d’une fontaine couverte. A peine désaltérés, Nicolas et Rufus s’affalèrent sur les pavés ronds au pied du bassin, et s’endormirent de fatigue. C’est le jappement du chien qui réveilla le vagabond. Le border collie avait senti une présence. La vieille dame, fichu sur la tête, penchée sur sa canne s’approchait de la fontaine, un arrosoir à la main. « Je fais des provisions d’eau, car la commune a décidé de couper l’alimentation quelques heures par jour », expliqua-t-elle.
Nicolas, encore vaseux, eut tout de même la présence d’esprit de lui demander s’il y avait du travail dans la région.
« Allez au château, murmura l’aïeule. Le baron cherche toujours des gens pour aider aux champs ».
La grille du château à peine franchie, un énorme berger allemand, babines retroussées, fonça sur eux. Rufus s’apprêtait déjà à affronter l’animal lorsqu’une voix sévère retentit : « Rex, au pied ! ». Le molosse stoppa net et rejoignit son maître.
« Que voulez-vous ? », demanda le baron
L’homme, la soixantaine, appuyé sur sa canne à pommeau argenté, portait une redingote verte. A peine remis de ses émotions, Nicolas bafouilla : « Je cherche du travail. Que puis-je faire pour vous être utile ? ».
« Vous tombez bien, mes pruniers regorgent de fruits à ramasser, constata le baron. Venez avec moi, je vais vous donner quelques outils. Vous pourrez passer la soirée avec moi et dormir dans la grange avec votre chien. Appelez-moi Geoffroy ».
Heureux de l’aubaine, Nicolas se mit rapidement au travail et remplit de nombreuses corbeilles de fruits. Le soir venu, Geoffroy leur servit un repas frugal, puis engagea la conversation autour d’un whisky. Mis en confiance, Nicolas ne cacha pas qu’il sortait de prison.
« J’ai eu une enfance très difficile. Boulimique, j’ai d’abord, adolescent, volé de la nourriture pour assouvir mes besoins, puis, adulte, j’ai commencé à dérober de l’argent. D’abord par des vols à l’arraché, puis par des braquages avec une arme factice. J’ai vécu de longues années sans me faire attraper, mais j’ai tout de même fini en prison. Cela m’a calmé. Aujourd’hui je suis persuadé d’être devenu un homme honnête.
– Ne vous inquiétez pas, répondit calmement Geoffroy. Je ne vous juge pas. J’ai un sixième sens pour estimer la valeur des hommes. Je vous fais entièrement confiance. D’ailleurs, j’ai des arbres à planter en bordure de l’allée. Vous pourrez vous atteler à la tâche dès demain ».
Nicolas maniait la pelle et la pioche avec dextérité depuis plus d’une heure. Soudain, un bruit métallique retentit. L’outil avait buté sur un obstacle. Le voyageur s’accroupit, aperçut une partie d’un couvercle, et commença à dégager l’objet. C’était un coffret joliment ciselé, en partie recouvert de rouille. Il ne comportait pas de serrure. Excité par sa découverte, Nicolas l’ouvrit. « Des centaines de pièces d’or », s’exclama-t-il, les yeux exorbités.
Rufus sauta sur son maître, le forçant à se relever, puis entama une ronde. Le border collie l’encercla comme s’il voulait en prendre le contrôle. Au même moment, Nicolas entendit une petite voix intérieure qui lui soufflait : « Un trésor appartient à celui qui le découvre. Tu sors de prison sans argent. Ce n’est pas en ramassant des fruits que tu vas pouvoir gagner ta vie. Prends ces pièces d’or : elles sont à toi. Tu les as bien méritées ».
Nicolas était à deux doigts de se laisser guider par cette petite voix. Pourtant le soir, autour d’un whiskey dans le somptueux salon du château, il parla à Geoffroy du coffret trouvé dans le jardin. Rufus grogna. Le baron remercia chaleureusement Nicolas.
« Vous voyez. J’avais raison de vous faire confiance. Le dixième de ce trésor sera votre récompense », dit Geoffroy en glissant les pièces dans les poches de Nicolas.
Le lendemain matin, le baron s’aperçut que Nicolas et Rufus étaient partis. Une pierre grise scintillante, accompagnée d’un mot de remerciement, avait été déposée dans la grange.
Levé de bonne heure, le voyageur se dirigeait vers la ville voisine. Il troqua, chez un brocanteur, quelques pièces d’or contre des euros. Désormais assez riche pour s’offrir une petite chambre d’hôtel durant quelques jours, Nicolas descendit à l’Auberge de l’Union.
« Pas de problème, les chiens sont les bienvenus. Vous avez la 22, une chambre calme qui donne sur le jardin. Le dîner est servi dans la salle à manger dès 20 heures », indiqua le patron en lui tendant les clés.
Nicolas choisit une petite table au fond de la salle. Les serviettes, pliées en éventail, avaient été largement étalées sur les nappes blanches. Elles occupaient tellement de place que les clients ne remarquaient pas l’absence de décoration florale. Des cuisines, s’échappait un fumet de viande grillée. Le nez plongé dans la carte, le voyageur n’entendit pas s’approcher l’épouse du patron.
« Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? » demanda-t-elle d’une voix douce.
Surpris, Nicolas leva les yeux. Il resta bouche bée devant la beauté resplendissante de la jeune femme moulée dans un tailleur fuchsia. Ses yeux bleus rieurs, ses cheveux dorés noués en queue de cheval, sa poitrine généreuse, ses longues jambes, son sourire déjà complice firent tressaillir Nicolas de bonheur. Il n’avait plus connu l’amour depuis très longtemps. En quelques secondes, le voyageur se sentit transporté dans une autre dimension, celle de la passion dévorante.
« Je m’appelle Marie-Edwige, pour vous servir », susurra-t-elle afin de faire sortir l’homme de son rêve éveillé. Nicolas sentait que le coup de foudre était partagé, mais il ne savait pas comment gérer cette relation. Marie-Edwige lui facilita la tâche en posant, le lendemain, une rose blanche et un mot doux sur sa table. Il s’empressa de renchérir en faisant livrer à la jeune femme un bouquet de roses blanches, assorti d’un billet de rendez-vous dans la chambre 22.
Dévorés par la passion, ils firent l’amour, puis se racontèrent leurs vies, sous le regard intrigué de Rufus. La deuxième nuit, le chien était très agité. Nicolas le sortit de la chambre et l’attacha à la rampe d’escalier. Alors que les ébats amoureux devenaient torrides, Rufus aboya sans interruption. Enervé, le patron déboula pour mettre de l’ordre, détacha le chien qui insista pour entrer dans la chambre 22. En découvrant le pot aux roses blanches, le patron fut saisi de stupeur qui se transforma très rapidement en colère noire. Rufus commença à tourner autour du lit, comme pour prendre possession des amoureux. A ce moment précis, Nicolas entendit une petite voix intérieure qui lui disait : « Le mari de Marie-Edwige est le seul obstacle à l’amour de ta vie. Il faut le tuer pour que tu connaisses enfin le bonheur auquel tu as droit après tant d’années de galère ».
Nicolas sauta du lit, s’empara d’un vase en cristal, et fracassa le crâne du patron, sous les yeux médusés de Marie-Edwige. La jeune femme trouvera ensuite une pierre noire dans une poche du sac de son amant. « J’avais tout accepté de lui, mais il m’avait caché qu’il avait déjà tué », écrira-t-elle, plus tard, dans son journal intime.
Alors que la lourde porte de la prison se refermait dans le dos de Nicolas, le border collie longea le mur d’enceinte, se coucha, et attendit la sortie du prochain prisonnier.
LALIB
Arcane : Le Mat
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